Comme tout le monde le sait, les réseaux numériques ne sont pas utiles qu'au partage des logiciels, ils sont utiles au partage de tout ce qui peut être représenté sous une forme numérique (le texte, le son, l'image, l'animation, etc.) et par conséquent traité automatiquement au moyen d'un ordinateur.
Au milieu des années 1990, la distribution massive via Internet des logiciels téléchargeables «gratuitement» a tranquillement fait découvrir le petit milieu du logiciel libre, et parfois par ricochet l'éthique du libre, à une diversité de publics. Parmi ces publics, se trouvaient en particulier certaines catégories de travailleurs déjà habitués à passer par l'ordinateur pour la production et le traitement des œuvres culturelles de toutes sortes. Généralisons et parlons des artistes et artisans des «produits» culturels numériques (ou numérisables) de nos industries de la culture de masse.
Quel a été le résultat du contact entre d'un côté le milieu du logiciel libre, son éthique de la liberté, sa culture du partage volontaire et de la collaboration, et de l'autre ceux qui vivent de la restriction et du contrôle du droit de copie?
Le numérisable et les réseaux
Les divers milieux convertis au numérique (édition de la musique, du film, du livre) ou nés avec le numérique (infographie, multimédia, animation 3D, etc.) dont les produits sont généralement protégés par le droit d'auteur, ont-il bien reçu les logiciels libres, ces œuvres fonctionnelles distribuées en toute légalité avec permission explicite (et même encouragement!) d'en faire des copies, de les modifier et de redistribuer ces modifications?
Inutile de dire qu'il a été question (et qu'il est encore question) d'un choc de cultures d'importance. Choc culturel et choc des habitudes, surtout pour ceux se trouvant au sommet de la pyramide des profits, mais également pour les simples artistes et artisans qui baignaient dans une «culture» hostile à la contrefaçon, hostile aux cassettes vierges, audio et VHS, depuis les années 1980... Hostilité qui s'est ensuite portée sur Napster et autres applications dédiées au partage de fichiers via Internet. C'était sans doute inévitable et ces phénomènes illégaux n'ont certainement pas aidés à faire passer la philosophie du logiciel libre qui n'a rien à voir avec l'encouragement de la copie illégale, mais bien au contraire avec la légalisation du partage. La confusion à ce sujet est encore très grande aujourd'hui dans les esprits et nous pouvons deviner facilement qui a intérêt à entretenir cette confusion.
Le contact a quand même été positif dans certains milieux. Les idées reçues ont été réévaluées, une lente prise de conscience est venue. L'esprit philanthropique et l'utopie de l'accès universel à la connaissance grâce à l'ordinateur[[Utopie certes, mais utopie techniquement réalisable ce qui est déjà beaucoup moins utopique il faut en convenir. En effet, toute l'infrastructure de production et de distribution est déjà en place ou en voie de l'être.]] portés par la culture universitaire qui a produit Internet ont rencontré le désir profond de plusieurs artistes, de plusieurs écrivains, de s'affranchir du modèle marchand, en particulier de se libérer des gros éditeurs et distributeurs du film, de la musique et même du livre. Le temps des modèles alternatifs était venu. Et c'est ainsi, ou à peu près, que l'on s'est mis à envisager, dans certains cercles, au départ forcément marginaux, l'extension des principes du logiciel libre à l'ensemble des productions culturelles numérisables. Cela a donné lieu à plusieurs mouvements, plusieurs expériences, connus collectivement sous le vocable de «culture libre».
Qu'est-ce que la culture libre?
Qu'entend-on par «culture libre»[[Traduction française de free culture et parfois open culture.]]? Puisque plusieurs mouvements distincts en font la promotion, la «culture libre» ne possède pas de définition aussi universellement acceptée que la définition du logiciel libre de la Free Software Foundation. Mais il y a un lien incontestable et incontesté entre les deux mouvements qui promeuvent des alternatives légales au système d’interdiction de la copie des œuvres à l'ère du numérique et des réseaux. Art libre, Creative Commons, Wikipédia : quels points en commun?
L'art libre
Parmi les initiatives ou mouvements dont on fait mention chaque fois qu'on présente la très courte histoire de la culture libre, il y a l'art libre, c'est-à-dire l'application intégrale de la philosophie du logiciel libre au œuvres artistiques numérisables. Il s'agit d'un mouvement qui invite les artistes et artisans du numérique à autoriser, grâce au droit d'auteur, la liberté de copier, de diffuser et de transformer librement leurs œuvres. La Licence Art libre, assez fréquente, applique également le concept de gauche d'auteur (copyleft) emprunté à la Licence publique générale GNU de la Free Software Foundation, la licence numéro un du logiciel libre. Il s'agit par ce concept de protéger non seulement les quatre libertés fondamentales des utilisateurs d'ordinateurs, mais également la communauté des utilisateurs contre ceux qui voudraient prendre sans donner en retour. Quoiqu'il en soit, avec ou sans application du concept de gauche d'auteur, il s'agit bien sûr d'un mouvement volontariste : personne ne dit que toutes les œuvres numériques doivent être distribuées sur Internet sans aucune restriction, mais qu'il est bon que la communauté dispose d'un bassin de tels œuvres. Le meilleur exemple de l'utilité sociale de l'art libre est le cas des jeux d'icônes distribués sans restriction pour les besoins des développeurs d'applications destinées aux environnements graphiques. En effet, on imagine bien le frein qui serait mis au développement d'applications libres faciles à utiliser pour le commun des mortels si les développeurs devaient continuellement négocier avec un graphiste pour obtenir la permission de reprendre les icônes familières qui expriment par l'image la signification des objets cliquables à l'écran. Comme autres exemples, on peut penser aux photographies de lieux et de personnalités dont on a souvent besoin pour usage pratique, aux habillages graphiques des divers systèmes de publication pour le web (SPIP, Drupal, Joomla, WordPress, etc.) qui sont bien souvent offerts librement.
Creative Commons
C'était inévitable : la copie illégale de fichiers avec Napster d'un côté et le copyleft révolutionnaire de l'autre devaient bien finir par attirer l'attention de quelques juristes. Parmi ceux qui ont porté une attention particulière à ces phénomènes nouveaux, il y a eu Lawrence Lessig, professeur de droit, qui est allé en quelque sorte à l'école de la Free Software Foundation et a très bien compris que les licences qu'elle a développées ne sont pas utiles qu'au logiciel. Il a compris que le droit d'auteur devait s'adapter à la réalité des réseaux numériques et qu'en attendant qu'il soit réformé dans tous les pays, il était possible d'aider les auteurs à faire les bons choix. En 2001, avec Hal Abelson et Eric Eldred, il fondait Creative Commons (CC)[On pourrait peut-être traduire l'anglais Creative Commons par «République des œuvres de l'esprit».]], un organisme sans but lucratif qui a popularisé la distribution d’œuvres de l'esprit sous divers contrats de licence faciles à comprendre. Grâce aux licences CC, les auteurs peuvent choisir les conditions auxquelles ils désirent faire circuler des copies de leurs œuvres sur Internet. Les conditions qu'il est possible d'imposer par le biais des licences CC sont BY (paternité), NC (usage non commercial), ND (pas de travaux dérivés), SA (partage à l'identique). Grâce à cette alternative légale, le public sait à quoi s'en tenir lorsqu'il entre en contact avec la copie d'une œuvre identifiée d'un logo CC. Lawrence Lessig, bien connu dans le milieu geek depuis la publication de Code and Other Laws of Cyberspace en 2000, de The Future of Ideas en 2001 et de nombreuses conférences publiques[[« [Larry Lessig on laws that choke creativity », ted.com. (sous-titres français disponibles. )]], faisait connaître sa vision personnelle de la «culture libre» dans un livre simplement intitulé Free Culture, paru en 2004. Toutes ces œuvres sont évidement publiées sous une licence libre et sont par ailleurs déjà traduites en français.
Wikipédia
Il y a bien sûr les œuvres artistiques et littéraires, les œuvres qui véhiculent des expressions culturelles sous une forme ou une autre, mais il y a aussi les œuvres dont la valeur est dans la connaissance scientifique ou pratique qu'elles communiquent et rendent accessibles à qui veut apprendre. C'est le cas des encyclopédies comme Wikipédia et des ouvrages de référence en général. La liberté de reproduction des articles de Wikipédia est un des cinq principes fondateurs[«[Wikipédia:Droit d'auteur», fr.wikipedia.org.]] de cet ouvrage collectif en perpétuel évolution.
D'abord publié sous la Licence de documentation libre GNU[«[Licence de documentation libre GNU», fr.wikipedia.org.]] de la FSF, le contenu de Wikipédia est également disponible sous licence CC-BY-SA 3.0[«[CC BY-SA 3.0», creativecommons.org.]] depuis décembre 2007. Dans les deux cas, le droit d'auteur des contributeurs d'un article sert à protéger de façon explicite la liberté de reproduire, distribuer et communiquer les articles et même de les modifier ou de les réutiliser en partie ou en totalité à l'intérieur d'autres œuvres. Il n'y a que deux conditions à cette liberté : il faut bien sûr attribuer la paternité de l’œuvre originale aux auteurs, mais également, dans le cas où l’œuvre originale serait republiée dans une version modifiée, qu'elle le soit aux mêmes conditions que l'originale, via la même licence ou une licence compatible. C'est encore une fois un exemple de l'utilisation du concept de gauche d'auteur.
Distinguer les œuvres
J'ai montré des exemples d'une exploitation alternative du droit d'auteur, exemples qui sont inspirés du logiciel libre mais appliqués à des œuvres qui ne sont pas, justement, des logiciels. Est-il bon de généraliser ainsi le modèle qui fonctionne pour le logiciel à autre chose que le logiciel? C'est une question que l'on peut légitimement se poser. C'est peut-être même la première question que l'on devrait se poser avant toute autre. C'est en tout cas la question que s'est posée Richard Stallman, qui n'est pas connu pour faire semblant de réfléchir lorsqu'il entreprend de réfléchir...
Il en a surpris plus d'un en affirmant, au terme d'une réflexion mûrie de plusieurs années, que les œuvres autres que celles qu'il qualifie «d’œuvres fonctionnelles» comme les logiciels ne soulèvent pas les mêmes enjeux éthiques car leur rôle social n'est pas le même. Il suggère entres autres, dans une conférence qu'il livre depuis (je crois) environ 2001[« [Copyright et mondialisation à l'âge des réseaux informatiques », gnu.org.]], qu'il est peut-être bon de restreindre le partage des œuvres littéraires, musicales, cinématographiques pendant quelques années, peut-être 10 ans, avant qu'elles ne tombent dans le domaine public.
Dans sa conférence, il débute par une intéressante revue de l'histoire de la « distribution de l'information » et du copyright aux États-Unis. Il expose de façon très éclairante la nature des rapports entre le public, les auteurs et la technologie depuis l'invention de l'écriture manuscrite, en passant par la révolution de l'imprimerie puis finalement celle de l'ordinateur. Le copyright se développe avec l'essor de l'imprimerie. Aux États-Unis, lors de son élaboration à la fin du 18e siècle, l'intention du législateur était celle-ci : attribuer à un auteur un monopole privé temporaire sur la copie de son œuvre de façon à lui fournir un revenu qui l'encouragera à se consacrer à l'écriture. Conséquemment, il y aura plus d'auteurs capables de vivre de ce travail, donc en bout de ligne plus d’œuvres à la disposition du public. L'interdiction de copier n'enlevait pas grand chose au public des lecteurs car dans les faits très peu de gens pouvaient se permettre un presse à imprimer. Il était par conséquent avantageux pour le public de troquer une liberté de copier dans les faits impraticable contre le progrès de la connaissance et le développement des lettres promis à moyen et long terme par l'effet des monopoles temporaires détenus par les auteurs. Mais voilà, le contexte d'aujourd'hui n'est plus du tout le même : l'âge de l'imprimerie a pris fin et l'âge des réseaux informatiques est déjà bien avancé. Pour moins de 1 000$, il est possible d'acheter un ordinateur de bureau capable de faire un nombre considérable de copie de n'importe quel type d’œuvre numérisée...
Après ce survol historique, Stallman se pose la question de savoir quelles politiques peuvent être mises en place aujourd'hui, dans la société du numérique, pour défendre le bien public, les lecteurs, les auteurs et les éditeurs. Voici ce qu'il dit :
« Clairement, au lieu d'augmenter les pouvoirs de copyright, il nous faut les limiter, afin d'offrir au grand public un domaine de liberté où les gens puissent mettre à profit les avantages des technologies numériques et des réseaux informatiques. Mais jusqu'où aller ? C'est une question intéressante, car je ne crois pas qu'il faille abolir complètement le copyright. L'idée de troquer certaines libertés en échange de progrès peut encore être avantageuse à certains niveaux, même si l'exercice traditionnel du copyright abandonne trop de libertés. Si l'on veut réfléchir intelligemment à cette question, il nous faut commencer par reconnaître qu'il n'y a aucune raison de vouloir tout uniformiser. Il n'y a aucune raison de vouloir aboutir aux mêmes accords pour tous les types d'œuvres. »
Au sujet des types d’œuvres, il propose la classification suivante, qui les distingue selon le rôle qu'elles jouent dans la société :
-* Les œuvres fonctionnelles (recettes, programmes d'ordinateurs, manuels, livres de cours, dictionnaires, encyclopédies, etc.), dont le but est l'instruction, la transmission d'un savoir quelconque. Le public devrait généralement jouir de la liberté de partager et de modifier ces œuvres sans restriction. Les auteurs sont donc invités à les publier sous une licence qui protègent ces libertés.
-* Les œuvres d'opinion (mémoires, essais d'opinion, articles scientifiques, petites annonces, etc.), dont le but est de rendre compte de la pensée et des idées des auteurs. En effet, elles communiquent ce qu'une personne pense, a vu, ou croit. Elles sont un témoignage. Selon Stallman, les modifier serait trahir les auteurs et conséquemment il croit que la modification n'est pas une activité utile socialement. Il croit qu'il serait bon d'appliquer le copyright aux copies verbatim dans un contexte commercial et d'autoriser sans autre contrainte les copies verbatim diffusées sans but lucratif.
-* Les œuvres esthétiques ou de divertissement (romans, musique, films, etc.), dont le but est de produire des émotions ou des sensations. Cette catégorie est la plus difficile à traiter selon lui car d'un côté le processus du folklore nous amène à croire qu'il est très bénéfique de laisser les gens interpréter et modifier les chansons et la musique librement, mais de l'autre il est évident que dans certains cas autoriser la modification d'une œuvre est aussi une forme de trahison de l'auteur. Stallman croit qu'il serait peut-être bon de subdiviser cette catégorie en sous-catégories distinctes pour éviter de les traiter toutes de la même façon.
Le logiciel libre : pour décoloniser le cyberespace québécois (5)
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé