Dimanche 6 octobre 2024 s’est tenu en Tunisie le premier tour de l’élection présidentielle, la troisième depuis la révolution de jasmin, point de départ des Printemps arabes.
Il y a environ une douzaine d’années les médias occidentaux s’extasiaient devant ce vaste mouvement insurrectionnel parti de Tunisie à la fin de l’année 2010 qui s’est notamment propagé à l’Égypte, la Libye et la Syrie.
Dix ans avant que le très contagieux virus du Covid-19 a pu se répandre sur l’ensemble du globe, la contagion révolutionnaire s’est propagée dans le sud-est du pourtour méditerranéen, chassant plusieurs chefs d’État du pouvoir.
Trop occupés à nous alerter sur la dangerosité du Covid-19, nos grands médias ont omis de célébrer le dixième anniversaire de ce qu’ils avaient présenté comme un grand moment démocratique, un nouveau « Printemps des peuples » dans le sillage de celui de 1848, dont le théâtre cette fois n’était pas l’Europe mais le monde arabo-musulman.
D’où la dénomination de « Printemps arabes », même si en réalité les peuples de Tunisie, d’Égypte et de Libye sont ethniquement plus berbères (« amazigh ») qu’arabes… Ah, les médias mainstream et leur imprécision proverbiale, qui cela étonnerait-il encore ?
Rétrospectivement l’on peut considérer qu’ils auraient mieux fait de parler de « Printemps musulmans ».
Déjà car ce qui unit ces pays est que la grande majorité de leur population se réclame de l’islam. Cette appartenance à une religion née en Arabie explique pourquoi il est assigné ces peuples principalement d’origine amazigh une identité arabe.
Mais aussi parce que la principale force qui en a bénéficié est l’organisation transnationale islamiste des Frères musulmans. « Dans un premier temps les Frères musulmans furent les grand gagnants des Printemps arabes. Jusque-là mal vu par certaines chancelleries occidentales, le mouvement frériste devenait fréquentable, en tant que pilier du nouveau monde arabe, libéral et démocratique1 », avons-nous écrit il y a près de deux ans.
Enfin pour la raison que sans ce « Printemps », l’Organisation de l’État islamique (OEI), soit l’auto-proclamé « Califat » appelé aussi Daech, n’aurait pas pu émerger depuis la Syrie et s’étendre sur une partie de l’Irak, répondant ainsi à une aspiration forte dans l’opinion publique musulmane, qui, depuis la chute de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale, se sent orpheline de ce régime politique inventé à la suite de l’épopée du prophète Mohamed.
Voilà pourquoi certains observateurs ont vite substitué le syntagme « Hiver islamiste » à celui de « Printemps arabe ». Il est clair que cet événement est caractérisé par un retour en force de l’islam ; or ce phénomène a eu pour effet d’affaiblir le monde musulman, dans la mesure où il a exacerbé les tensions à l’intérieur de la communauté musulmane, entre les sunnites autour de l’Arabie Saoudite et de la Turquie, et les chiites autour de l’Iran2.
La guerre au Yémen, qui a commencé en 2014 entre les partisans du président Hadi soutenus par les Saoudiens et les rebelles Houthis alliés à l’Iran, correspond au point d’orgue de ce conflit, qui s’est depuis apaisé, comme en attestent, les sommets entre, d’une part, l’Arabie Saoudite et l’Iran tenu à Pékin début avril 2023, et, d’autre part, entre la Turquie et l’Iran à Ankara le 23 janvier 2024.
À l’évidence la processus de réislamisation que connaît le Moyen-Orient depuis le dernier quart du XXe siècle tend à la différenciation et non à l’homogénéisation de ses composantes. Seule la cause palestinienne permet la pacification de ses parties : on constate un rapprochement entre les puissances régionales rivales depuis les événements du 7 octobre 2023.
Depuis cette date, le conflit central n’est plus celui opposant les sunnites aux chiites mais celui opposant Israël à nombre de ses voisins, tels que le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais, mais aussi et surtout la puissance régionale iranienne. Quand on sait que « le monde musulman a été culturellement, économiquement, le paradis des juifs aux IXe-XIe siècles3 », et pendant bien des siècles ultérieurs, l’on peut estimer que le conflit israélo-musulman actuel pourra un jour trouver une issue favorable, que la guerre entre Juifs et musulmans n’est pas une fatalité, qu’un modus vivendi où chacun trouve son intérêt n’est en rien irréalisable.
L’objet de notre propos n’est cependant pas d’exposer une étude géopolitique sur la région qui se trouve en ce moment sur le devant de la scène médiatique mondiale ; nous avons déjà consacré de nombreux textes aux relations internationales au sein du Moyen-Orient, et à leurs liens avec la politique mondiale.
Il s’agit plutôt ici de développer une réflexion de philosophie politique portant sur la nature du meilleur régime, une réflexion qui se veut tout autant ancrée dans notre réalité contemporaine que s’inscrivant dans la continuité des œuvres de Platon, Aristote et Montesquieu.
Ainsi nous soutenons que l’enseignement qui peut en être tiré, en matière de pure théorie politique, des « Printemps arabes » est la supériorité, parmi les différents types de système de gouvernement, de la monarchie héréditaire. Si aux quatre coins de la planète le XXe siècle a été impitoyable avec le régime dynastique, il semble qu’au contraire le XXIe siècle lui soit plus favorable.
Parmi les chefs d’État de Tunisie, d’Égypte, de Libye et de Syrie, qui ont été les quatre principaux pays du Printemps arabe, le seul qui aujourd’hui est encore aux commandes est le président syrien Bachar al-Assad.
Or il fut le seul à n’avoir jamais vraiment cherché le pouvoir, l’obtenant en vertu du statut de fils, et donc de légitime successeur, de son père Hafez, qui avait accédé à la présidence en 19704. Tous les autres, le Tunisien Ben Ali, l’Égyptien Moubarak et le Libyen Kadhafi ont été renversés par ce Printemps « démocratique », ou plutôt islamo-démocrate, c’est-à-dire frériste5. Parmi ces dirigeants, le seul dont la manière d’accéder au pouvoir se trouve similaire au mode traditionnel est le Syrien.
Le premier a avoir valsé est Zine el-Abidine Ben Ali. Lâché par l’armée et la police, il n’a plus eu d’autre choix que de s’enfuir en avion le 14 janvier 2011. Les autorités françaises craignirent terriblement qu’il choisît la France comme de lieu de refuge. Alors elles furent rassurées quand elles apprirent qu’il avait opté pour l’Arabie Saoudite, pays où il est décédé le 19 septembre 2019.
Ensuite Hosni Moubarak a été contraint de démissionner en février 2011, après des semaines de graves troubles insurrectionnels, dont le point de départ symbolique est une attaque terroriste la nuit du Nouvel An frappant une église copte d’Alexandrie et faisant plus de 20 morts, avec en toile de fond les événements qui viennent d’ébranler la Tunisie. Il est arrêté, emprisonné, puis relâché en 2017 et décède au Caire le 25 février 2020.
Le chef de l’État qui est pris en sandwich entre ces deux pays, Mouammar Kadhafi, est la victime suivante du Printemps arabe. À la différence des deux autres, un facteur « exogène » vient précipiter sa fin : la répression des rebelles qui ont pris le contrôle de Benghazi en février 2011 conduit à une réaction des puissances occidentales, qui, sur la base de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU du 17 mars 2011, lancent l’opération Harmattan deux jours plus tard. Cette intervention essentiellement franco-britannique parvient à tuer Kadhafi le 20 octobre 2011 dans les environs de Syrte. La DGSE a donc été directement impliquée dans son élimination, dont les images épouvantables ont fait le tour du monde.
Coup sur coup, ont été évincés l’homme-lige de la famille Trabelsi – dont la mainmise sur la Tunisie était décrite dans un télégramme de l'ambassade des États-Unis en Tunisie obtenu par WikiLeaks et révélé par Le Monde6–, le Pharaon moderne d’un pays vivant des subsides de l’Oncle Sam et un Bédouin islamo-socialiste que « Sarko-l’Américain » a abattu comme un Ché après lui avoir tapé au portefeuille.
Quant à Bachar al-Assad, qui lui aussi avait reçu les honneurs d’une invitation du président de la République française, il est non seulement toujours en vie, tandis que les trois autres sont décédés, mais il est en plus encore président de son pays, la Syrie.
Telle est la morale que ces événements de la sphère arabo-musulmane prodiguent au monde contemporain : il y a un mode de gouvernement plus légitime, plus performatif, plus naturel que les autres. Ce mode est l’unum virat dynastique, régime où l’homme à la tête de l’État est remplacé lorsqu’il meurt par son fils le plus âgé.
Du point de vue de chaque être humain, ce qui est le plus dans son intérêt est de vivre dans une nation où règne une famille – appelée dans ce cas dynastie –, et où l’ordre dans la succession du souverain se fonde sur la primogéniture masculine. Les travaux de Cardin Le Bret, auteur De la souveraineté du roi, de son domaine et de sa couronne (1632), prolongeant ceux de Jean Bodin et de Charles Loyseau, sont précieux pour se convaincre de cela.
L’un de leur continuateur fut Charles Maurras. Dans le prolognement de son œuvre et de sa méthode qu’il appela empirisme organisateur, en vertu de laquelle il voyait dans la grandeur de la France la preuve ultime qu’il est nécessaire de substituer à la république une monarchie traditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décentralisée, nous observons dans le Printemps arabe et leurs conséquences de moyen terme un signe, le signe que système dynastique est le meilleur, que loin d’être désuet, obsolète, il représente l’avenir même.
Sa grande force, explique Maurras dans L’Enquête sur la monarchie, est de créer une situation où le chef de l’État voit son intérêt personnel se confondre avec l’intérêt général, l’intérêt du pays dont il a la charge :
« Ce que le Prince aura de cœur et d’âme, ce qu’il aura d’esprit, grand, petit ou moyen, offrira un point de concentration à la conscience publique : le mélange d’égoïsme innocent et d’altruisme spontané inhérent aux réactions naturelles d’une conscience de roi, ce que Bossuet nomme son “patriotisme inné”, se confondra psychologiquement avec l’exercice moral de ses devoirs d’état : le possesseur de la couronne héréditaire en est aussi le serf, il y est attaché comme à une glèbe sublime qu’il lui faut labourer pour vivre et pour durer. Ainsi le génie de la vie, la vie d’un homme et d’une race, se trouve institué le gardien du génie et de la vie d’un peuple. Esprit avertisseur, sensibilité prévoyante, qui ne sauraient suffire à tout, mais sans lesquels l’existence des nations est trop menacée. J’avoue ne pas comprendre ceux qui comptent les cas où le ressort de l’intérêt dynastique n’a pas joué, a mal joué, et qui disent ironiquement : alors, à quoi bon ? Parce qu’il arrive au gouvernail de faiblir ou de se rompre, parce qu’il s’en trouve de mauvaise qualité, faudra-t-il construire des navires sans gouvernail ? »7
La profondeur et la justesse de cet argument, la Providence est venue nous la rappeler, comme par un clin d’œil venu de l’Orient, de même que notre Messie est venu de l’Orient, et que Marie-Madeleine, celle qui, « ayant su l’amour, aime la mort dans la vie »8, est venue nous évangéliser depuis l’Orient.
L’avertissement irakien
Pour les « dictateurs » que le Printemps arabe a balayés, la guerre en Irak de 2003 paraît avoir joué le rôle de présage, de signalement avant-coureur. La « tempête du désert » déclenchée par les États-Unis de George W. Bush sur la base d’un prétexte fallacieux – les imaginaires armes de destruction massive – annonçait au fond la bourrasque insurrectionnelle initiée quelques années plus tard par le peuple tunisien.
Sale temps pour le « dictateur arabe » ! Désormais l’heure était au grand ménage. Comme si voir le Raïs choir de son piédestal avait donné des idées aux autres peuples de cette aire. Celui qui s’était proclamé successeur de Nabuchodonosor s’est en définitive retrouvé comparable à la statue de son rêve, un colosse aux pieds d’argile. Cela dit, comment aurait-il pu ne pas perdre face à l’armée la plus puissante au monde ?
Peut-être que pour les peuples du monde arabo-musulman voir physiquement l’image d’infaillibilité du chef s’étioler donne du courage, faisant s’effondrer le mur-de-la-peur, de la même façon que l’ardeur des indépendantistes d’Asie du Sud-Est fut démultipliée par la victoire des Japonais sur les troupes des Empires coloniaux européens durant la Deuxième Guerre mondiale.
Quoi qu’il en soit, l’élan insurrectionnel lors du Printemps arabe est venu de l’Ouest, comme lors de la second guerre du Golfe, où Saddam Hussein a été non seulement renversé mais aussi exécuté par pendaison à l’issue d’un procès controversé. La crise des subprimes avait fragilisé les économies de ces pays, provoquant une flambée des prix des denrées alimentaires comme le blé ; les émeutes de la faim qui en ont résulté ont été les prodromes d’une force révolutionnaire que les Five Eyes – soit avant-tout la CIA et le MI6, mais aussi leurs équivalents australien canadien et néo-zélandais – ont savamment su instrumenter.
C’est la thèse de Naoufel Brahimi el Mili, un politiste qui dans son essai Le Printemps arabe : une manipulation ?9, souligne que la chaîne qatarie Al-Jazeera y a été particulièrement active, avec comme dessein la réalisation d’un plan intitulé Greater Middle East imaginé par les néoconservateurs américains visant à remodeler la région.
Le Qatar a financé les Frères musulmans, qui ont été les grands vainqueurs des changements de régime lors du Printemps arabe, avec le soutien occidental. Le frériste égyptien Mohamed Morsi, éphémère président du pays, avait fait ses études aux États-Unis, travaillé pour la NASA, et avait même acquis la nationalité américaine.
Rappelons-nous également du retentissant discours du Caire de Barack Obama du 4 juin 2009, au titre évocateur : « Un nouveau départ » (« A new beginning »). Le frère de l’ancien président américain, Malik, entretenait des rapports étroits avec l’Arabie Saoudite. L’Occident, aidée par l’Arabie Saoudite et le Qatar, est pris l’initiative de former des mercenaires pour déstabiliser la Libye de Kadhafi, puis la Syrie d’Assad, lesquels, désignés par les experts de géopolitique takfiris, ont plus tard édifié le « Califat » depuis Mossoul durant l’été 2014, autrement dit Daech10.
Alors que lors des guerres en Irak et en Libye, l’OTAN a ouvertement mené la guerre, en Syrie cela n’a pas été clairement affiché. Il s’agissait de dissimuler cette nouvelle guerre contre un pays arabe sous une révolte, une guerre civile.
Or un ouvrage sur l’histoire du renseignement français atteste que la guerre en Syrie relève exactement de la même logique que celle en Libye, sauf que cette fois l’Occident opérait en sous-main. Il y est écrit que la DGSE « fourbit ses moyens aux avant-postes de l’opération Harmattan (mars-octobre 2011), menée par la France dans le cadre de l’intervention mutualisée de l’OTAN Unified Protector. On transporta des personnalités libyennes hors du pays, livra des armes aux rebelles, notamment en les parachutant dans le djebel Nefoussa, et déjoua plusieurs d’assassinat des membres du Conseil national de transition libyen. Les enseignements tirés de ces opérations amenèrent au printemps 2013 la DGSE et ses homologues du renseignement intérieur et militaire à confronter leur cartographie des groupes rebelles syriens. Leurs sources étaient forcément différentes, chacun disposant d’une vision différente de la guerre civile syrienne qui se poursuivait dans le désintérêt international général depuis le 15 mars 2011. Comme le président François Hollande entendait à son tour armer les insurgés contre Bachar al-Assad – depuis l’été 2012, des cadres du SA11 se trouvaient en Turquie, à Chamagh, où ils contribuaient avec leurs homologues américains, britanniques et turcs, à la formation des groupes armés syriens – il importait que les armes ne servissent pas à prolonger le conflit inter-syrien une fois l’adversaire commun tombé. »12
Chose qui, comme chacun le sait, n’est jamais arrivé, au grand malheur des intérêts « otaniens ».
De même que Ben Ali, Moubarak et Kadhafi, la violence caractérise l’accession au pouvoir de Saddam Hussein. 1958 a été, comme pour la France, une année de changement de régime. En juillet la monarchie est renversée par une junte militaire qui proclame la République. Le pays est alors secoué par plusieurs putschs : celui de 1963 permet au parti Baas de prendre le pouvoir.
Le baasisme se veut la transposition arabe du nationalisme que la modernité européenne a fait naître. Cette idéologie, qui porte un vision socialisante ainsi que profondément laïque, apparut à l’orée du XXe siècle. « À la veille de la Première Guerre mondiale, largement influencé par le nationalisme maurrassien français, le nationalisme arabe développe ses organisations et ses réseaux : chrétien libanais francophile, Néguib Azoury publie en français à Paris, en 1904, Le réveil de la nation arabe ; en 1907, sur le modèle des ligues patriotiques françaises, il crée La Ligue de la Patrie arabe. […] L’arabisme prend une nouvelle dimension, plus cohérente, plus forte, avec Sati al-Husri, musulman sunnite d’origine syrienne, né au Yémen et élevé à Istanbul. »13
Avec Husri une école germaniste du nationalisme vient concurrencer l’école française de l’auteur du Réveil de la nation arabe : « Contrairement à Azoury – influencé par Maurras, Barrès et Renan –, Husri pense que l’exemple du nationalisme allemand est plus proche de celui du nationalisme arabe. Ses textes subissent l’influence de Arndt, Herder, Kleist, Fichte. »14
Puis en 1947 est fondé le parti Baas par Michel Aflak, un Syrien de confession orthodoxe qui, pendant ses études d’histoire à la Sorbonne, voit la foi nationaliste transmise par son père se consolider fermement. Et onze ans plus tard il assiste avec bonheur à l’accession de son parti aux plus hautes responsabilités, non pas dans son pays d’origine, mais en Irak. En 1960, Saddam Hussein, qui avait dû s’enfuir de son pays après avoir été blessé lors d’une tentative d’assassinat visant le général Kassem, alors Premier Ministre d’Irak, trouvant refuge à Damas, avait pu faire la connaissance d’Aflak.
En juillet 1968 le général Hassan al-Bakr fomente un coup d’État, où Saddam Hussein se montre très impliqué. Le nouveau maître de l’Irak le charge de la répression des adversaires du nouveau pouvoir, divisés entre un pôle communiste et un pôle nassérien. Un an plus tard il devient vice-président du Conseil de commandement de la révolution.
En 1979 le maréchal al-Bakr, en mauvaise santé, est contraint à la démission. Nul autre que son puissant bras droit ne peut lui succéder : en plus d’être le nouveau président de la République, Saddam Hussein est président du Conseil de commandement de la révolution, secrétaire général du commandement régional et secrétaire général adjoint du Commandement national du Baas. Le 28 juillet, 21 membres de son entourage sont exécutés, parmi lesquels le vice-Premier ministre Adnan Hussein et un cadre historique du parti, Abdel Khalek Samarrai.
La disparition d’al-Bakr en octobre 1982 vient définitivement renforcer le pouvoir de l’homme qui se fait désormais appeler el-Raïs el-monadel, « le Président combattant ». En tout Hussein aura dirigé d’une main de fer l’Irak durant près d’un quart de siècle.
L’accession au pouvoir de Ben Ali
Arrivé au pouvoir en 1987, Ben Ali, colonel du renseignement avait été nommé chef de la Sûreté nationale en 1977 par le maître de la Tunisie Habib Bourguiba. Voyant son pouvoir vaciller, il a su habilement se servir des circonstances pour le forcer à abdiquer à son profit.
Fin décembre le pays connaît une révolte qui part du sud pour atteindre Gabès et Sfax le 2 janvier 1984, puis Tunis le lendemain. L’image du Père de l’indépendance est ternie : « Pour la première fois […], des statues de Bourguiba sont descendues de leur piédestal et piétinés. »15
Maté dans le sang, le soulèvement signifie pour lui le début de la fin : « Pendant quelques années encore, le pouvoir bourguibien se maintient en se réduisant à une pathétique caricature de ce qu’il fut à ses débuts, jusqu’à ce qu’un prétendant ambitieux y mette fin […]. [L’]autoritarisme du premier a fait le lit de la dictature de second »16.
Devenu général Ben Ali est placé au poste de ministre de l’Intérieur en avril 1986 avec comme mission prioritaire la répression des islamistes du Mouvement de la tendance islamique (MTI), qui ont commis des attentats à Sousse et à Monastir dans la nuit du 2 au 3 août 1987. Le 2 octobre il devient Premier ministre à la place de Rachid Sfar.
Persuadé « que nul ne regrettera le départ du vieillard atrabilaire qu’est devenu le Combattant suprême et que le pouvoir est à ramasser », Ben Ali, « [a]ssuré du soutien de la police, de la Garde nationale et de l’armée, conseillé par le directeur du PSD* Hedi Baccouche qui se fait fort de mobiliser l’appareil du parti dont nombre de dirigeants vomissent la garde rapprochée présidentielle, […] attend l’occasion pour passer à l’acte. »17
L’enjeu principal pour lui consiste à annihiler son grand rival, le fidèle parmi les fidèles Mohamed Sayeh, qui était pressenti pour être le prochain Premier Ministre à sa place.
Voici comment se déroule son coup : « Dans la nuit du 6 au 7 [novembre], le palais présidentiel de Carthage est investi par la Garde nationale pendant que les hommes de Sayeh et les membre du sérail sont arrêtés. Son organisation ayant été parfaite, la partie militaire du coup d’État a été couronnée de succès »18.
Il s’agit ensuite de manœuvrer afin qu’une caution légale soit donnée à ce putsch : « Sept éminents médecins qui ont tous soigné Bourguiba au cours des années précédentes sont convoqués dans la nuit au ministère de l’Intérieur et priés d’apposer leur signature au bas du document rédigé par l’un d’entre eux, certifiant que l’état de santé du président “ne lui permet plus d’exercer les foncions inhérentes à sa charge.” »19
Dans la matinée du 7 novembre, Ben Ali, s’appuyant sur l’article 57 de la Constitution stipulant qu’« en cas de vacance de la présidence de la République pour cause de décès, démission ou empêchement absolu, le Premier ministre est immédiatement investi des fonctions de président de la République », proclame à la radio qu’il devient le nouveau chef de l’État de la République de Tunisie.
En avril-mai 1989 sont organisées des élections en vue d’asseoir démocratiquement son pouvoir. Il remporte aisément l’élection présidentielle : en effet il n’y pas d’autre candidat. Quant aux législatives, au mode de scrutin majoritaire à un tour, marquées par « quelques truquages »20, le PSD, devenu Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l’emporte très largement, obtenant tous les sièges.
L’accession au pouvoir de Moubarak
L’ascension de Moubarak à la tête de l’Égypte a été marquée du sceau de la violence politique. S’il n’en a pas été à l’origine, elle lui en a in fine été profitable dans sa quête de pouvoir. Ce militaire de carrière, formé par l’Union Soviétique au pilotage d’avions de chasse, devient rapidement un cadre de l’armée de l’Air égyptienne.
En 1975, nommé vice-président, il « est le dauphin désigné »21 d’Anouar el-Sadate. Le 6 octobre 1981, ce dernier est tué dans un attentat par le groupe terroriste al-Jihâd. Les deux principaux responsables de cet assassinat politique sont Muhammad Abd al-Salâm Farag, qui a signé le livre La Guerre sainte : l’impératif occulté, et Khâlid Islâmbûli, un jeune lieutenant d’artillerie, dont le frère Muhammad, membre de la Gamâ’a al-islâmiyya, est emprisonné sans avoir été jugé.
À cette époque le régime de Sadate réprime férocement son opposition. En septembre 1981 un vaste coup de filet a été mené contre elle, que ce soit la gauche ou les islamistes. Par conséquent, lorsque Khâlid Islâmbûli « apprend que son unité défilera pour la commémoration de la guerre de 1973, le projet germe d’assassiner le président. »22
Il prend langue avec Farag, et avec trois autres complices ils entreprennent de perpétrer un attentat contre Sadate. « Le 6 octobre 1981, quelques instants après le passage des Phantoms, alors que tous les regards sont tournés vers le ciel et que le ronflement des moteurs d’avion domine tous les autres bruits, un véhicule sort de la ligne et s’arrête. C’est à peine si l’on s’en étonne, pris par le spectacle aérien, quand soudain trois hommes en sortent, pistolets-mitrailleurs au poing, se précipitent vers la tribune présidentielle et tirent. […] Sadate meurt pendant le transport en hélicoptère […]. Dans le même temps, un mouvement insurrectionnel est déclenché à Assiout. Il faut deux jours aux forces de police pour contenir le soulèvement. La loi martiale est proclamée et un couve-feu imposé. »23
Moubarak est sain et sauf, seulement blessé à la main. C’est dans un tel climat de putsch que son règne sur l’Égypte. Il ordonne l’arrestation de centaines de militants de cette organisation. Ses chefs, en plus des instigateurs du complot mortel visant Sadate, sont condamnés à mort le 15 avril 1982.
L’accession au pouvoir de Kadhafi
Après la colonisation italienne, la France et le Royaume-Uni se partagent la Libye à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, laquelle, obtenant au bout de quelques années son indépendance, devient une monarchie dirigée par Idriss Ier.
À la fin des années 1960 son pouvoir est chancelant, mettant en péril le régime même : non seulement sa santé est mauvaise, mais surtout il n’a pas d’héritier. Il n’a pas d’autre choix que l’abdication. Le 4 août 1969 il adresse une lettre au président du Sénat pour officialiser sa décision, et désigne comme Dauphin son neveu Hassan Reda as-Sanûsi, qui est le fils de son frère, dont le règne doit débuter à partir du 2 septembre.
Cependant la veille de cette date une douzaine d’officiers, principalement des capitaines, érigés en Conseil de commandement de la Révolution, saisissent cette opportunité que constitue ce changement de pouvoir pour mettre fin à la monarchie au profit d’une République arabe libyenne socialiste, au motif qu’un « complot contre-révolutionnaire » est en cours, et qu’il faut l’anéantir. Ils investissent les lieux stratégique, principalement situés dans la capitale Tripoli, mais aussi à Benghazi.
C’est Mouammar Kadhafi, âgé de 27 ans à peine, qui, à Tripoli, au siège de la radio, lit le communiqué annonçant le coup d’État : « Aujourd’hui s’est réalisé votre rêve socialiste, votre rêve de liberté et d’union. Donnez votre appui total à la Révolution. Peuple libyen, nous nous sommes révoltés pour ton honneur, pour que tu reprennes ta patrie usurpée, pour hisser haut l’étendard arabe. »24
Le nouveau régime se veut résolument fidèle au panarabisme dont le président égyptien Nasser est la figure tutélaire. Curieux d’en connaître plus sur ces fervents admirateurs, ce dernier envoie un émissaire dans la capitale du pays voisin, l’homme de lettres Mohamed Heykal. Son impression est plus que défavorable. À l’issue de son voyage il se livre ainsi à Nasser : « Ces jeunes hommes sont une vraie catastrophe. […] [I]ls sont incroyablement naïfs et scandaleusement purs. »25
Le syndicaliste Mahmoud el-Maghrebi devient le chef du nouveau gouvernement, qui est composé de neuf membres, dont deux militaires. À l’exception d’Omar el-Mechichi, tous sont hostiles au marxisme, déclarant « que la sécurité des biens des étrangers serait assurée et que les compagnies pétrolières ne seraient pas nationalisées. »26 Avec un tel accent mis sur l’« anticommunisme, l’Occident fut […] rassuré ; aussi, dès le 6 septembre, les États-Unis reconnurent-ils le nouveau régime. »27
Un régime de parti unique est instauré à partir de la création, le 11 juin 1971, de l’Union socialiste arabe (USA). La nouvelle Libye s’avère plus collectiviste que prévu, ce qui n’est pas pour plaire aux intérêts de l’Ouest. Marginalisé, Khadafi prononce le 15 avril 1973 un discours qui appelle le peuple à se mobiliser contre ce parti unique dont l’acronyme en français est USA, fautif selon lui de s’être accaparé le pouvoir.
Son coup de sang porte ses fruits : « À la suite de ce coup d’État pacifique, il s’imposa à la tête du pays, déclenchant une révolution culturelle et politique en lançant un double jihad »28, le premier étant intérieur, dirigé contre les tendances de chacun non conformes aux préceptes de l’islam, le second extérieur, dirigé contre l’Occident et Israël.
En 1977, il réorganise les institutions en instituant la Jamahiriya, à savoir un « État des masses », où il n’est pas censé être le chef car la Libye est censée être une démocratie directe, mais dans les faits il exerce un pouvoir absolu. Telle la Chine de Mao Zedong et son Petit Livre Rouge, la Libye de Kadhafi a son Petit Livre Vert, publié en 1975.
L’accession au pouvoir d’Hafez al-Assad
Le culte de la personnalité développé par Kadhafi n’est pas sans rappeler celui qu’a construit Hafez al-Assad en Syrie, le père de Bachar al-Assad, comme en témoigne cette « vieille blague [:] le recensement a établi la population à 36 millions d’habitants : 18 millions de personnes et 18 millions de portraits de Hafez El-Assad »29.
Cela valut à ce dernier la désapprobation du maître à penser du baasisme, Michel Aflak, qui « opte pour l’Irak et dénonce la “trahison de l’idéal bathiste” par le régime syrien de Hafez el-Assad. »30 Qui fut accusé de vouloir déstabiliser le frère irakien lors de l’épuration orchestrée par Saddam Hussein en juillet 1979. La Syrie fut alors soupçonnée d’être derrière ce « vil complot, fomenté par une bande de traîtres au parti Baas et à la révolution irakienne. »31
Le 8 mars 1963, dans la foulée de leurs frères irakiens qui avaient pris le pouvoir en février, les dirigeants du parti Baas sont appelés par l’armée à gouverner le pays. Le putsch a été mené par l’officier Ziyâd Harîrî. Parmi les instigateurs du coup, trois alaouites (branche de l’islam chiite) de la tribu des Kayyatin (ou Kalbiyyin) sont au centre du jeu. L’un d’entre se nomme Hafez al-Assad. Un gouvernement de civils est formé, qui nationalise des pans entiers de l’économie, notamment le secteur bancaire.
En proie à des troubles incessants, la Syrie assiste à l’irrésistible ascension d’Assad, qui de 1966 à 1970 occupe le poste de ministre de la Défense. Le 13 novembre 1970, par l’arrestation de son grand rival Salâh Jadîd et l’envoi de troupes vers le bureau du parti Baas, il en prend le contrôle, devenant ainsi par la même le chef de l’État.
« Arborant fièrement la moustache et peignant ses cheveux d’un pli régulier, le général Hafez el-Assad devient la nouvelle figure »32 du pays. « Après une carrière militaire d’aviateur, […] [cet] acteur de l’ombre du système baathiste […] peut célébrer à quarante ans son ascension. Son mariage avec Anissa Makhlûf en 1950 lui a donné cinq enfants »33, Bouchra, Bassel, Bachar, Maher et Majid.
L’homme qui ne devait pas gouverner
Contrairement à ses homologues tunisien, égyptien et libyen que le Printemps arabe a terrassés, Bachar n’avait « aucun désir de conduire les affaires de la nation »34. Un autre que lui, en est-il parfaitement conscient depuis son jeune âge, a été destiné par son père à prendre la suite à la tête de la Syrie. Son grand frère Bassel, le fils aîné.
« Un homme en vient à incarner la Syrie de l’avenir : Bassel al-Assad, dont les photos et les images se diffusent à travers la Syrie. Les pare-brises des voitures sont ornés d’illustrations du père et du fils, les reproductions le font jouer au billard dans le centre culturel russe, travailler derrière un ordinateur au ministère de l’Économie, commander les troupes ou porter l’uniforme dans la plupart des casernes. »35
Mais le 21 janvier 1994 le successeur désigné se tue dans un accident de voiture : « Les Syriens se réveillent avec des versets du Coran psalmodiés à la radio et à la télévision, les drapeaux sont en berne, des tentes pour les condoléances se dressent dans le pays. Le Dauphin promis à la succession est mort. Pendant quarante jours, la Syrie est en deuil. »36 Le président syrien, gardant son sang froid, ne gaspille pas son énergie à se demander si ce décès était réellement accidentel. En tout état de cause, il doit réviser ses plans.
Bachar vit à Londres quand il apprend le décès de son frère aîné. Après être passé par un lycée datant de l’époque du mandat français et des études de médecine à l’Université de Damas avec des stages à l’hôpital militaire Techrine, il part dans la capitale britannique pour se spécialiser en ophtalmologie. En 1992 il obtient un diplôme de docteur dans cette discipline. Il y rencontre de surcroît sa fiancée : Asma al-Akhras ; issue de la de la bourgeoisie de Homs, elle travaille à la City pour la banque J.P. Morgan.
Il est prié de rentrer immédiatement en Syrie, et pas uniquement jusqu’à la fin des obsèques. Son père le considère désormais comme son successeur. Le troisième fils, Maher, est chargé de l’épauler, en se spécialisant dans les affaires militaires. Âgé de soixante-cinq ans Hafez est fragilisé par une leucémie. Il s’agit instamment de se tenir prêt pour la suite.
Il s’investit notamment dans la Garde républicaine de Syrie. En 1998 il reçoit le grade d’officier. Outre les affaires militaires, il doit aussi apprendre la diplomatie et les relations internationales, bénéficiant d’un solide soutien pour cela en la personne du président français Jacques Chirac, qui devient son parrain.
En public, Hafez déclarait qu’il ne comptait pas confier le pouvoir à son fils. Par exemple, sur TF1, le 15 juillet 1998, il avait catégoriquement démenti : « Je ne prépare pas mon fils à la présidence. Ces prédictions et autres rumeurs qui courent sont probablement dues au fait qu’il est dynamique et apprécié des gens. Notre constitution ne stipule pas que la parenté donne droit à la succession. »37
Force de est constater qu’implicitement il préparait le terrain, en louant ses qualités et suggérant qu’il était populaire parmi le peuple syrien. Son absence d’ambition politique a eu pour effet une certaine proximité avec la population syrienne. Dans sa jeunesse il « profitait des espaces publics, sillonnait les rues à bicyclette ou conduisait lui-même sa voiture au cœur de Damas, à la surprise de ses habitants ou de ceux d’Alep, où il effectuait des visites impromptues, qui le rendait plus proche des gens. »38
Or son père Hafez poursuivait bien le dessein d’en faire son successeur. Le plus secrètement possible. En témoigne ce qu’il aurait intimé un jour à son chef du renseignement pour le Liban – qu’occupait alors la Syrie – Ghazi Kenaan : « Tenez-vous tous aux côtés de Bachar. Je lui ai tout confié pour vingt ans. »39
En 1999 commence le cinquième mandat d’Hafez, entériné par un référendum symbolique. Dans la foulée, il reçoit un appel de son homologue libanais Émile Lahoud pour le féliciter de sa reconduction. Il est dix heures du matin, le combiné lui tombe des mains.
Âgé de soixante-dix ans quand il meurt – soit peu ou prou le double de Bachar qui en a 34 –, Hafez gouvernait la Syrie depuis plus de trente ans.
Une transition en douceur
L’objectif fixé par lui a été parfaitement rempli, estime le journaliste de renom Sami Kleib : « La rapidité avec laquelle la passation du pouvoir a eu lieu, dès le jour même du décès de son père, ainsi que l’absence totale de troubles d’ordre sécuritaire, prouvèrent que tout avait été prévu et exécuté avec minutie par le Maître de la Syrie »40Assad.
Sami Kleib en a été le témoin oculaire : dans le cadre de son activité professionnelle il y est allé pile à ce moment-là pour couvrir les obsèques du président-défunt. Il raconte : « J’ai traversé la frontière et suis arrivé à Damas le lendemain du décès à l’aube. […] Je n’ai relevé aucune mesure d’exception. Seules, quelques dispositions spéciales avaient été prises à la frontière afin de faciliter le passage des journalistes […]. Tout paraissait naturel si ce n’était le tourment sur les visages des Syriens que je croisais. »41
Le seul potentiel facteur de déstabilisation était Rifat, oncle de Bachar et frère d’Hafez, qui en 1983-1984 avait tenté de prendre le pouvoir quand ce dernier était tombé gravement malade. Leurs partisans respectifs avaient commencé à s’affronter, Rifat avait été contraint de s’exiler en France.
Le voyant essayer de profiter de la vacance du pouvoir pour revenir dans le jeu, Bachar prend soin de l’écarter grâce au fidèle parmi les fidèles de son père, Mustafâ Tlâas. Au fond avec le vide créé par la mort d’Assad Senior les élites dirigeantes voient sourdre une querelle familiale, un duel entre l’oncle et le neveu, et choisissent le second au détriment du premier.
Ceci est mis en évidence par l’un des bras droits d’Hafez, le vice-président Farouq El-Shareh, dans son ouvrage Le récit égaré explique : « J’ai senti que porter mon choix sur Bachar al-Assad allait constituer une voie de sortie sûre et une alternative pacifique à un conflit qui pourrait devenir sanglant. »42
Un concept a même été inventé pour désigner cette succession qui, in fine, s’est avérée pleinement réussie : jumlukiyya, contraction de junhurriyya (république) et mamlaka (monarchie).
« En quelques semaines, le fils cadet de Hafez, Bachar, s’était glissé sans encombre dans les fonctions de son père, après une série de “spectacles” de légitimation de nature plus monarchique que républicaine »43, note Steven Heydemann, un universitaire américain, qui dans un article paru dans la foulée de l’arrivée d’Assad Junior au pouvoir, relève ce paradoxe la République arabe syrienne.
En théorie régime au fonctionnement moderne, c’est-à-dire fondé sur des règles constitutionnelles strictes ayant au moins un semblant d’esprit démocratique, la Syrie baasiste est devenue sous l’égide de la dynastie Asad une monarchie héréditaire.
À cette occasion un simulacre d’état de droit a été mis en branle par son élite politique au service de ce l’on appelle ici en France l’antique loi salique. Le chercheur en science politique Heydemann de poursuivre : « Ce qui est le plus frappant dans la récente succession, c’est non seulement le légalisme méticuleux de ceux qui l’ont organisée, le soin avec lequel ils ont veillé à sa constitutionnalité, mais le fait que pratiquement tous les observateurs ont considéré ce respect de la procédure comme du pur cynisme : il ne s’agissait que de conférer, ex post, une légitimité à un mode scandaleusement illégitime de choix du président. »44
Selon les normes de l’Occident moderne, effectivement, les membres de l’Action Française ne le savent que trop, un tel mode de gouvernement est scandaleusement illégitime. Mais visiblement aux yeux des Syriens, qui pour la plupart n’ont sans doute pas délaissé leur Dieu immémorial pour la froideur des abstractions Droit et Marché, cette comédie, inséparable de tout exercice du pouvoir, n’était nullement une offense faite contre eux. « Le processus de succession, loin de mettre à nu la fragilité du régime comme beaucoup s’y étaient attendus, démontrait au contraire sa solidité. »45
D’abord la Constitution a dû être modifiée par l’Assemblée législative afin que l’âge pour être président soit abaissé. Puis se tient un Congrès exceptionnel du parti Baas durant lequel Bachar est intronisé, avant qu’un référendum ne soit organisé le 10 juillet 2000 pour donner un vernis démocratique à ce passage de relais d’un père à son fils aux commandes du pays.
Dans le collimateur de l’OTAN
« En politique étrangère, il n’est pas simple d’être un “héritier” »46, conclue le Professeur à Sciences Po Paris Frédéric Charillon, dans un texte qu’il a écrit il y a environ 20 ans de cela. Cette affirmation, Bachar al-Assad l’a très largement plus qu’éprouvée, lui qui a subi une offensive venue d’Occident suite à l’irruption des Printemps arabes.
Au cours de l’émission « Ça vous regarde » diffusée sur LCP le 10 juin 2013, l’ancien ministre français des Affaires étrangères Roland Dumas a révélé que le Royaume-Uni préparait la chute du régime en place au Syrie depuis plusieurs années. L’ancien diplomate dit avoir été convié à participer à cette opération, due selon lui à la volonté qu’a Israël d’abattre tous les régimes qui lui sont hostiles au Moyen-Orient.
En outre, affirme Heydemann au moment où Assad Junior commence son règne, « la Syrie n’a jamais été dans les bonnes grâces des États-Unis – elle reste l’un des rares pays à figurer sur la liste des États terroristes »47.
Quand il arrive au pouvoir, le nouveau président syrien a donc contre lui l’axe Londres-Washington-Tel-Aviv, c’est-à-dire l’hyperpuissance même, l’Empire. Mais comme dans la saga Star Wars, ce n’est pas l’Empire qui l’a emporté sur la République. Oui, la République syrienne a résisté à l’attaque que lui a lancé l’Empire.
Dans cette épreuve pour la Syrie d’Assad ses alliés du Hezbollah libanais, de l’Iran, et de la Russie ont joué un rôle décisif. Sans eux, sans en particulier le soutien-clé de Vladimir Poutine, Assad serait-il encore en place ? Quoi qu’il en soit, « Assad a gagné la guerre. […] Et les grandes puissances se sont ridiculisées. Elles ont parfois subi directement les conséquences sur leur territoire, comme lors des attentats en France et en Belgique48. »
En Occident, à ses débuts, il n’y a guère que la France pour lui accorder de la considération. Chirac, on l’a dit, a été un mentor pour Assad. Lorsque en 2007 Nicolas Sarkozy remporte la course à l’Élysée, il semble engagé à poursuivre la voie pavée par son prédécesseur. Le mercredi 3 septembre 2008 il se rend en visite officielle à Damas. C’est le premier dirigeant occidental à le faire depuis cinq ans. Puis le président syrien fait plusieurs déplacements à Paris.
Néanmoins l’une de leurs rencontres se passe très mal si l’on en croit l’ex-proche de Marine Le Pen Julien Rochedy, lequel a pris un selfie avec lui que certains ont trouvé de mauvais goût. Il rapporte qu’Assad lui a raconté cette anecdote : à propos d’un projet de gazoduc porté par Sarkozy allant du Qatar à la mer Méditerranée, et donc passant par la Syrie, son hôte lui aurait opposé un refus catégorique, arguant que son pays n’est plus une colonie française ; le président français aurait alors explosé de colère : – Si c’est comme ça on va foutre votre pays à feu et à sang !
Quelque temps plus tard, de Deraa partait le Printemps syrien, où la population, indignée des châtiments subis par des jeunes ayant écrit sur un mur de leur école jayy alak al-dor (« ton tour arrive ô docteur »), sort dans la rue. La manifestation est durement réprimée. Cela n’empêche pas la révolte de se répandre dans presque tout le pays, de la banlieue de Damas à Homs en passant par Lattaquié. Des jeunes commencent à s’organiser en groupes paramilitaires. Très tôt le renseignement intérieur français est informé que ceux-ci sont infiltrés par des militants islamistes ultra-radicaux type al-Qaïda, que les médias occidentaux appellent jihadistes, et que les experts désignent généralement désignent par le vocable takfiri.
Les services syriens, ou moukhabarats, indiquent « aux Français que des cellules islamistes radicales irakiennes se sont déjà déplacées sur le territoire syrien, se sont mêlées aux opposants et commencent à instaurer une certaine animosité dans le mouvement. “Ils sont les premiers à détecter le transfert des réseaux dormants d’Irak qui viennent s’installer en Syrie pour islamiser un peu le mouvement d’opposition”, explique Bernard Squarcini, le patron de la DCRI »49, rebaptisée aujourd’hui DGSI.
Les Américains, dont les agences de renseignement sont réputées être les meilleures du monde, savaient bien, eux aussi, ce qu’il se passait en Syrie à ce moment-là. En atteste le fait suivant : le 23 décembre 2011, à Damas, un double attentat à la voiture piégée frappe le siège des services secrets syriens. « Pour nous, c’est al-Qaïda en Irak qui était derrière l’attaque. […] Nous pensions donc qu’ils étaient désormais dans Damas même et nous avions des informations qui corroboraient cela »50, relate l’ambassadeur américain en Syrie de l’époque Robert Ford.
Soit exactement la même version que les autorités syriennes. Toutefois, pour les médias occidentaux, intoxiqués, relayent le point de vue de l’opposition qui accuse le régime d’en être à l’origine.
L’agenda des politiques du monde occidental était clair : renverser Assad, quoiqu’il en coûte. Et, pour les citoyens européens, le coût a été rude, avec une vague d’attentats sur leur sol, spécialement de 2015 à 2017. « Rapidement après le déclenchement de la révolution, la DCRI a alerté sur la présence d’individus radicalisés et de groupes dont l’opposition à Bachar al-Assad est de nature religieuse. […] Mais ces informations ne sont pas toujours entendues au plus haut niveau de l’État, ni même au Quai d’Orsay »51.
Effroyablement cyniques, les dirigeants occidentaux sont restés sourds aux signaux d’alarme que leur envoyaient leurs services, laissant croître le pire de la barbarie. L’année 2012 fut le point d’orgue de leur forfaiture.
Faisant fi de ces messages d’avertissement, et ne tenant compte que des informations biaisées diffusées par une officine sise à Londres appelée Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH), en fait émanation du MI6 travaillant en faveur des intérêts frériste et turc, la France, via son ambassadeur sur place Éric Chevallier, a directement aidé l’opposition, en lui fournissant secrètement du matériel médical, mais aussi des espèces.
« À plusieurs reprises, Éric Chevallier se rend en Turquie pour rencontrer des opposants de l’intérieur à la frontière turco-syrienne. Selon plusieurs sources, il ferait même des incursions de quelques kilomètres en territoire syrien. De nouvelles valises d’argent liquide sont ainsi livrées à des conseils municipaux […] des territoires conquis par l’opposition. “Ces opposants traversaient la frontière, et Éric leur remettait le cash, explique un officiel bien informé. »52 Voilà à quoi a servi l’argent du contribuable français : à alimenter le terrorisme takfiri, responsable quelques années après des attentats du Bataclan, de Nice, de Barcelone, etc.
« La Turquie organise la promotion médiatique de l’ASL »53, écrit Filiu, elle est l’épicentre de cette guerre indirecte de l’OTAN, dont elle est un membre éminemment stratégique, visant la Syrie d’Assad.
Sauf que cette ASL, l’Armée Syrienne Libre n’existe pas en propre, c’est, comme l’explique l’enseignant-chercheur à l’Institut du Proche-Orient Matthieu Rey, un « label unifiant les groupes armés variés qui se forment dans le pays54 », soit – accessoirement – le front al-Nosra (al-Qaïda), l’État islamique au Levant (Daech)…
Le 23 juin 2012, après que l’armée syrienne a abattu un avion turc, on est à deux doigts de l’escalade entre les deux pays. Recep Tayyip Erdogan menace : Qui veut la paix prépare la guerre !
De juin à août le département d’État crée une task force visant à hâter la défaite d’Assad baptisée « Le jour d’après ». « Le président américain et son entourage proche se demandent s’il ne faudrait pas aider légèrement le président syrien à tomber. »55
Derrière Hillary Clinton, les faucons poussent à ce que des armes soient fournies aux rebelles. Le président Obama, prudent, s’y refuse.
Des États-Unis à l’Arabie Saoudite en passant par la Turquie et le Royaume-Uni, nombreuses sont les chancelleries qui « annoncent la fin prochaine du pouvoir syrien. »56 La France n’est pas en reste, on l’a vu. L’ami, le parrain, le frète, le mentor Chirac est bien loin. Sous les présidences Sarkozy et Hollande la France devient un redoutable ennemi pour Assad : « on espérait qu’il allait partir […] répond un directeur du Quai d’Orsay. »57
La fameuse politique arabe de la France, héritage de la période gaullienne, a considérablement changé. Les nouveaux alliés sont les pétromonarchies du Golfe, tout particulièrement le Qatar, avec Sarkozy a entretenu des liens très étroits.
C’est lorsqu’il était à l’Élysée que le Paris Saint-Germain, son club de cœur, a été vendu à un fonds de ce petit pays très riche.
En juin 2012, lors d’un sommet à Genève, un diplomate du Qatar lance : « Écoutez-moi, je vous explique, Bachar, ce n’est plus la peine d’en parler, en septembre il ne sera plus là. »58 Douze ans plus tard, ne lui en déplaise, Assad est toujours maître en son pays.
Mais il existe bien pire que lui en matière de prédiction. Une pointure de la géostratégie américaine, Jon B. Alterman, juste après l’intronisation d’Assad, le 18 juin 2000, dans l’article « Fathers ands sons. Ruling is tough for Jordan’s Abdullah. For Syria’s Bachar, it’s far tougher » du Washington Post, avait estimé qu’il ne tiendrait pas un an…
Avec le recul il paraît évident que l’irruption des « Printemps arabes » est la résultat d’un plan que le bloc atlantiste, ou « anglobaliste », avait orchestré des années au préalable. La CIA travaillait déjà, d’après les dires d’un agent français, sur le départ de Ben Ali en … 2008. Il avait eu à plancher sur le sujet lors d’une réunion avec des employés de le Centrale américaine. A posteriori, quand s’est déclenchée la révolution de jasmin, il s’est dit : « Putain, soit ils sont très forts, soit ils l’ont provoqué »59.
Morale des Printemps arabes
S’il fallait, en conclusion, trouver une morale au « Printemps arabe » – comme il existe, pour chaque fable, une morale ; après tout un récit, bien que fictif, consiste tout autant qu’un fait historique à une série d’événements –, cette morale serait éminemment politique. Elle relèverait de la philosophie politique, et porterait sur la comparaison entre les différents régimes politiques.
La morale que nous déduisons du « Printemps arabe » est que la monarchie héréditaire est de nature supérieure à tous les autres régimes, eu égard au fait que ce régime a survécu à cette vague révolutionnaire, à travers la personne de Bachar al-Assad, qui au tournant du XXIe siècle a pris la succession de son père Hafez à la tête de la Syrie.
Ceux qui ont ardemment désiré le pouvoir et usé de tous les moyens, même violents, pour y accéder n’ont pas résisté à ce mouvement de colère de la « rue arabe » ; ce qui n’est pas sans rappeler cette parole christique relatée dans l’évangile de Matthieu (XXVI : 51) : « tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. »
L’ethos d’un Assad, qui a toujours montré son « peu de goût pour le culte de la personnalité »60, a plus à voir avec celle du monarque traditionnel, pour qui le pouvoir est d’abord une ascèse, qu’avec celle des autocrates ou tribuns de la plèbe modernes, les Staline, Mao, Pol Pot, Hitler, Berlusconi, Sarkozy ou Macron, tous mus par une soif inextinguible de puissance, et dont la vulgarité crasse se reflète dans leurs démagogiques visuels de propagande ou leurs lamentables prestations scéniques.
Parmi les trois principales victimes du « Printemps arabe », Moubarak n’a certes pas pris les armes pour atteindre le sommet de l’État égyptien, mais son accession à la magistrature suprême a eu lieu dans un contexte de violence, précisément à cause d’un acte terroriste, dont il n’est lui-même pas responsable ; indéniablement sa passation de pouvoir ne s’est pas faite dans des conditions sereines.
Ni acte coercitif ni assassinat n’ont marqué l’intronisation de Bachar al-Assad, qui fait donc figure d’exception : elle n’est pas maculée de sang, ni permise par des pressions exercées à l’aide d’armes à feu, menaçant que du sang puisse être versé.
Résultat, comme l’a pointé du doigt Rey, « il est un des seuls survivants des soulèvements de 2011. »61
Aussi c’est elle qui ressemble le plus à la succession-type de notre royal Ancien Régime, durant laquelle était la fameuse formule : Le roi est mort, vive le roi !
Par ailleurs, la cérémonie de la réclusion et sommeil au palais de l’archevêque de Reims62, inspirée du livre vétérotestamentaire de Samuel63, avait pour fonction de représenter comme une charge, un devoir, qui oblige, plutôt que comme un objet désirable en tant qu’il satisfait notre amour-propre, notre appétit de domination (ou volonté de puissance chez Nietzsche).
Enfin, la désignation par le truchement du primus inter pares va dans le même sens : c’est l’Autre plutôt que le Moi qui est la source immanente du pouvoir la plus légitime ; la seule source purement légitime étant transcendante, à savoir Dieu, comme il est inscrit dans les Proverbes (VIII : 15-16) : « Par moi les rois règnent et les dirigeants ordonnent ce qui est juste, par moi gouvernent les chefs, les grands, tous les juges de la terre. » Ce que Jésus-Christ ne manqua pas de rappeler à Ponce-Pilate : « Tu n’aurais sur moi nul pouvoir, s’il ne t’avait été donné d’en haut »64.
Alors que le Falstaff d’Orson Welles donne un air tragi-comique au moment où la couronne change de tête (en l’occurrence de Henry IV à Henry V), dans La Princesse de Clèves, Madame de La Fayette décrit magnifiquement le déroulement d’un inter-règne sous la royauté française.
Elle parvient, dans un style merveilleux qui est sa marque de fabrique, à y souligner son aspect à la fois normal et extraordinaire, banal et inouï, naturel dans sa mécanique et prodigieux dans sa logique :
« Sur le soir, comme tout était presque fini, et que l’on était près de se retirer, le malheur de l’état fit que le roi voulut encore rompre une lance. Il manda au comte de Montgomery, qui était extrêmement adroit, qu’il se mît sur la lice. Le comte supplia le roi de l’en dispenser, et allégua toutes les excuses dont il put s’aviser ; mais le roi, quasi en colère, lui fit dire qu’il le voulait absolument. La reine manda au roi qu’elle le conjurait de ne plus courir, qu’il avait si bien fait qu’il devait être content, et qu’elle le suppliait de revenir auprès d’elle. Il répondit que c’était pour l’amour d’elle qu’il allait courir encore, et entra dans la barrière. Elle lui renvoya M. de Savoie, pour le prier une seconde fois de revenir ; mais tout fut inutile. Il courut, les lances se brisèrent, et un éclat de celle du comte de Montgomery lui donna dans l’œil, et y demeura. Ce prince tomba du coup. Ses écuyers, et M. de Montmorency, qui était un des maréchaux de camp, coururent à lui. Ils furent étonnés de le voir si blessé ; mais le roi ne s’étonna point : il dit que c’était peu de chose, et qu’il pardonnait au comte de Montgomery. On peut juger quel trouble et quelle affliction apporta un accident si funeste dans une journée destinée à la joie. Sitôt que l’on eut porté le roi dans son lit, et que les chirurgiens eurent visité sa plaie, ils la trouvèrent très-considérable. M. le connétable se souvint dans ce moment de la prédiction que l’on avait faite au roi, qu’il serait tué dans un combat singulier ; et il ne douta point que la prédiction ne fût accomplie.
Le roi d’Espagne, qui était alors à Bruxelles, étant averti de cet accident, envoya son médecin, qui était un homme d’une grande réputation ; mais il jugea le roi sans espérance.
Une cour aussi partagée et aussi remplie d’intérêts opposés n’était pas dans une médiocre agitation à la veille d’un si grand événement ; néanmoins, tous les mouvements étaient cachés, et l’on ne paraissait occupé que de l’unique inquiétude de la santé du roi. Les reines, les princes et les princesses ne sortaient presque point de son antichambre.
[…] Sitôt qu’il fut expiré, au château des Tournelles, le duc de Ferrare, le duc de Guise et le duc de Nemours conduisirent au Louvre la reine-mère, le roi et la reine sa femme. M. de Nemours menait la reine-mère. Comme ils commençaient à marcher, elle se recula de quelques pas, et dit à la reine, sa belle-fille, que c’était à elle à passer la première ; mais il fut aisé de voir qu’il y avait plus d’aigreur que de bienséance dans ce compliment.
Le cardinal de Lorraine s’était rendu maître absolu de l’esprit de la reine mère : le vidame de Chartres n’avait plus aucune part dans ses bonnes graces, et l’amour qu’il avait pour madame de Martigues et pour la liberté l’avait même empêché de sentir cette perte autant qu’elle méritait d’être sentie. Ce cardinal, pendant les dix jours de la maladie du roi, avait eu le loisir de former ses desseins, et de faire prendre à la reine des résolutions conformes à ce qu’il avait projeté ; de sorte que, sitôt que le roi fut mort, la reine ordonna au connétable de demeurer aux Tournelles, auprès du corps du feu roi, pour faire les cérémonies ordinaires. Cette commission l’éloignait de tout, et lui ôtait la liberté d’agir. Il envoya un courrier au roi de Navarre, pour le faire venir en diligence, afin de s’opposer ensemble à la grande élévation où il voyait que MM. de Guise allaient parvenir. On donna le commandement des armées au duc de Guise, et les finances au cardinal de Lorraine : la duchesse de Valentinois fut chassée de la cour : on fit revenir le cardinal de Tournon, ennemi déclaré du connétable, et le chancelier Olivier, ennemi déclaré de la duchesse de Valentinois : enfin la cour changea entièrement de face. Le duc de Guise prit le même rang que les princes du sang à porter le manteau du roi aux cérémonies des funérailles : lui et ses frères furent entièrement les maîtres, non-seulement par le crédit du cardinal sur l’esprit de la reine, mais parce que cette princesse crut qu’elle pourrait les éloigner s’ils lui donnaient de l’ombrage, et qu’elle ne pourrait éloigner le connétable, qui était appuyé des princes du sang.
Lorsque les cérémonies du deuil furent achevées, le connétable vint au Louvre, et fut reçu du roi avec beaucoup de froideur. Il voulut lui parler en particulier, mais le roi appela MM. de Guise, et lui dit devant eux qu’il lui conseillait de se reposer ; que les finances et le commandement des armées étaient donnés ; et que, lorsqu’il aurait besoin de ses conseils, il l’appellerait auprès de sa personne. Il fut reçu de la reine mère encore plus froidement que du roi, et elle lui fit même des reproches de ce qu’il avait dit au feu roi que ses enfants ne lui ressemblaient point. Le roi de Navarre arriva, et ne fut pas mieux reçu. Le prince de Condé, moins endurant que son frère, se plaignit hautement ; ses plaintes furent inutiles : on l’éloigna de la cour sous le prétexte de l’envoyer en Flandre signer la ratification de la paix. On fit voir au roi de Navarre une fausse lettre du roi d’Espagne, qui l’accusait de faire des entreprises sur ses places ; on lui fit craindre pour ses terres ; enfin on lui inspira le dessein de s’en aller en Béarn. La reine lui en fournit un moyen, en lui donnant la conduite de madame Élisabeth, et l’obligea même à partir devant cette princesse ; et ainsi il ne demeura personne à la cour qui pût balancer le pouvoir de la maison de Guise.
[…] Peu de jours après la mort du roi, on résolut d’aller à Reims pour le sacre. […] Le sacre avait été fait à Reims par le cardinal de Lorraine, et l’on devait passer le reste de l’été dans le château de Chambord, qui était nouvellement bâti. »65
NOTES
2Ce qui explique pourquoi Bernard-Henri Lévy, interviewé le 20 avril 2011 par sa coreligionnaire Ruth Elkrief, a déclaré à l’antenne de BFMTV : « ces Printemps arabes je pense que c’est bon pour Israël. » (Source : https://www.youtube.com/watch?v=QPKV7JZhpF0)
4Dans la littérature scientifique de la sphère anglophone, l’article-référence sur ce thème est le suivant : Joshua Stacher, « Reinterpreting Authoritarian Power : Syria’s hreditary Succession », Middle East Journal, 2011, vol. 65, n°2, p. 197-2012.
6https://www.lemonde.fr/documents-wikileaks/article/2011/01/17/les-predateurs-du-clan-ben-ali-vus-par-les-diplomates-americains_1466638_1446239.html
12Gérald Arboit, Des services secrets pour la France. Du Dépôt de la Guerre à la DGSE (1856-2013), Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 360-361.
13Aymeric Chauprade, Géopolitique. Contrastes et changements dans l’histoire, Paris, Ellipses, 2007, p. 496.
21Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, Histoire de l’Égypte moderne. L’éveil d’une nation (XIXe-XXIe siècle), Paris, Flammarion, 2016, p. 441.
24Cité par André Martel, La Libye des Ottomans à Daech (1835-2016), Paris, L’Harmattan, 2016, p. 183.
25Cité par Bernard Lugan, Histoire de la Libye. Des origines à nos jours, Monaco, Éditions du Rocher, 2022, p. 114.
29Steven Heydemann (trad. Rachel Bouyssou), « D'Assad à Assad : la politique syrienne n'est pas un théâtre d'ombres. » In : Critique internationale, vol. 9. 2000, p. 39.
34Sami Kleib, Syrie. Documents secrets d’une guerre programmée, Paris, Les points sur les i, 2019, p. 20-21.
48Antoine Mariotti, La honte de l’Occident. Les coulisses du fiasco syrien, Paris, Tallandier, 2021, p. 10.
53Jean-Pierre Filiu, Le Nouveau Moyen-Orient. Les peuples à l’heure de la Révolution syrienne, Paris, Fayard, 2013, p. 149.
62Voici comment elle se déroula pour le roi-martyr Louis XIV, sacré à Reims le 11 juin 1775 par Monseigneur de La Roche-Aymon : « Le matin, l'archevêque qui a pis place dans la cathédrale députe l'évêque-duc de Laon et l'évêque-comte de Beauvais pour aller quérir le Roi à l'archevêché. Le chantre qui les accompagne, une fois arrivée frappe à la porte : « Que demandez-vous ?» Questionne le grand Chambellan L'évêque de Laon répond : « Le Roi. » Le grand Chambellan réplique : le Roi dort ». Le chantre ayant frappé de nouveau, l'évêque demande une seconde fois le Roi. Même réponse du grand Chambellan, mais à la troisième fois, le chantre ayant frappé et le grand Chambellan ayant fait la réponse habituelle, l'évêque de Laon intervient : « Nous demandons Louis, que Dieu nous a donné pour Roi. » Aussitôt la porte s'ouvre, les évêques sont conduits auprès du Roi qui le ramène à la cathédrale. « La réclusion du Roi et son sommeil paraissent être l'image de ce que l’Écriture sainte rapporte de Saül. Le choix du peuple hébreux venait de l'appeler au trône ; or Saül redoute la royauté et se cache. Mais Dieu fait connaître qu'il s'est renfermé dans sa maison. On va l'y chercher ; on l'enlève de sa retraite et on l'amène au milieu du peuple ». Telle est la signification du sommeil du Roi. Arrivé au milieu de la nef, l'évêque de Beauvais prononce l’oraison suivante, qui rappelle l'origine divine et la finalité du pouvoir royal : « Ô Dieu !... Accordez votre secours à Louis votre serviteur, que vous avez mis à la tête de votre peuple afin qu'il puisse lui-même secourir et protéger ceux qui lui sont soumis. » Après diverses oraisons le grand prieur de l'abbaye de Saint Rémi apporte la sainte ampoule contenant le baume utilisé pour l'onction royale. En la remettant à l'archevêque le grand prieur lui fait cette recommandation : « Monseigneur, je mets entre vos mains ce précieux trésor envoyé du Ciel à Saint Rémi pour le sacre de Clovis et des Rois ses successeurs ; […] Notons en passant que, par ce texte, la liturgie reconnait officiellement l'origine miraculeuse du chrême de la sainte ampoule. Même reconnaissance dans la prière suivante récitée par l'archevêque qui commence ainsi : « Dieu tout-puissant qui, par un effet de votre bonté, avez voulu que la race des Rois de France reçût l'onction sainte avec le baume qui est ici présent et que vous avez envoyé du Ciel au saint évêque Rémi… […] La tradition raconte qu'elle fut apportée miraculeusement à saint Rémi par une colombe lors du baptême de Clovis. […] », Bernard Basse, La constitution de l’ancienne France, Poitiers, DMM, p. 102-109.
63« Saül […] fut désigné. On le chercha, mais on ne le trouva pas. On consulta de nouveau l’Éternel en demandant : “Y a-t-il encore un qui soit venu ici ?” L’Éternel dit : “Il est caché vers les bagages.” On courut le tirer de là et il se présenta au milieu du peuple. Il les dépassait tous d’une tête. Samuel dit à tout le peuple : “Voyez-vous celui l’Éternel a choisi ? Il n’y a personne dans tout le peuple qui soit pareil à lui”. Et tout le peuple cria : “Vive le roi !” » (1 Samuel X : 21-24)
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