Aujourd’hui, il n’est pas un domaine de l’activité humaine qui échappe à la déferlante numérique, qui est passée en quatrième vitesse dans les années 1990 avec le branchement à Internet de pratiquement toutes les organisations et de tous les ménages des nations dites développées, dont la nôtre. Les bienfaits de l’ordinateur branché à Internet étant aussi facilement perceptibles et quasi irréversibles que ceux de l’électricité, personne ne songe déjà plus à proposer de revenir en arrière, malgré les désordres et les reculs tout aussi perceptibles que la transition numérique nous impose.
Dans le désordre et la confusion, au rythme effréné du progrès technologique et de la course mondiale aux nouveaux marchés, des logiciels — que le commun des mortels, intellectuels compris, ne sait ni lire ni écrire — se sont installés au beau milieu de nos vies, dans la sphère de notre intimité, à l’interface de nos interactions interpersonnelles et sociales. Quelques grandes sociétés privées, qui détiennent la propriété sur plusieurs de ces logiciels opaques, les exploitent à leur avantage dans une nouvelle économie marchande de la donnée, non régulée bien sûr, qui s’est bâtie au mépris complet des libertés, des droits et des intérêts des utilisateurs d’appareils numériques, individuels et collectifs, où qu’ils soient sur Terre. En quelques décennies, des constitutions et des lois nationales sont devenues caduques face à des phénomènes qui se déroulent hors les frontières, « dans les nuages », autant dire dans le brouillard…
Une déferlante numérique, donc, dans tous les secteurs du privé, tous les secteurs du public, propulsée par des entités multinationales hors la loi qui, avec leurs produits et leurs « services » en ligne, défient les États jusque dans leurs fonctions régaliennes : battre monnaie, défendre le territoire, assurer la sécurité intérieure, authentifier les personnes, établir le cadastre, préserver le patrimoine, décider du statut des langues de l’administration, etc.
Ainsi avons-nous vu surgir au cours des dernières années, parmi les enjeux les plus incontournables du nouveau siècle, celui de la souveraineté, qui figure en tête de liste, notamment autour des questions de l’applicabilité du droit des États sur Internet, du pouvoir immense exercé par les multinationales américaines Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM), du contrôle et de la protection des données, de la surveillance de masse — commerciale et étatique — qui attaque nos libertés fondamentales.
Partout dans le monde, des États s’efforcent de répondre au défi par des politiques visant à restaurer leur souveraineté érodée dans le cyberespace, nouveau territoire de conflits. Des instances internationales, l’ONU en tête, recherchent les voies de consensus pour que le droit international y soit appliqué, dans un esprit de paix et de coopération, par les États-nations : les droits des personnes et des peuples doivent être les mêmes en ligne ou hors ligne. Les désaccords entre États sont cependant très loin d’être résolus.
Dans les régimes autoritaires et capables de l’être — Chine et Russie —, une réponse simple est venue assez tôt : faire sécession de l’Internet mondialisé, en le « nationalisant » en quelque sorte. Seul l’État national ou de grandes entreprises du pays (les chinoises Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi, les russes Yandex, Mail.ru) doivent pouvoir pister, profiler, surveiller et contrôler les citoyens : dehors les États-Unis et adieu les sphères intimes et privées des personnes. Tout va plus vite quand il n’est pas nécessaire de composer avec les libertés et les droits des citoyens.
L’action de l’Europe libérale est venue plus lentement, accélérée heureusement par les révélations d’Edward Snowden de l’été 2013. Sous l’impulsion du couple franco-allemand, l’Union européenne a répondu à l’enjeu de la souveraineté numérique en tentant notamment de favoriser l’émergence de fournisseurs de services infonuagiques nationaux dans son « Marché intérieur numérique » (Digital Single Market), en mettant à jour le cadre juridique concernant l’hébergement et le traitement des données (le RGPD, applicable depuis mai 2018) et en se donnant des normes de sécurité supérieures à celles proposées à l’international par l’ISO. En attendant la réforme de la fiscalité internationale — et l’affaiblissement des souverainetés criminelles ? —, la France et l’Autriche taxent le chiffre d’affaires des géants du numérique sur le plan national. Nous saurons en juin 2020 ce qu’il aura été possible de négocier à l’OCDE pour adapter la fiscalité à la numérisation de l’économie.
Défendre sa souveraineté devant Internet : qu’une affaire de nations puissantes ? Non. Des États bien plus petits que la France ou l’Allemagne, notamment l’Estonie, la Finlande et l’Islande, montrent que le secteur public peut prendre en charge des pans entiers de sa propre « transformation numérique » et tirer la société dans une direction compatible avec la protection de la vie privée et l’enrichissement collectif, lorsque la volonté et les moyens politiques sont au rendez-vous.
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Des Idées en revues
Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons une version abrégée d’un texte paru dans la revue L’action nationale, février 2020, volume CX, no 2.