Le succès du logiciel libre à ce jour est très relatif. Son adoption massive par bon nombre de joueurs de l'industrie informatique, sa popularité auprès des développeurs professionnels et des étudiants en informatique, s'expliquent certainement plus par des considérations économiques que parce que les utilisateurs d'ordinateurs du monde entier se sont mis à revendiquer leurs libertés informatiques et refusent massivement de signer les contrats de licences de Microsoft, Apple, et compagnie. Bien au contraire, Apple, par exemple, avec ses iPod, iPhone et iPad, connaît un succès sans précédent en commercialisant des appareils numériques qui, non seulement fonctionnent avec des logiciels privateurs de liberté, mais en plus mettent des obstacles sur la route de ceux qui voudraient développer des logiciels libres alternatifs pour les utiliser à leur manière[[«[http://www.fsf.org/blogs/licensing/more-about-the-app-store-gpl-enforcement->More about the App Store GPL Enforcement] », fsf.org, 26 mai, 2010.]].
Le logiciel libre se veut pourtant une solution concrète à différents problèmes d'ordre éthique que posent l'informatisation ultra rapide de la société, informatisation que mène un petit nombre de grandes entités commerciales, hostiles aux valeurs de la liberté et du partage, préférant le monopole à la concurrence, et qui ont déjà habitué le public à un rôle de simple consommateur-spectateur, isolé, à la merci des propriétaires des technologies dont il dépend de plus en plus chaque jour.
Les droits de la personne humaine dans le cyberespace
En quoi consiste cette éthique promue par le mouvement pour le logiciel libre? Ce n'est pas une éthique nouvelle. En une phrase, c'est l'éthique des droits de la personne humaine reformulée d'une manière adéquate à leur reconquête dans le cyberespace, qui est aujourd'hui une sorte de Far West sous contrôle effectif des maîtres autoproclamés de nos ordinateurs.
L'éthique du logiciel libre concerne autant ceux qui développent (ou produisent) le logiciel que ceux qui ne font que l'utiliser en bout de ligne. Il s'agit d'une éthique qu'on pourrait dire «sociale», qui demande à tous les membres de l'espèce humaine de respecter et de défendre quatre libertés fondamentales dont tous les utilisateurs d'ordinateur doivent jouir pour que nous restions tous maîtres de notre informatique individuellement et collectivement. Ces fondamentaux libertaires sont plus que souhaitables dans un monde utopique, il sont déjà devenus nécessaires dans le monde technologique d'aujourd'hui, car sans ceux-ci, les développeurs-propriétaires du logiciel sont en position d'exercer un pouvoir injuste envers leurs utilisateurs[[« [http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html->Qu'est-ce que le logiciel libre ?] », gnu.org, 1996-2010.]]. Les grands seigneurs du logiciel non-libre, Apple et Microsoft en tête, montrent chaque jour les conséquences du choix de ne pas respecter les libertés des utilisateurs : une concentration de richesse effroyable, des utilisateurs-serfs maintenus dans une dépendance apparemment sans issue envers les moyens technologiques qui, de plus en plus, gèrent toutes les données de leur vie privée, familiale, professionnelle et publique.
L'analogie avec le système féodal a ses limites car elle suppose des rapports entre classes à l'intérieur d'une même société. En fait, la meilleure analogie pour décrire le système de production du logiciel privateur qui domine le cyberespace à l'heure actuelle est celle du colonialisme, où l'on voit une horde d'entreprises privées étrangères issues d'une société militairement et économiquement supérieure (les USA) prendre le contrôle des ressources informatiques des nations indigènes du monde. Ces nations indigènes sont maintenues dans une relation de dépendance néfaste, incompatible avec leurs droits en général et contraire à leurs intérêts en particulier.
Pour solutionner à long terme les problèmes causés par le développement du logiciel en mode privateur, c'est-à-dire en mode «fabrication de rareté artificielle», en mode «secret et à votre insu», il est impératif que les utilisateurs se libèrent le plus rapidement possible de leur dépendance aux technologies incompatibles avec leurs libertés, celles qui rendent possible la solidarité sociale, nationale et internationale.
Pourquoi est-ce si important de rejeter le modèle privateur? Quels sont les enjeux auxquels les citoyens doivent s'éveiller pour faire des choix en connaissance de cause, disons des choix qui seront plus «intelligents» que leurs téléphones? Voyons cela de plus près...
Savoir ce que fait et choisir ce qu'on fait avec son ordinateur
L'éthique du logiciel libre nous dit qu'il faut préférer les logiciels qui respectent les libertés des utilisateurs d'ordinateurs. À la Free Software Foundation, la principale organisation militante du mouvement pour le logiciel libre, on parle de quatre libertés fondamentales : exécuter, étudier, redistribuer, et modifier le logiciel sans restriction.
« Bon, d'accord, c'est bien beau », diront certaines personnes, « mais nous, les non-geeks, nous ne pouvons pas vraiment étudier et modifier les logiciels que nous utilisons de toute façon, alors en quoi ces quatre libertés sont-elles «fondamentales» pour tous les utilisateurs? »
C'est une question récurrente qui mérite une réponse sérieuse. Pour bien y répondre, il faut se demander ce qu'implique exactement « exécuter, étudier, redistribuer, et modifier le logiciel » et ce que ça signifie au juste dans le cadre d'une réflexion sur la vie en société.
Sait-on qu'on est privé d'une liberté lorsqu'on en a jamais joui et qu'en plus on se croit incapable d'en bénéficier personnellement? La plupart des personnes qui utilisent des ordinateurs quotidiennement sont habituées à ne pas voir, à ne pas avoir besoin, du code source des applications dont elles se servent. La plupart ne savent pas programmer. La personne qui utilise un ordinateur au moyen du logiciel privateur peut très bien se contenter des commodités qu'il procure, peut très bien ne pas y voir un problème d'éthique grave. De nombreux logiciels privateurs de liberté sont même distribués gratuitement par leurs propriétaires, ce qui les rend très attrayants car, sur le plan économique, ils paraissent au premier abord aussi avantageux que les logiciels libres. Dans ces conditions, il est facile pour le public de passer à côté de l'importance des libertés informatiques car leurs avantages pratiques immédiats ne sont pas forcément évidents.
Savez-vous ce que font les logiciels de votre ordinateur? Comment ils fonctionnent, la façon dont ils traitent vos données et les échangent avec d'autres ordinateurs sur Internet? « Non, je ne suis pas informaticien. Je ne sais pas programmer. » répondent beaucoup de gens. C'est une réponse compréhensible, mais ce n'est pas une bonne réponse. Elle contient une erreur qui est celle de croire que les informaticiens, eux, savent ce que font leurs logiciels privateurs. En pratique, ils sont tout aussi incapables que vous de le faire. Pour étudier le fonctionnement d'un programme, il faut essentiellement savoir lire son code source et pour ça il faut y avoir accès légalement. Les informaticiens qui utilisent les mêmes logiciels privateurs que vous non seulement ignorent comme vous ce qu'ils font exactement, mais ils n'ont aucun moyen pratique de l'apprendre.
Tout change quand le code source est disponible. L'ordinateur devient alors transparent et n'est plus privé que ce qui doit être privé : vos données.
Les données personnelles et le respect de la vie privée
Tout le monde comprend rapidement l'importance de l'enjeu du respect de la vie privée des personnes humaines dans les rapports qu'elles entretiennent, via les réseaux numériques, avec d'autres personnes et avec des organisations. Mais les gens ne voient pas toujours le lien entre cet enjeu et le discours libertaire qui vient du mouvement pour le logiciel libre. Je tâcherai de rendre ce lien plus évident dans les prochaines lignes.
Comme chacun sait, nos communications privées et publiques passent de plus en plus par les réseaux numériques. Or, tout ordinateur peut théoriquement interpréter et enregistrer toutes les données qu'il reçoit. Les ordinateurs qui communiquent par le réseau s'échangent des copies parfaites. Une fois qu'une copie numérique parfaite a été obtenue, elle peut être interprétée et recopiée à l'infini. Il est pratiquement impossible de s'assurer que nos communications ne seront pas enregistrées par les ordinateurs qui les relaient via Internet. Il est absolument certain qu'elles sont enregistrées et préservées par les ordinateurs qui offrent des services applicatifs comme Hotmail, Gmail, Facebook, etc. Ce qui peut être fait pratiquement c'est de rendre indéchiffrables le sens des données que nous voulons garder privées. Cela est possible grâce à la cryptographie informatique. Mais pour croire sérieusement que les meilleures techniques cryptographiques puissent être employées au service du respect de la vie privée de citoyens sur Internet, encore faut-il être capable de vérifier que les logiciels que nous utilisons accomplissent bien ce qu'ils prétendent accomplir et cela requiert obligatoirement l'accès au code source. Cela en revient au point central développé plus haut, celui de savoir ce que font vraiment nos ordinateurs.
Des millions de programmeurs à travers le monde peuvent confirmer que les logiciels libres qui sont en circulation en ce moment ne font rien d'autres que ce que leurs développeurs prétendent qu'ils font. La même vérification, pourtant d'une importance critique dès qu'on parle du respect de la vie privée des citoyens-internautes, n'est pas possible avec les logiciels s'ils ne sont pas libres.
Les données libres et l’interopérabilité
Dans une société qui se prétend démocratique ou aspire à l'être, il est des données qui, au contraire de celles relatives à la vie privée des individus, doivent absolument être publiques, c'est-à-dire appartenir à tous en partage. Mes lecteurs auront compris déjà que c'est le cas du code source des logiciels, le code source opérant la même fonction dans le cyberespace que les lois et les règlements opèrent dans l'espace civique matériel d'où il émerge. Mais il y a plus. Il y a des données produites par les administrations, les exécutifs et les assemblées délibérantes de toutes sortes d'organisations qui par leur caractère même doivent être et doivent demeurer entièrement publiques[[Voir le « [http://donnees.ville.montreal.qc.ca/demarche/dix-principes/->Portail données ouvertes] » de la Ville de Montréal pour des exemples concrets.]].
Pour que ces données publiques puissent être exploitées pour l'avantage général de la société, elles doivent 1) être «libres[[Certains disent «données ouvertes» par calque de l'anglais «open data».]]» au sens d'être publiées sans restriction comme l'est le logiciel libre et 2) disponibles dans des formats de données également «libres», condition nécessaire à l'interopérabilité des systèmes informatiques hétérogènes d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Il en va de la pérennité de l'information utile à la chose publique, ultimement même de la mémoire de notre société et de la conservation à long terme du patrimoine immatériel de l'espèce humaine.
La partie est loin d'être gagnée d'avance, mais si nous faisons les choses comme il faut dans ce domaine, alors il est possible qu'un jour toutes les cultures disent avec nous: «Je me souviens».
L'ordinateur au service de l'humain et de sa société
L'ordinateur, ce calculateur universel reprogrammable aux applications utiles presque infinies, est handicapé, dans son potentiel de transformation sociale positive, lorsqu'il est exploité au moyen de logiciels qui privent ses utilisateurs des quatre libertés informatiques. D'abord au service de la chose militaire, ensuite de la chose financière et commerciale, cette invention formidable, qui a déjà 75 ans, doit être, une fois pour toute, mise au service de la chose publique dans tous les pays du globe. Pour cela, il faut cesser d'en remettre les moyens d'exploitation, d'une génération technologique à l'autre, à ceux qui veulent en être les propriétaires exclusifs.
Depuis la fin des années 1970, ces propriétaires exclusifs des moyens d'exploitation de nos ressources computationnelles ont fait de l'ordinateur un outil d'abord au service de leurs propres intérêts privés. Décidant à la place des citoyens quelles seraient les priorités de son utilisation, nos grands propriétaires l'on propulsé dans la vie quotidienne des travailleurs comme instrument d'accroissement de leur productivité, d'accélérateur de leurs communications et dans celle des consommateurs comme instrument au service du divertissement. La première utilisation a eu pour conséquence de creuser l’écart entre les riches et les pauvres comme jamais auparavant et la seconde a fait naître une nouvelle industrie du divertissement interactif aujourd'hui plus grosse qu'Hollywood.
Heureusement, une contre-culture informatique, renouant avec la fonction libératrice de l'humain que le milieu de la recherche académique avait assigné à l'ordinateur dans les années 1960-1970, remontait à la surface au début des années 1990. Depuis cette époque, nous savons qu'une autre informatique est possible. Nous savons qu'il est possible de quitter le modèle de développement liberticide qui domine encore aujourd'hui.
Pour que ce modèle cesse d'être dominant, il faut que les citoyens fassent le choix éthique de rejeter massivement les solutions technologiques qui reposent sur un logiciel qui nous confisque nos libertés informatiques fondamentales.
Le logiciel libre : pour décoloniser le cyberespace québécois (4)
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