La formation du mouvement pour le logiciel libre

Chronique de Mathieu Gauthier-Pilote

Cet article fait l'esquisse de l'histoire du développement du logiciel des années 1950 jusqu'à la formation du mouvement pour le logiciel libre.
Le logiciel avant l'industrie du logiciel
Avant que le développement du logiciel ne devienne un domaine industriel en soi, il s'agissait d'une discipline intimement liée au développement de l'industrie du matériel informatique. Le matériel étant inutile sans le logiciel qui permet de l'exploiter, l'un accompagnait toujours l'autre. Un client qui achetait un ordinateur pouvait facilement avoir accès au code source des logiciels qui étaient compris dans l'offre. Un peu tous les fabricants de matériel comprenaient que les propriétaires d'ordinateurs, leurs clients, pouvaient à bon droit désirer faire certains changements aux logiciels qu'ils utilisaient, par exemple pour corriger des bogues ou pour les adapter à leurs besoins spécifiques. L'accès au code source rendait ces choses praticables.
Ainsi, jusqu'à la fin des années 1960, le commerce se faisait sur la vente des appareils et sur le service de ces mêmes appareils. Le logiciel était développé par les entreprises qui fabriquaient et assemblaient les ordinateurs. Parallèlement, durant cette époque, le milieu universitaire développait son propre logiciel, essentiellement à des fins de recherche.
Tout cela va changer durant les années 1970, avec l'émergence d'un secteur logiciel qui se voudra autonome et à but lucratif. Très lucratif.
Le logiciel est approprié par une minorité
Au cours des années 1970, l'idée que le code source du logiciel dévoile le fonctionnement d'un appareil à la concurrence l'emporte sur celle qui le voit plutôt comme le manuel d'opération de l'appareil, qu'il est utile, voire essentiel, au client d'avoir entre les mains. Avec le développement de la micro-informatique viendra l'idée de ne développer que des logiciels en vue de leur commercialisation sur n'importe quel type d'ordinateur. Dans l'esprit des partisans de ce changement, il était question de créer un marché des logiciels autonome qui serait à l'avantage des utilisateurs d'ordinateurs.
Mais ces changements ne se sont pas fait sans conflit : ils sont en réalité le résultat d'un combat juridique. En 1969, IBM, le principal fabriquant d'ordinateur et développeur de logiciels, subit une poursuite du gouvernement des États-Unis pour différentes pratiques anticoncurrentielles[[La poursuite d'IBM par la justice américaine est finalement abandonnée en 1982, quelque 13 ans plus tard.]]. Un des point litigieux est le fait qu'IBM distribue sans frais une panoplie de logiciels avec ses appareils. Le gouvernement des États-Unis soutient qu'IBM fait une concurrence déloyale aux développeurs indépendants qui désirent vendre des copies des logiciels qu'ils développent. La même année, l'entreprise réagit à la poursuite en prenant la décision de ne plus fournir gratuitement, avec code source, les logiciels de type applicatif avec les ordinateurs qu'elle vend. C'est le point de départ véritable de l'industrie du logiciel telle que nous la connaissons aujourd'hui.
Vers la fin des années 1970, l'industrie de l'édition du logiciel, qui se développe sur un modèle en apparence semblable à celui de l'édition du livre, du disque ou de la vidéo, signe l'arrêt de mort du développement de logiciel en toute liberté, dans un esprit de partage de la connaissance scientifique ou même simplement dans l'intérêt du client qui voudrait contrôler la machine qu'il achète. Le droit d'auteur, les accords de non-divulgation, les secrets industriels, les marques de commerce, les embauches de chercheurs par le privé viennent transformer la réalité du milieu du développement de logiciel jusque dans les laboratoires informatiques des universités des États-Unis et du monde.
Mais les nouveaux propriétaires du logiciel seront confrontés à une culture de partage du code source bien enracinée depuis de nombreuses années. Sur cette question, un document intitulé An Open Letter to Hobbyists[« [An Open Letter to Hobbyists», Wikipédia.]] (Une lettre ouverte aux amateurs [d'informatique personnelle]) et signé par nul autre que Bill Gates est souvent cité. Nous sommes en février 1976. Les micro-ordinateurs ont commencé à envahir les bureaux et de plus en plus on les retrouvera à la maison, avec des jeux vidéos, mais pas encore Internet. Les premiers à aimer les ordinateurs au point d'en vouloir un à la maison sont des « hobbyists » ou amateurs d'informatique. Ces amateurs, bien souvent, choisissent de ne pas payer pour les copies des logiciels qu'ils installent sur leur propre ordinateur, qu'ils ont bien souvent assemblés eux-mêmes[[La passion qui anime ces gens est fort semblable à celle qui anime les personnes qui assemblent eux-mêmes leur propres voitures.]]. Dans sa lettre ouverte, Bill Gates les traite de «voleurs» et tente de leur faire comprendre qu'ils nuisent au développement d'un marché des logiciels qui selon lui serait à l'avantage de tout le monde y compris les amateurs d'informatique. Le jeune Bill, qui a 21 ans, a fondé son entreprise, Microsoft, un an auparavant. Lui et les autres hommes d'affaires ambitieux qui se lancent dans le logiciel privateur de liberté réussissent en grande partie à faire peur aux hobbyists et les années qui suivent voient la prolifération des micro-ordinateurs auxquels la plupart des gens sont habitués encore aujourd'hui. Ceux-là viennent généralement avec des copies de nombreux logiciels comme au temps du monopole d'IBM, mais elles ne vous appartiennent pas, ne vous appartiendront jamais, et vous ne verrez jamais leur code source.
Un vertueux citoyen refuse la soumission
C'est en plein triomphe de la microinformatique, au moment où le grand public commence à se familiariser avec les ordinateurs de bureau, surtout les PC et les Macintosh, que débute l'histoire du mouvement pour le logiciel libre.
La petite histoire de la grande histoire passe par un développeur de systèmes d'exploitation du laboratoire d'intelligence artificielle du MIT, qui fait le choix rationnel de refuser, par principe, de participer à cette nouvelle industrie du logiciel, qui demande aux développeurs de signer un accord de non-divulgation comme condition d'embauche et qui accorde aux simples mortels que nous sommes la permission d'utiliser une copie d'un logiciel à condition de ne pas le partager avec d'autres. Car avant d'être un chercheur en intelligence artificielle et un développeur de systèmes d'exploitation, cet homme, Richard Stallman, est un citoyen au sens noble du terme. Un vertueux patriote pourrait-on dire, de la trempe de ceux qui ont fait le prestige rattaché au titre de citoyen américain. « America Means Civil Liberties. Patriotism Means Protecting Them. » peut-on lire sur la page d'accueil de son carnet politique en ligne[[Stallman.org]].
Pourquoi Richard Stallman refuse-t-il de suivre tant d'autres chercheurs embauchés par les premières entreprises de la nouvelle industrie du logiciel? Est-il contre le droit de propriété? Contre le «libre» marché? Est-il un communiste? Voyons cela de plus prêt...
Pour comprendre le raisonnement de Richard Stallman, il faut s'intéresser aux documents qui servent d'armature légale à l'industrie du logiciel. Le premier document qu'il se refuse à signer, par principe, depuis les années 1970 est ce qu'on appelle un accord de non-divulgation ou accord de confidentialité. C'est ce document que doit généralement signer le développeur pour être à l'emploi d'un éditeur de logiciel privateur de liberté. En effet, vu sous l'angle juridique, les multinationales de l'industrie du logiciel se sont développées :
* en s'appropriant, sans retour, le fruit du travail de développeurs qui acceptaient de se départir de leur droit d'auteur en échange d'un bon salaire;
* en protégeant ce qu'ils avaient approprié (au moyen du droit d'auteur) par le secret industriel, les marques de commerce et les brevets;
* en posant les conditions de l'utilisation de leur «propriété» par leurs clients, leurs partenaires, etc., de façon à contrôler la distribution;
Un autre document que Richard Stallman a pris la peine de lire et a refusé de signer par principe est le contrat de licence qui lie le propriétaire d'un logiciel privateur de liberté à son utilisateur final. Le contrat de licence est le document que vous n'avez jamais lu mais qui vous est apparu à l'écran un nombre considérable de fois en installant des applications sur votre ordinateur. Le contrat de licence typique constitue une liste d'interdits : interdit de le copier sauf peut-être pour en faire une sauvegarde personnelle, interdit d'en faire l'utilisation sur plusieurs ordinateurs en même temps, interdit de tenter de comprendre son fonctionnement réel en étudiant son fonctionnement par rétroingénierie, etc. Interdit naturellement aussi de vérifier ce que fait vraiment le logiciel grâce au code source, propriété «intellectuelle» de son développeur...
Richard Stallman est une personne qui, fait rare dans notre société de surabondance et de facilité, se pose des questions d'ordre éthique avant d'entreprendre une action qui a des conséquences sociales, même si cette action promet de lui rapporter un grosse somme d'argent... Mais M. Stallman n'a pas fait l'histoire simplement en refusant de collaborer au phénomène du logiciel non-libre. En plus de refuser de collaborer à ce qu'il voyait comme un mal social, il a entreprit de lui apporter un remède.
La mise en place d'une alternative
Le 27 septembre 1983, Richard Stallman, alias RMS, annonce publiquement son projet de développer un système d'exploitation entièrement libre, portable à toutes les architectures et compatible UNIX, qu'il nomme GNU. L'extrait suivant illustre tout l'idéalisme et l'altruisme de son entreprise :
« Si je recevais des dons d'argent, je pourrais engager quelques personnes à temps complet ou à temps partiel. Le salaire ne sera pas élevé mais je recherche des gens pour qui aider l'humanité est aussi important que l'argent[« [Initial announcement », gnu.org.]]. »
Fort heureusement pour Stallman et pour l'humanité, des programmeurs, dont beaucoup de bénévoles, ont répondu à l'appel. En janvier 1984, il quittait son emploi au MIT pour se consacrer à temps plein à son projet de développer un système d'exploitation qui serait distribué sous une licence qui donnerait explicitement le droit à ses utilisateurs de l'utiliser comme ils veulent, de le partager avec d'autres et d'étudier son fonctionnement grâce au code source [« [Licence Publique Générale GNU », april.org]].
Entre 1984 et le début des années 1990, les participants au projet ont écrit minutieusement, un par un, les composants du système d'exploitation GNU. Les médias ont très peu parlé de l'énorme travail réalisé dans l'ombre par les centaines de développeurs de GNU.
En 1991, il ne manquait plus au projet GNU qu'un composant, le noyau (en anglais kernel), pour avoir un système d'exploitation complet. Ce manque est comblé par le noyau Linux, qui passe sous la licence publique général GNU le 5 janvier 1992, mais sans faire officiellement partie du projet GNU. Dans les années qui suivront, l'adoption du logiciel libre, malheureusement pas toujours en connaissance de cause, sera vraiment très grande à tous les niveaux.
Grâce au logiciel libre, les développeurs sont, pour emprunter l'expression de Kant, sortis de leur minorité. Ils ont repris leur droit d'auteur, ont refusé de garder pour eux le secret de fabrication des logiciels et autorisé formellement le public à faire des copies de leur travail. Une fois le système d'exploitation GNU/Linux disponible, les développeurs libres ont produit une quantité phénoménale d'applications équivalentes ou supérieures à celles produites par le marché à tendance monopolistique mis en place par Bill Gates et ses amis vers la fin des années 1970. Le réseau Internet, qui fait en sorte qu'un grand nombre de personnes peuvent collaborer au développement du même code source, qui permet la distribution du logiciel final à des coûts très faibles, y est certainement pour beaucoup dans le succès relatif de l'alternative libre. Cependant, cette alternative libre ne peut pas s'imposer de façon définitive simplement en raison de la gratuité des copies, de l'aspect «cool» et «tendance» associé à «Linux», aspect qui s'est considérablement essoufflé dans les dernières années par ailleurs. Le succès relatif des systèmes d'exploitation et applications libres apparaît déjà moins significatif en 2012, alors que tout le monde en a pour les téléphones portables non-libres des Apple et Google et que les services de réseautage social comme Facebook nous donnent l'impression d'être revenu à l'hypercentralisation d'America Online...
La migration complète vers le logiciel libre, étape nécessaire à la construction d'une société technologique qui restera humaine et libre, pose de grands défis qui ne sont pas que techniques, loin de là. Ces défis sont globaux et sont certainement comparables à plusieurs niveaux aux défis de transition de nos sociétés à des modèles de développement économiques équitables et durables. Il n'appartient qu'à nous, l'ensemble des citoyens utilisateurs de logiciels, de faire les bons choix et par ces choix d'offrir aux électrons libres du milieu informatique des emplois qui les intéresseront et qui serviront au progrès général de notre société. Car la bataille pour une informatique libre au service d'une société libre est loin d'être terminée et pour la gagner, il faudra que le citoyen moyen fasse les choix éthiques qui s'imposent. Pour cela, il devra faire la révolution la plus difficile qui soit, celle de ses propres habitudes...
Dans le prochain article, j’approfondirai les enjeux éthiques du logiciel.
Bibliographie
-* Richard Stallman, Free Software, Free Society: Selected Essays of Richard M. Stallman, GNU Press, 2002, 223 p. (en ligne)
-* Peter Drahos, John Braithwaite, « Chapitre 11. Infogopolies », dans Information feudalism. Who owns the knowledge economy?, Earthscan, 2002.


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