Ottawa vit ces jours-ci une crise politique importante. Cette crise est importante parce qu'elle a pour objet le choix d'un gouvernement pour le Canada, mais elle l'est surtout parce qu'elle porte sur l'orientation politique fondamentale de l'État. Le gouvernement en place a en effet présenté au Parlement un train de mesures solidement campées à droite et l'opposition, plus à gauche, a réagi à ces mesures en formant une coalition destinée à remplacer le gouvernement. La question cruciale que soulève cette situation est de savoir qui, dans notre régime constitutionnel, dispose du pouvoir de dénouer cette sorte de crise.
Il en est qui pensent que la gouverneure générale jouit de ce pouvoir de choisir entre politiques de droite et politiques de gauche, en appelant d'elle-même la coalition à remplacer le gouvernement à la suite d'un vote de non-confiance à l'endroit du gouvernement. À notre avis, tel n'est pas le cas.
L'on peut certes penser que les politiques de l'opposition sont préférables à celles du gouvernement, mais il existe au-dessus de ce choix du jour des institutions démocratiques qu'il importe en toute circonstance de respecter. Or, il est acquis depuis plus de 80 ans que celui ou celle qui représente le roi ou la reine doit exercer ses «prérogatives royales» conformément aux directives du gouvernement élu. La monarchie réelle a fait place depuis longtemps à une «monarchie constitutionnelle» reposant sur la convention constitutionnelle voulant que les représentants de la monarchie au Canada ne jouissent d'aucun pouvoir politique. La seule exception à cela concerne l'hypothèse du coup d'État gouvernemental, ce qui serait le cas du gouvernement qui refuserait de démissionner après avoir été défait aux élections ou encore au Parlement.
Pour prétendre le contraire, certains invoquent un précédent de l926. Or, ce cas, le dernier où un gouverneur général a refusé de suivre la directive que lui avait donnée le gouvernement, est considéré en doctrine constitutionnelle comme l'événement qui, en raison de ses suites, marque l'établissement de la convention constitutionnelle voulant qu'un gouverneur doit agir conformément aux directives du gouvernement. Certains citent aussi un précédent ontarien de 1985, dont les circonstances sont fort étrangères au présent cas, et où le gouvernement ne s'était pas opposé à ce que le lieutenant-gouverneur appelle l'opposition à former un gouvernement.
Selon les normes constitutionnelles qui nous régissent, ce n'est pas la gouverneure générale qui a le pouvoir de dénouer la crise politique qui a cours à Ottawa. Ce sont d'abord les acteurs politiques en présence qui ont ce pouvoir. C'est à eux qu'il appartient de faire preuve de mesure et de retenue en ayant à l'esprit, de part et d'autre, qu'il pourrait s'avérer périlleux de renverser un gouvernement ou de dissoudre la Chambre peu de temps après des élections générales.
Le choix de l'électorat
Et s'il s'avérait impossible de parvenir à un compromis, ce serait ultimement à l'électorat, et certainement pas à la gouverneure générale, qu'il reviendrait de faire un choix entre les deux positions politiques fondamentales en présence. La gouverneure générale, selon la constitution, ne devrait que suivre la directive que lui ferait le gouvernement, et ce serait à lui et non à elle de subir les conséquences politiques de sa décision de dissoudre la Chambre, tout comme ce serait à l'opposition coalisée de subir les conséquences de sa décision de renverser le gouvernement.
Le fait que des élections générales aient eu lieu il y a peu de temps ne devrait en rien augmenter le pouvoir et la responsabilité de la gouverneure générale. Il devrait seulement servir à presser les acteurs politiques à faire en sorte qu'il ne soit pas nécessaire de refaire des élections. C'est là la base de notre régime parlementaire, un régime de collaboration entre le Parlement et le gouvernement, où pour forcer cette collaboration le premier dispose du vote de non-confiance et le second du pouvoir de dissolution.
Si, par pure hypothèse, la gouverneure générale décidait de prendre la responsabilité de faire ce choix entre le gouvernement et l'opposition, et entre leurs orientations respectives, il s'agirait d'un acte inconstitutionnel, qui pourrait nous plonger dans une crise institutionnelle plus grave encore que la présente crise politique.
Les tribunaux pourraient être appelés à déclarer qu'existe bel et bien une convention constitutionnelle selon laquelle les représentants de la monarchie doivent au Canada agir selon les directives de gouvernement.
À terme, ce geste mettrait certes en cause la survie de l'institution monarchique. Et dans l'immédiat, il pourrait entraîner un changement de gouverneur général, la durée du mandat de celui-ci n'étant protégée par aucune norme, tout comme sa nomination relève de la discrétion la plus absolue de premier ministre.
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Henri Brun
L'auteur est professeur de droit constitutionnel.
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