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Le 4 juin 2009, Barack Obama prononce son premier grand discours dans le monde arabe. Au Caire, il énonce des idées audacieuses et ouvre la porte au dialogue; dans l'assemblée quelqu'un crie: «Obama, we love you!» Mais le monde musulman n'est pas tout à fait dupe: selon une étude de l'Université du Maryland menée conjointement avec Zogby international en 2009 auprès des populations arabes, seuls 4 % des sondés estiment que la démocratie est un objectif pour les États-Unis au Moyen-Orient.
Par contre, 43 % pensent que leurs actes sont motivés par le contrôle du pétrole, 52 % par la protection d'Israël, 24 % par la volonté de maintenir le statu quo régional. Or l'Égypte est le deuxième récipiendaire de l'aide économique et militaire américaine après Israël, et un pays pétrolier et gazier qui exporte peu. Seul État arabe avec la Jordanie à avoir signé un traité de paix avec Israël, c'est sa centralité géographique qui en fait le pivot de la géopolitique américaine pour ses opérations militaires. Et c'est ce qui explique l'exercice de haute voltige auquel se plie l'administration Obama depuis quelques jours.
Éviter à tout prix le syndrome Carter
L'administration Obama n'est pas seule à tergiverser depuis le début du printemps arabe amorcé en Tunisie. Toutes les chancelleries occidentales cherchent à définir leur marge de manoeuvre dans cette région très volatile. Prise entre la volonté de maintenir sa sécurité nationale et de demeurer fidèle aux principes moraux énoncés au Caire en 2009, l'administration Obama cherche à éviter de sombrer dans le syndrome qui a sonné le glas de la présidence de Carter.
Trop prudent, trop cérébral, pas assez intuitif, le président Carter qui rêvait de faire de la promotion des droits de la personne la clé de voûte de sa politique étrangère, a fini par se heurter à la realpolitik: mal équipé pour répondre à la révolution iranienne, à la prise d'otages de l'ambassade américaine à Téhéran, il n'a pas su créer une équipe capable de pallier ses défauts décisionnels. Au début de l'année 2010, Zbigniew Brezinzski, conseiller pour la sécurité nationale de Carter de 1977 à 1981 (il est celui qui assurait le shah, en novembre 1978, du soutien infaillible des États-Unis), écrivait, dans la revue Foreign Affairs, qu'Obama avait tous les risques de préférer la précaution à l'action.
Grandes manoeuvres sur Pennsylvania Avenue
L'Égypte est le premier vrai test de politique étrangère pour l'administration démocrate, car elle n'est pas directement le fait de l'héritage des années Bush. C'est également le moment de vérité pour Richard Daley, nouveau secrétaire général de la Maison-Blanche, qui doit prouver qu'il est en mesure de faire fonctionner l'équipe renouvelée de la Maison-Blanche. En effet, Obama a voulu mettre en place une «équipe de rivaux» pour disposer d'avis contradictoires et éviter ainsi les écueils de la pensée groupale qui a prévalu sous l'administration Bush: il en fait sans doute les frais.
Son équipe de sécurité nationale est hétérogène. Tom Donilon, son conseiller pour la sécurité nationale, est — contrairement à son prédécesseur Jim Jones — plus un conseiller politique: il est là pour arbitrer les différends entre militaires et civils, entre le secrétariat d'État et le Pentagone, à l'origine des effets dilatoires sur la prise de décisions sur l'Afghanistan. Si l'amiral James Clapper, à la tête de la direction du renseignement, a une bonne connaissance des affaires internationales, tout comme Dennis Ross, conseiller spécial sur le golfe Persique, Leon Panetta, directeur de la CIA n'en a aucune: sa nomination visait à restaurer l'intégrité d'une institution discréditée par le gouvernement Bush.
Ces différences ont nécessairement un impact sur les intentions politiques des différents conseillers. Ce faisant, leurs dissensions sont réelles. C'est ce qui peut expliquer les lenteurs dans la prise de décisions et la tiédeur de certaines déclarations. Il y a une semaine, les conseillers de sécurité nationale ont évoqué, derrière des portes closes, la possible fin de l'ère Moubarak. Ils se sont formellement rencontrés samedi et dimanche dernier dans la Situation Room. [...]
Malgré cette prise de conscience de la réalité égyptienne et la justesse des analyses de terrain produites entre 2007 et 2009 par l'ambassade américaine au Caire (et divulguées par WikiLeaks), le paquebot américain paraît naviguer à vue.
Alors que le vice-président Biden laissait encore entendre récemment que Moubarak n'était pas un dictateur, le vent a tourné la fin de la semaine dernière lorsque sur Twitter, David Axelrod a critiqué directement le gouvernement égyptien alors que Robert Gibbs a évoqué de possibles réductions de l'aide américaine. Dans le même temps, sur les grandes chaînes télévisées dimanche, Hillary Clinton est graduellement passée du fait de vanter la stabilité du pays à l'appel à des élections libres. [...]
Exercice de haute voltige au pays des pharaons
Dans le Machrek, Obama se transforme en funambule, naviguant entre l'idée de ne pas sacrifier l'équilibre établi de longue date dans la région et le fait d'être du bon côté de la barrière à la fin de l'histoire. Qui soutenir, d'Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue arabe et très populaire ex-ministre des Affaires étrangères, de Mohamed el-Baradei, Prix Nobel de paix en 2005, résolument pro-Obama au cours des deux dernières années et soudainement très critique de la politique américaine en ce qui concerne la nébuleuse du Mouvement du 6-Avril et Mohammed Badie, guide suprême des Frères musulmans, qui semble s'être résolu à entrer dans le jeu après être demeuré longtemps à l'arrière-plan?
Il s'agit de concilier l'attachement traditionnel des États-Unis à la démocratie et le soutien traditionnel de l'oncle Sam à l'Égypte. Le dilemme est cornélien, mais pas inédit: le silence assourdissant des Américains lors de la révolution d'avril dernier au Kirghizistan prouve que le choix ne va pas nécessairement vers les idéaux démocratiques. Les États-Unis ne peuvent pourtant pas négliger la contestation égyptienne comme ils l'avaient fait avec l'opposition iranienne — perdant ainsi la Perse. Ils doivent simultanément éviter de donner l'impression que les États-Unis pratiquent encore une politique de «changement de régime» au Moyen-Orient et, dans le même temps, ne pas passer pour des alliés volages.
Les États-Unis sont-ils un allié fiable?
Alors que Barack Obama scandait au Caire, il y a deux ans, que les implantations de colonies devaient s'arrêter, les États-Unis ont fini par renoncer à s'imposer à Israël: le capital politique que le président s'était construit dans le monde arabe s'est alors évaporé. Mais le coup de grâce, au demeurant amorcé par Moubarak lui-même hier, pourrait venir avec la chute du gouvernement égyptien et prendre deux formes. D'un côté, si l'Égypte bascule, elle peut entraîner avec elle des alliés secoués par des manifestations comme la Jordanie, le Yémen, et finir par affecter plus encore le Liban. Elle peut également entraîner dans le camp des États faillis, terreau fertile du terrorisme, le Soudan, la bande de Gaza et la Cisjordanie. Elle pourrait enfin créer des inconnues si la chape de plomb devait être levée en Syrie ou si la contestation finissait par gagner l'Iran.
De l'autre côté, si les États-Unis donnent le sentiment très clair de ne pas être un «ami» fiable et de lâcher leurs alliés dans les moments cruciaux, l'Arabie saoudite, le fragile Pakistan ou encore le Koweït pourraient être amenés à reconsidérer leur politique pro-américaine. Et l'Iran (s'il n'est pas vulnérable à la contagion politique) peut enfin se frotter les mains. L'effet domino est là. La meilleure décision est encore celle du départ «volontaire» de Moubarak tel qu'annoncé hier et la mise en place rapide en Égypte d'un processus de transition démocratique et d'une élection présidentielle.
Enfin, encore en pleine crise économique, les États-Unis n'ont pas les moyens financiers de perdre l'Égypte: le canal de Suez et l'oléoduc Suez-Méditerranée représentent 3 millions de barils de pétrole par jour; sa fermeture signifierait un détour de 10 000 km, soit dix jours pour les pétroliers. Et si les puissances occidentales ont des réserves stratégiques pour amortir le choc, il demeure que la hausse du coût du baril aura un impact proportionnel sur la croissance mondiale. La politique étrangère de Barack Obama vient résolument d'entrer dans une nouvelle ère.
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Charles-Philippe David et Élisabeth Vallet - Respectivement professeur de science politique et professeure associée en géographie à l'UQAM ainsi que coprésident et membre de l'Observatoire sur les États-Unis de la chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM 2 février 2011 Afrique
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