Français et Italiens ont beau voler au secours des Grecs en Méditerranée, le président turc a l’avantage à court comme à long terme, estime Philippe Migault, directeur du Centre européen d'analyses stratégiques.
On peut détester Recep Tayyip Erdogan. Dénoncer son soutien à l’Etat islamique. Condamner son intervention en Libye, à grands renforts de djihadistes. Fustiger son mépris du droit international comme des droits de l’homme. Il n’en demeure pas moins que ce dernier, quatre ans après une tentative de putsch visant à le renverser, après ses échecs sur les fronts électoraux et syrien, est moins vulnérable que jamais. Pas parce qu’il est un stratège de haut vol. Pas parce que l’armée turque est redoutable.
Son pays, pourtant simple puissance régionale, a recouvré, à la faveur d’un changement de paradigme, le rôle de clé de voûte du système international
Simplement parce que son pays, pourtant simple puissance régionale, a recouvré, à la faveur d’un changement de paradigme, le rôle de clé de voûte du système international que lui confère sa position géographique exceptionnelle. Et qu’Erdogan sait surfer avec cynisme et réalisme sur les circonstances, très favorables, qui se présentent à lui.
Cette mutation de l’ordre international s’opère en deux phases.
L’Europe ? Erdogan a depuis longtemps fait une croix sur elle
La première s’ouvre en 1991, avec la disparition de l’Union soviétique. Privés d’ennemis et de garde-fous, les Etats-Unis s’abandonnent à l'hubris. Hyperpuissance solitaire, ils cèdent à la tentation de mettre le monde en coupe réglée, multipliant campagnes militaires et entorses au droit international, s’appuyant sur l’OTAN, alliance défensive dont ils font le bras armé de leur hégémonie.
Simultanément s’effectue le glissement de la Communauté économique européenne vers l’Union européenne, marquant le triomphe définitif d’une vision de l’Europe strictement juridique et marchande. Désireux d’encaisser les «dividendes de la paix», les Européens de l’Ouest promeuvent ce modèle, strictement matérialiste, jusqu’aux frontières de l’ex-URSS et de la Turquie à la faveur de plusieurs phases d’élargissement intégrant les nations d’Europe centrale.
Associés au sein d’une communauté transatlantique prétendant résumer, peu ou prou, la «communauté internationale», Américains et Européens de l’Ouest propagent leur système de «valeurs» à la faveur de nouveaux concepts, tel le droit d’ingérence humanitaire ou la «guerre préemptive», foulant aux pieds par leurs immixtions l’ordre Westphalien traditionnel. Irak en 1991, Bosnie en 1995, Kosovo en 1999, Irak, encore, en 2003 : les Etats-Unis et leurs alliés semblent en mesure de modeler la scène internationale à leur guise, à coups de Tomahawks et de sanctions. Mais si la prise de Bagdad, au printemps 2003, est l’apogée de leur puissance, elle marque aussi le début de leur déclin. De la seconde phase que nous évoquions.
2003, c’est le début de l’enlisement en Irak, dans la foulée de la chute de Saddam. Le pays rentre dans une phase de guérilla sanglante. Promouvant l’idée d’un «nouveau Moyen-Orient» conforme à leurs intérêts, les Etats-Unis déstabilisent l’ensemble de la région, donnant naissance à l’Etat islamique et à une vaste zone de non-droit s’étendant sur l’Irak et la Syrie.
2003, c’est aussi l’année où Français, Allemands et Russes, s’opposant nettement à l’intervention américaine, signifient à Washington qu’ils n’entendent plus lui accorder de blancs-seings au nom de la guerre contre le terrorisme. Le couple franco-allemand, pilier alors de la construction européenne, commence à prendre ses distances. Les Français parce qu’ils savent, par leurs experts en Irak, que les prétendues armes de destruction massives de Saddam n’existent pas, les Allemands par pacifisme. La Russie, après la main tendue de Vladimir Poutine à George Bush Jr. au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, abandonne toute cordialité vis-à-vis des Etats-Unis suite à cette énième démonstration de force unilatérale. La nouvelle Guerre froide commence à ce moment, sans que l’on en ait encore conscience.
2003, enfin, c’est l’année où Recep Tayyip Erdogan est nommé au poste de Premier ministre de la Turquie. Alors qu’il est à peine en fonction, le Parlement turc refuse aux Américains l’utilisation du territoire turc pour mener une offensive en Irak. C’est le début d’une longue série de crises entre Washington et Ankara.
Car Erdogan n’aspire aucunement à se comporter en lieutenant modèle des Etats-Unis ou humble quémandeur d’un strapontin dans l’Europe. Il partage le rêve de grandeur d’un Kemal Atatürk et entend conduire sa propre politique, en fonction des seuls intérêts turcs. Mais contrairement à son illustre prédécesseur, rêvant d’arrimer son Etat à la civilisation occidentale, ou aux fantasmagories pantouraniennes d’Enver Pacha, il cherche à rétablir la puissance turque dans l’ancienne sphère d’influence ottomane : Machrek, Maghreb et Balkans. Autant de zones en proie à des tensions, des crises, dont la Turquie peut d’autant plus aisément tirer parti, à court comme à long terme, qu’elle ne rencontre l’opposition d’aucune puissance majeure, hormis – dans une certaine mesure – la Russie.
«La Turquie est un médiocre allié de l’OTAN, mais la Russie est l’ennemi numéro 1 !»
L’Europe ? Erdogan a depuis longtemps fait une croix sur elle. Il n’évoque le rejet dont elle fait l’objet depuis la fin des années 50 que pour mieux tétaniser les Européens en sous-entendant qu’ils sont racistes et islamophobes.
Pratiquant un chantage migratoire vis-à-vis de l’Union européenne lui ayant déjà rapporté plus de trois milliards d’euros, il a parfaitement compris que les dirigeants occidentaux préféreront s’incliner à chacun de ses coups de menton plutôt que de risquer une «guerre de civilisation» susceptible de choquer les bonnes âmes.
D’autant que l’Allemagne, exerçant actuellement la présidence de l’Union européenne, adhère complètement à la doxa de l’UE rejetant toute édification d’une Europe puissance et n’entend pas plus froisser son énorme communauté turque, instrumentalisée par Ankara, que les Français n’osent fâcher leur population algérienne régulièrement excitée par Alger
Les marines européennes ont certes toujours les moyens d’anéantir la flotte turque en quelques heures. Elles ne bougeront jamais un petit doigt
Les flottes française, italienne et chypriote peuvent donc bien manœuvrer de concert avec les navires grecs en Méditerranée orientale, cela n’impressionne aucunement Erdogan. Les temps de Lépante et de Navarin sont loin. Les marines européennes ont certes toujours les moyens d’anéantir la flotte turque en quelques heures. Elles ne bougeront jamais un petit doigt. Messieurs les Turcs, tirez les premiers !
Et Erdogan a d’autant moins de raisons de se gêner vis-à-vis des Européens que ces derniers, profondément divisés, ayant toujours répugné à appeler un chat un chat et le soutien de la Turquie à l’Etat islamique une complicité de crime contre l’humanité, continuent de le courtiser.
Les Britanniques, à la recherche de partenaires financiers pour leur programme d’avion de combat Tempest, ont proposé aux gentils démocrates turcs de s’associer au projet. L’Espagne a vendu à Ankara un porte-aéronefs de près de 30 000 tonnes qui lui permettra, en complément des six submersibles de Type-214 très performants achetés à l’Allemagne, de peser plus lourdement encore en Méditerranée orientale… Bravo l’Europe.
Les Etats-Unis ? En pleine campagne présidentielle, ils ne feront rien à court terme. A long terme, que peuvent-ils ? Pas grand-chose. Prendre des sanctions ? Recep Tayyip Erdogan s’apprête à acheter un second régiment de systèmes de défense antiaérienne élargie S-400, en dépit des sanctions américaines dont la Turquie a fait l’objet après l’achat du premier. Il a déjà renoncé au F-35 américain afin d’acheter du matériel russe. Et les Américains se contentent de grogner, faute de pousser un peu plus la Turquie dans les bras de Moscou.
Ankara est un mauvais allié, Erdogan est incontrôlable, il sème la zizanie dans l’Alliance atlantique ? Qu’importe ! Comme le résume l'amiral James Stavridis, ancien SACEUR (commandant des forces de l’OTAN en Europe) et petit-fils d’un Grec ayant dû fuir le nettoyage ethnique dont ont fait l’objet les Grecs de Turquie dans les années 20 : «La Turquie est un médiocre allié de l’OTAN mais la Russie est l’ennemi numéro 1 !».
Se jouant de toutes pressions européenne ou américaine, Erdogan est le seul chef d’Etat du Moyen-Orient – avec Benjamin Netanyahou – à pouvoir agir à sa guise en signifiant à «la communauté internationale» qu’il n’a que faire de ses remontrances.
Seule la Russie pourrait, comme elle l’a démontré après l’affaire du Sukhoï-24 abattu par l’armée de l’air turque en Syrie, ramener le Sultan à plus de mesure.
Mais nous avons si bien œuvré depuis 2014 à la couper de ses racines européennes, sans aucun espoir de rapprochement à moyen terme, qu’elle a, elle aussi, renoncé à courtiser une UE qui la rejette pour se rapprocher d’une Turquie traditionnellement ennemie, mais isolée elle aussi. Après le rapprochement sino-russe, l’esprit de Rapallo s’étend. Pour le plus grand bonheur d’Erdogan.
Philippe Migault
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