Les dessous de l'intervention en Libye

Il y a derrière cette démonstration de force des considérations politiques qui n'obéissent pas forcément au grand jeu de la politique étrangère

Géopolitique — Afrique du Nord


Les premières images des attaques sur la Libye rappellent celles, il y a vingt ans, du début de la guerre du Golfe, ou encore, cinq ans auparavant, de l'attaque américaine contre Kadhafi en représailles à un attentat terroriste à Berlin. Il aura pourtant fallu bien du temps pour aboutir à la mise en place d'une zone d'interdiction aérienne sur la Libye, à la suite de longues tergiversations des chancelleries occidentales et de redoutables batailles diplomatiques.
Un mois de manoeuvres dilatoires qui auront fait perdre un temps précieux, permettant à Kadhafi de reprendre le dessus sur les rebelles retranchés à Benghazi, faisant planer sur le pays le spectre d'un génocide. Ce retard complique déjà la stratégie des semaines à venir et hypothèque le renversement du régime libyen. Or, si les gouvernements ciblent volontairement le chef paria du monde arabe, c'est qu'il y a également derrière cette démonstration de force des considérations politiques qui n'obéissent pas forcément au grand jeu de la politique étrangère.
Les considérations stratégiques
L'attaque de la coalition contre la Libye est une illustration de la mise en oeuvre de la diplomatie coercitive, à mi-chemin entre la résolution pacifique d'une crise et la conduite d'une guerre, avec tous les risques de dérapage que cela comporte, à l'instar des expériences menées dans les années 1990.
En effet, en Irak et en Bosnie, les opérations d'interdiction de l'usage de l'espace aérien ont été des échecs. Dans les deux cas, les alliés n'ont pu faire l'économie du recours à d'autres formes d'intervention. En Bosnie, la diplomatie coercitive a réussi et a conduit aux accords de paix de Dayton, qui ont prescrit une opération au sol avec la mise sur pied d'une mission de paix. En Irak, par contre, la diplomatie coercitive composée de sanctions et de zones d'exclusion aérienne n'a pas même ébranlé le régime de Saddam Hussein, légitimant aux yeux des faucons américains l'intervention au sol de 2003.
Sur l'opération libyenne plane le spectre du Kosovo: lorsqu'en 1999 Clinton lance l'opération aérienne dans les Balkans, il exclut tout déploiement au sol. Pourtant, l'OTAN finit par choisir l'option terrestre pour protéger les populations kosovares. Ainsi, rien ne permet à ce stade d'affirmer, comme le fait le ministre de la Défense Robert Gates qu'il n'y aura aucune opération au sol en Libye. Car en diplomatie coercitive, on sait où ça commence, mais pas où cela finira.
Le spectre de l'échec au Rwanda
Pourquoi l'administration Obama choisit-elle d'intervenir, mais assez frileusement et tardivement en limitant ses propres opérations au seul espace aérien, et pour un temps très court? Les désaccords à l'intérieur de l'administration depuis les débuts du printemps arabe sont marqués. Les militaires du Pentagone, le secrétaire à la Défense, Robert Gates, le conseiller pour la sécurité nationale, Thomas Donilon, et le conseiller spécial sur l'antiterrorisme du président, John Brenan, redoutant un nouvel enlisement américain dans le monde arabe et la présence d'éléments de l'AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) dans l'est de la Libye, y sont farouchement — et parfois publiquement — opposés.
Leur «défaite» tient au revirement spectaculaire d'Hillary Clinton convaincue par les arguments de Samantha Power qui est au Conseil de sécurité nationale, et de Susan Rice, ambassadrice aux Nations unies. Ces deux dernières ont en tête le génocide rwandais lorsqu'elles prennent position en faveur d'une intervention en Libye: la première a mené une recherche remarquable sur l'échec de la politique étrangère américaine au Rwanda (publiée sous le titre A Problem from Hell), tandis que la seconde en a été le témoin en tant que conseillère pour l'Afrique du président Clinton.
C'est sans doute cette analogie avec l'intensification de l'offensive menée par Khadafi qui a conduit Hillary Clinton à se ranger du côté de l'intervention et à convaincre en quelques heures le président Obama. En amenant la participation d'États arabes, l'appui du Conseil de sécurité, en obtenant la participation plus ou moins active d'une coalition d'une douzaine d'États (dont des champions des missions de paix comme la Norvège), Hillary Clinton a donc obtenu l'accord — limité — du président. Et qu'importe si les États-Unis tentent de minorer leur rôle et de donner le sentiment aux opinions publiques qu'ils ne jouent que les seconds couteaux, rien n'aurait été fait — et ne pouvait l'être — sans l'accord et la puissance de feu des Américains. Ainsi, cette décision est significative car elle est véritablement la première de Barack Obama comme commandant en chef des armées et pourrait avoir un impact déterminant sur sa présidence. Elle pourrait lui donner cette confiance qui lui a cruellement manqué depuis le début de son mandat en politique étrangère, et lui rapporter des dividendes à moindre coût. En effet, si l'opération Aube de l'Odyssée a peu de chances (mais ne sait-on jamais) de conduire rapidement au renversement du régime de Khadafi, la cible, par contre, en est une de prédilection: en choisissant de s'en prendre au paria du monde arabe, les dilemmes géopolitiques étaient moindres. Bien entendu, les pays qui dépendent lourdement du pétrole libyen, comme l'Italie, devront se réajuster. Mais derrière ces aspects purement stratégiques résident des considérations politiques que certains chefs d'État occidentaux ont choisi d'exploiter.
Les considérations politiques
De toute évidence, les révolutions syrienne, jordanienne, yéménite ou bahreïnie continueront à se dérouler à huis clos: point d'intervention occidentale, particulièrement dans la péninsule arabique. Cela ne veut pas dire que l'opération militaire en cours ne finira pas par y avoir des répercussions. Mais le coût d'une intervention serait politiquement beaucoup plus élevé: la Libye représentait une cible nécessaire, mais facile. Aux États-Unis, les tergiversations de l'administration Obama déchirée entre la protection des intérêts nationaux et la défense de la démocratie, l'inconsistance d'une politique tour à tour ferme, prudente ou silencieuse, ont alimenté la critique tant à gauche (John Kerry) qu'à droite (John McCain). À moins de neuf mois du début de l'année électorale, alors que les républicains commencent à se chercher un chef, le président Obama ne peut plus se donner le luxe de paraître faible en politique étrangère.
En France, c'est contre l'avis de son premier ministre et d'une partie du ministère de la Défense que le président Sarkozy, avec l'appui de son ministre des Affaires étrangères (et de Bernard-Henri Lévy!), précipite la France en première ligne au risque de froisser les alliés: c'est le gouvernement français qui, selon des diplomates américains, aurait retardé la mise en oeuvre de l'opération, en insistant sur la tenue du sommet de Paris, en s'opposant à la participation de l'OTAN, tout en déclenchant les premières frappes avant que les 12 États réunis dans la capitale française aient conclu. Au plus bas dans les sondages, en pleine élection cantonale et à un an des prochaines élections présidentielles, Sarkozy est marqué par ses errements dans les révoltes tunisienne et égyptienne et les liaisons de ses ministres avec les despotes arabes. Il s'érige un peu tard en défenseur des assiégés de Benghazi: «Wag the dog» s'écrit peut-être en version hexagonale.
Même en Grande-Bretagne, pour le premier ministre Cameron, l'affaire libyenne n'en est pas une mauvaise: fustigé pour son amateurisme en politique étrangère, pris entre le vote d'un budget d'austérité et un référendum polémique sur la réforme électorale, il a à gagner dans cette nouvelle posture. Pour autant, l'instrumentalisation de la situation libyenne pourrait avoir un coût à terme.
Diplomatie
À être trop prudents (en intervenant trop peu, trop tard), trop sélectifs (en s'en prenant au seul maillon faible des despotes arabes), trop pusillanimes (à établir un statu quo sans vraiment pousser au départ de Kadhafi), les chefs de la coalition pourraient s'empêtrer dans la question libyenne plus qu'ils ne l'auraient imaginé. Les scénarios d'un possible effet boomerang de cette politique évoquent tour à tour le terrorisme libyen, la «somalisation» de la Libye, la décrédibilisation des chancelleries occidentales sur l'autel de la règle du double standard.
Au bout du compte, la clé de la réussite stratégique de l'opération repose sur la préservation de la région de Benghazi et sur l'influence de l'interdiction des vols sur l'allégeance des militaires libyens. Or, si la diplomatie coercitive ne parvient pas à enrayer l'accentuation de la répression, et la commission de crimes contre l'humanité, la coalition pourrait être contrainte à une intervention terrestre qu'elle redoute tant et qu'elle aura tout fait pour éviter.
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Charles-Philippe David - Professeur au Département de science politique de l'UQAM et titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques,
Élisabeth Vallet - Professeure associée au Département de géographie à l'UQAM et directrice de recherches en géopolitique à la Chaire Raoul-Dandurand


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