Un. Les mains dans les poches, l’homme fredonne en marchant L’Alouette en colère de Félix Leclerc. Une femme sort sur son perron avec sa casserole, une spatule et une cuillère dans une main, un bambin dans l’autre. Trois collégiens arborant des carrés rouges haranguent les gens qui s’avancent sur leur balcon.
Sept. Au coin de la rue, où tous se rejoignent, les clients du bar commencent à sortir avec les instruments fournis par le patron : ils improvisent avec les lampadaires, la boîte aux lettres des postes.
Neuf. D’autres, assis en terrasse, subissent.
Onze. Ils tapent sur leurs casseroles. Les regards vaguement inquiets.
Quinze. Certains savent. D’autres se demandent ce que l’on attend.
Vingt-cinq. Applaudissements !
Deux cents. Les voitures ne circulent plus sur l’avenue Mont-Royal : depuis huit jours, le cortège assourdissant des casseroles ramasse les gens au coin de chaque rue. Ce soir ils viennent des deux côtés de l’avenue. Ils sont maintenant plus de...
Cinq cents. 500 !
Nous sommes à Montréal, sur le Plateau Mont-Royal, le 26 mai 2012. Il est 19h56. C’est le cent-quatrième jour de grève étudiante, la trente-troisième manifestation nocturne.
Venu du Chili, le « tintamarre », comme on dit en Acadie, est devenu un phénomène.
Un phénomène institutionnalisé par les médias sociaux contre la loi spéciale 78 (PDF) adoptée par le Parlement québécois en urgence pour tenter de résoudre par la force une crise qui lui échappe.
Depuis, le « tintamarre » gagne le reste du Québec. Du jamais-vu.
Tout a commencé durant l’hiver avec la hausse programmée des frais de scolarité. 75 % sur cinq ans. « Une hausse inéluctable », clame le gouvernement. 50 centimes par jour, ânonnent les ministres. Impensable, selon les syndicats étudiants, il faut un moratoire. Et alors que l’on approche de l’été, après trois mois d’enlisement, les positions demeurent figées.
Polarisation de la société
A Poudlard l’éducation est gratuite, pourquoi pas ici ?
Le 13 février 2012, des étudiants de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et de l’Université Laval à Québec votent la grève générale illimitée (sur Twitter le hashtag #ggi). Au Québec, la grève n’est pas décidée sur une base individuelle mais bien sur une base collective : les étudiants sont affiliés à leur association étudiante qui décide, à la majorité simple.
De là, la bataille de chiffres sur le nombre d’étudiants en grève : certains expliquent qu’ils veulent être en grève mais qu’ils ne le peuvent pas (l’association a voté pour la continuation du semestre). D’autres estiment « devoir être » en grève contre leur gré et finissent par demander des injonctions au pouvoir judiciaire pour pouvoir retourner en cours. Le carré rouge, symbole de la grève étudiante de 2005, refait surface.
Un peu moins d’un mois plus tard, faute de dialogue, la situation s’envenime. A compter du 7 mars, les premières manifestations violentes se déroulent au centre-ville de Montréal.
Traditionnellement fondée sur le consensus, la société québécoise découvre une agitation politique qui lui semblait appartenir aux années 1970 : on ne se « chicane » pas au Québec. Mais là c’est différent. La société se polarise au fur et à mesure que le conflit s’envenime. Par le biais des lettres ouvertes, des enfants et des parents s’opposent publiquement. Le gouvernement campe — c’est inhabituel — sur ses positions.
Les médias traditionnels adoptent des lignes éditoriales de plus en plus tranchées. A ce point que des journalistes sont parfois pris à partie, de part et d’autre au cours des manifestations. Un chroniqueur de droite cristallise d’ailleurs cette polarisation dans ses blogs et éditoriaux, et déclenche une vague de protestation sur les médias sociaux lorsqu’il twitte, le 20 mars :
— « Vu sur une terrasse à Outremont : 5 étudiants avec carré rouge, mangeant, buvant de la sangria et parlant au cellulaire. La belle vie ! »
Mais avec 200 000 étudiants dans les rues le 22 mars, la condescendance ne suffit plus à banaliser le mouvement. Et tandis que le phénomène s’étend graduellement au reste du Québec, les actions des étudiants sont de plus en plus diversifiées et spectaculaires : ponts bloqués (Montréal est une île), Tour de l’île en rouge, manifestation nue.
Tout le monde ou presque est sur Twitter
Le conflit devient un enjeu de société et finit par faire les émissions de grande écoute comme Tout le monde en parle. L’Ecole de la montagne rouge qui conçoit les pancartes et affiches est mise sur pied par des étudiants en design de l’UQAM. Un étudiant en arts crée des affiches sur le blog Eau tiède. Les étudiants en théâtre de l’UQAM forment quant à eux une Ligne rouge dans le métro. Un lipdub fait le tour des réseaux sociaux. Dans le même temps, certaines vidéos cherchent à réduire le fossé générationnel qui paraît se transformer en véritable ligne de fracture sociale.
L’escalade
La crise s’intensifie. Le 20 avril 2012, se tient le salon du Plan Nord — projet de développement du grand nord québécois promu par le gouvernement en place et dénoncé par les environnementalistes et les altermondialistes. Le premier ministre Jean Charest y fait une blague devant l’assemblée d’hommes d’affaires et de spécialistes de la région arctique. Ce n’est pas la première fois mais la vidéo fait le tour des réseaux sociaux. A l’extérieur, se déroulent des affrontements violents entre des groupes citoyens et les forces policières qui ont fermé le palais des congrès. Le syndrome de l’affrontement intergénérationnel/droite-gauche est de plus en plus marqué : le mouvement étudiant, qui se voit comme un mouvement syndical, est dépeint par le gouvernement et les politiciens de droite comme un rassemblement d’enfants-rois qui ne veut pas assumer sa « juste part ». Mais la foule diversifiée qui défile à Montréal pour le Jour de la Terre, le 22 avril, s’inscrit en faux contre cette description.
Le 27 avril, le gouvernement, après avoir exclu l’une des plus importantes associations (la CLASSE) des négociations suite au saccage du bureau de la ministre de l’éducation, fait une offre aux étudiants : une hausse sur sept ans au lieu de cinq. En omettant de dire que la hausse, indexée, sera avec ce nouveau calcul plus élevée que prévue. La réaction est immédiate. Et les marches nocturnes deviennent un événement quotidien, avec sa couverture par les chaînes d’information continue.
Chargeront ? Chargeront pas ? Le camion-flûte est censé avertir les manifestants. Twitter aussi. Mais l’assaut a bien souvent lieu avant que les manifestants n’aient pu se disperser.
Manifestation légale. Illégale. Tolérée. Intolérable. Puis de nouveau légale. Ou tolérée. La déclaration d’illégalité autorise donc les groupes d’intervention anti-émeute à charger, à un moment donné, la foule, pour la « disperser », en octroyant à l’assaut l’onction apparente de la légalité. Pourtant l’idée de manifestation illégale n’est pas un concept juridique et sa mise en œuvre n’est pas constante.
Inquiet, le gouvernement décide de délocaliser le Congrès du parti libéral à Victoriaville. Il devait se tenir à Montréal, mais ce n’est sans doute pas « assez loin ». Les bus de manifestants affluent et dans l’après-midi les affrontements sont d’une rare violence, opposant les manifestants aux policiers armés de fusil avec des balles en plastique, lesquels utilisent aussi des gaz irritants. Les médias sociaux sont les premiers à rendre compte en détail de l’événement. Tandis que la police fait une conférence de presse, les médias traditionnels rapportent des images troublantes qui vont mener des groupements politiques et associatifs à demander une enquête publique sur les agissements de la Sûreté du Québec. En vain.
Quelques jours après le rejet par les étudiants de l’entente de principe, le 10 mai, des fumigènes dans le métro à l’heure de pointe le matin paralysent la circulation durant plusieurs heures. Les médias et la police diffusent des photos prises par des passagers qui croient avoir vu les coupables. Le lendemain, quatre personnes sont arrêtées. Et seront inculpées sur le fondement des dispositions antiterroristes du code criminel pour « incitation à craindre des activités terroristes ». Entre la délation, la divulgation par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) d’informations relatives à de « possibles » suspects aux médias, la diffusion sans discernement des noms (parfois erronés) de personnes suspectes, les interrogations sont de plus en plus nombreuses quant au rôle respectif que doivent jouer les acteurs du conflit mais aussi les pouvoirs et contre-pouvoirs de la société démocratique. La ministre de l’éducation Line Beauchamp démissionne et la Sûreté du Québec tente de ramener en salle de cours des étudiants qui ont obtenu des injonctions. Mais ils n’ont pas beaucoup de succès…
Le tournant de la crise se situe le 18 mai, alors que le gouvernement fait adopter au Parlement son projet de loi spéciale 78 pour assurer le retour en classe des étudiants. Durant le débat en chambre, la nouvelle ministre de l’éducation affirme que, dès l’adoption de la loi 78, les tweets pourront être « remontés » vers leur origine. On apprendra par la suite que le premier projet était encore plus dur. Dès la fin du vote, le Barreau du Québec et Amnesty International dénoncent les atteintes aux droits constitutionnels et fondamentaux des citoyens.
Manifestations et dérives policières dégénèrent. Les agents de l’anti-émeute se disent à bout, dérapent, tapent sans ménagement, manquent de discernement à de nombreuses reprises, et certains d’entre eux se retrouvent à faire la « Une » des médias sociaux, comme l’agent 728 ou le « voleur » de skateboard. Le seul média à couvrir la violence depuis le tout début est la chaîne étudiante webdiffusée de l’université de Concordia, CUTV, alors même que ses journalistes peinent à faire valoir leur statut de presse face aux policiers et se font régulièrement bousculer. L’application des règlements n’est pas pratiquée de manière équitable. Dans ce contexte, le site Arrêtez-moi quelqu’un fait son apparition : ceux qui résistent à la loi 78 y affichent leur désobéissance. L’adoption de cette loi a l’effet inverse de celui attendu par le gouvernement : elle n’est pas complètement appliquée, remobilise le mouvement étudiant. Surtout, elle amène dans la contestation d’autres groupes sociaux. Le gouvernement, mis à mal par une commission sur les nominations des juges, affaibli par une autre commission sur la corruption dans l’octroi des marchés publics, voit sa légitimité gravement mise en cause par l’adoption de cette loi spéciale.
RT @ManifencoursQbc : Passez le mot : #casseroles ce soir à Saint-Jean-sur-Richelieu #casserolesencours #manifencours #loi78 #ggi
La machine s’emballe. Le 22 mai, une manifestation monstre envahit de nouveau les rues de Montréal. Anarchopanda passe du statut de mascotte à celui de symbole tandis que Anonymous accentue le piratage des sites gouvernementaux [1]. Twitter [2] est devenu un moyen de communication central durant les manifestations (sous le hashtag #manifencours) pour les étudiants qui font en moyenne dix kilomètres tous les soirs dans Montréal en marche rapide (cartographiées depuis le 19 avril par Diametrick), et pour le SPVM (@spvm) qui utilise ce média pour communiquer avec les automobilistes dans un premier temps (pour les prévenir des blocages), puis avec les manifestants (pour signifier la nature de la marche — légale ou illégale…), interagir avec eux (pour contrer les casseurs), ou encore exfiltrer… les journalistes ! Malgré cela, et alors que des avertissements de « durcissement » de la répression circulent sur les médias sociaux, le 23 mai à minuit, les forces de l’ordre encerclent et arrêtent 500 personnes, alors que dans la ville de Québec 700 personnes sont prises dans les filets de la police…
Les médias internationaux s’emparent de la nouvelle, qui arrive même jusqu’au Festival de Cannes. L’analyse est parfois caricaturale car, contrairement à la vision tour à tour dramatique ou romantique de l’étranger, la population québécoise est profondément divisée. Elle est tellement partagée que les médias se livrent une véritable guerre de sondages dont le gouvernement finit par bénéficier. La caricature est toutefois plus gênante à l’intérieur même du pays : au Canada anglophone, on peine encore à appréhender la nature du mouvement. C’est l’illustration du syndrome des « Deux solitudes [3] » car même s’il y a dans le « ROC » (Rest of Canada) des manifestations de solidarité, le « printemps érable » n’y prend pas pied (voir par exemple la Une du conservateur Maclean’s). Un collectif a décidé de créer un site de traduction pour expliquer le phénomène aux anglophones, en particulier aux médias traditionnels des autres provinces.
Au Québec, au niveau gouvernemental, le débat est traditionnellement purement comptable — boutiquier diront certains — et la vision de la politique est depuis longtemps strictement sectorielle : il est rare que soient mises en perspective dans une même phrase les politiques de transport et de l’environnement, de l’éducation et de la formation des médecins spécialistes, les programmes sociaux et le soutien de la demande.
Alors ça donne ça. Il n’en coûtera que cinquante sous par jour aux étudiants répète le gouvernement. Ça a déjà coûté trop cher disent les fédérations étudiantes. On va sacrifier notre clientèle disent les organisateurs des festivals. Et pendant ce temps, au niveau fédéral…
Le 1er juin, le gouvernement a rompu les négociations avec les étudiants, reportant le problème au mois d’août, estimant qu’une « accalmie » était nécessaire. A l’approche des festivals de l’été, le choix n’est peut-être pas idoine. Les manifestations se multiplient, avec ici et là des scènes de guérilla urbaine alors que se déroule le Grand Prix : se mélange alors un drôle de monde, pilotes de Ferrari, fans de Formule 1, fêtards jet-set, manifestants anticapitalistes, joueurs de casserole et étudiants arborant le carré rouge... La CLASSE annonce des manifestations à l’échelle du Québec pour le 22 juin, tandis qu’universités et lycées essayent tant bien que mal de faire rentrer deux semestres entre le mois d’août et le mois de décembre. La tension est palpable à travers le pays et, dans les réunions de famille, on évite le sujet : le conflit s’est enlisé et la société s’est polarisée... Comme si tout le monde vivait dans l’attente de l’annonce d’élections pour recommencer à respirer.
... Mais nous sommes le 27 mai. Il est 19h58, et dehors, il y a comme un bruit de casseroles…
***
Elisabeth Vallet est professeure associée au département de Géographie de l’UQAM et directrice de recherche à la Chaire Raoul-Dandurand ;
@geopolitics2012 sur Twitter, auteure de :
— Petit guide des élections présidentielles américaines, Septentrion, 2012 (avec Karine Prémont).
— Le retour des murs en relations internationales, Etudes internationales, mars 2012 (avec Charles-Philippe David).
A lire dans Le Monde diplomatique de juin 2012 : Pascale Dufour, « Ténacité des étudiants québécois ».
Notes
[1] Lire Félix Stalder, « Anonymous, de l’humour potache à l’action politique », Le Monde diplomatique, février 2012.
[2] Lire Mona Chollet, « Twitter jusqu’au vertige », Le Monde diplomatique, octobre 2011.
[3] Même si le Canada est un Etat fédéral avec une identité relativement claire à l’extérieur du pays (promue avant l’actuel gouvernement conservateur par une politique étrangère axée sur les missions de paix et la responsabilité de protéger, la promotion de l’écologie et de la paix comme en témoignent des traités phares comme celui sur les mines antipersonnelles), à l’intérieur persiste le syndrome de « deux solitudes », expression que l’on doit à Hugh MacLennan qui décrit dans son roman Two Solitudes — dans les années 1960 — les tensions entre les deux communautés canadienne-française et canadienne-anglaise. Aujourd’hui le concept rend compte de l’isolement réciproque de ces deux communautés, qui cohabitent sans toutefois se comprendre. La barrière est linguistique, mais elle est aussi culturelle et alimente de part et d’autre les stéréotypes.
(De très nombreux liens dans le texte original)
Mouvement étudiant et répression policière
Au Québec, même les alouettes sont en colère
Conflit étudiant vu de l'étranger
Élisabeth Vallet8 articles
Docteure, chercheure à l'Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM et auteure de Le Duel - Les dessous de l'élection présidentielle américaine (Septentrion, 2008)
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