Les avocats de la Ville de Toronto affirment dans un mémoire que la loi de gouvernance unique de la municipalité lui confère le pouvoir de financer la lutte judiciaire contre la loi 21 sur la laïcité de l’État au Québec. Le document a été envoyé à la cour en réponse à la poursuite d’un résident francophone qui juge illégal le versement de 100 000 $ fait par la Ville.
Le Franco-Torontois Louis Labrecque, ainsi que quatre Québécois, dont l’historien Frédéric Bastien, cherchent à faire annuler le règlement municipal permettant le financement annoncé en décembre. Dans son propre mémoire, déposé à la cour le 16 juin, le demandeur Louis Labrecque déclare que le financement est contraire aux intérêts municipaux des Torontois puisque les fonds «auraient pu être utilisés au bénéfice des Torontois» La somme de 100 000 $ n’a toujours pas été versée aux organismes impliqués dans le litige, tels que l’Association canadienne des libertés civiles.
Les plaignants sont défendus par l’avocat torontois Asher Honickman. Frédéric Bastien, historien de formation et ancien candidat à la chefferie du Parti québécois, affirme que la recherche d’un avocat ontarien qui était ouvert à prendre leur dossier était « laborieuse ».
L’exception torontoise
Dans son mémoire publié le 24 juin, la Ville répond que le financement va au contraire bénéficier aux Torontois. La vaste délégation des pouvoirs octroyés à la Ville par le Parlement ontarien dans la Loi sur la cité de Toronto requiert une « flexibilité » dans ce qui peut être considéré comme étant dans l’intérêt de la municipalité. En raison du statut de Toronto de « plus grande municipalité au Canada et l’une de ses plus diverses », la Ville affirme qu’elle se devait de faire en sorte que ses résidents et ses visiteurs de toutes les croyances se sentent les bienvenus. « Je suis sûr que c’est faux qu’elle a beaucoup de latitude », rétorque Frédéric Bastien.
Les avocats de la Ville expliquent que le conseil municipal, qui a adopté le règlement, avait de l’information démontrant que la loi 21 avait eu un effet « corrosif » sur le bien-être des Canadiens et qu’elle représentait une « étape importante » vers la polarisation, laquelle se répercuterait sur les Torontois. Selon le mémoire du demandeur, le directeur municipal John Elvidge a cité plusieurs documents motivant l’adoption de la motion lors d’un contre-interrogatoire, mais a admis qu’il n’avait aucune preuve indiquant que les membres du conseil les avaient consultés.
Toronto n’est pas assujettie à la Loi sur les municipalités de l’Ontario, contrairement à toutes les autres municipalités de la province : la Loi sur la cité de Toronto lui offre un statut unique. Ses avocats s’appuient sur le préambule, qui décrit, selon eux, une « interconnectivité » entre les intérêts de la ville et ceux de la province et du pays. L’Assemblée législative reconnaît dans la loi que Toronto « est un moteur économique de l’Ontario et du Canada » et que la ville a un rôle important dans le maintien « de la haute qualité de vie » des Ontariens.
Le pouvoir des municipalités
Mais même si Toronto était soumise à la Loi sur les municipalités, son conseil municipal pourrait faire ce genre de contribution, estime Me Leo Longo, avocat en droit municipal au cabinet torontois Aird & Berlis LLP. Les deux lois, fait-il remarquer, donnent aux municipalités le droit d’accorder des subventions.
En entrevue avec Le Journal de Montréal, Frédéric Bastien a affirmé qu’il souhaitait établir un précédent empêchant d’autres villes canadiennes de financer la lutte judiciaire. « Je pense que le demandeur sera déçu d’apprendre qu’il pourrait plutôt créer une jurisprudence permettant aux municipalités de le faire », répond Leo Longo.
Les deux parties attendent maintenant la planification d’une audience durant laquelle elles soumettront leurs arguments à l’oral au juge de la Cour supérieure de la province. Le rendez-vous pourrait être en février 2023, selon Frédéric Bastien. Après quoi le juge révisera les arguments oraux et écrits et rendra sa décision.
« Mon expérience me dit que les demandeurs ne prévaudront pas contre la Ville », prédit Leo Longo. La cause, dit-il, pourrait tout de même se rendre jusqu’à la Cour suprême.
Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.
Une version précédente de ce texte a été légèrement modifiée après publication pour y apporter une précision.