par Henri Pena-Ruiz*, revue Hommes et Migrations, n°1259, janvier-février 2006
Si la culture fonde l’autonomie de jugement et de la réflexion critique, le fait d’appartenir à des cultures particulières n’autorise pas que l’individu soit soumis à des traditions oppressives. La laïcité est une conquête des droits de l’homme pour la liberté individuelle. Elle constitue le meilleur cadre pour accueillir les différences culturelles sans rien concéder à un quelconque pouvoir qui tendrait à remettre en cause cette liberté.
Dans la mise en cause de l’idéal laïque, l’invocation de plus en plus fréquente des cultures, voire des “droits culturels”, joue un rôle qu’on ne saurait négliger. Parmi les reproches adressés à la laïcité par ses adversaires déclarés ou masqués qui se disent adeptes d’une “laïcité ouverte”, figure celui de son abstraction supposée par rapport aux données culturelles et aux héritages historiques. Or un tel reproche, devenu courant dans une certaine critique des idéaux républicains, conjugue une confusion et deux méprises qu’il conviendrait de dissiper.
La confusion est celle du concept humaniste et dynamique de culture avec sa notion ethnographique et statique. La culture, au sens étymologique, c’est le processus de transformation de la nature en vue d’une fin utile à l’homme. Ainsi de l’agriculture, qui fait d’une friche un champ de blé, pour nourrir. Ainsi également de l’étude réfléchie et du travail scolaire qui “cultivent” l’humanité pour la rendre plus forte et plus lucide. Processus dynamique, donc, qui dépasse la réalité donnée, voire la remet en question afin de l’améliorer. Or les hommes n’ont pas seulement affaire au donné d’une nature brute. À la longue, ils ont aussi en face d’eux le donné d’une société particulière, qu’ils peuvent vouloir changer s’il ne les satisfait pas. Les ressources de la culture intellectuelle, des œuvres de la pensée, sont alors précieuses pour forger l’esprit critique, et soumettre toute tradition à la question de sa légitimité. La culture, c’est donc la maîtrise du savoir et de la pensée, qui fonde l’autonomie de jugement et l’exercice de la réflexion critique.
L’appartenance à un groupe humain, à une société particulière, ne peut dès lors se réduire à une soumission passive aux traditions héritées : elle se conjugue avec la capacité de distance critique à leur égard. Les esclaves qui refusent l’esclavage donné comme naturel, les femmes qui récusent la notion machiste de chef de famille ou le port du voile, les mères qui refusent l’excision du clitoris pour leur fille, ne renient pas leur “culture” : elles manifestent simplement leur désir de vivre librement leur rapport à elles. Cela implique qu’elles puissent dénoncer et combattre ce qui se donne comme “culturel” pour mieux se soustraire à la contestation.
Le remords de l’ethnocentrisme colonial
C’est à ce point précis que l’ambiguïté du mot culture apparaît pleinement et se conjugue à la mauvaise conscience de ceux qui croient devoir purger indéfiniment un sentiment de culpabilité au regard de l’aventure coloniale. Celle-ci fut détestable en effet, et elle eut pour couverture idéologique un certain ethnocentrisme occidental, qui conduisait à dénier les “cultures” des peuples soumis. Mais faut-il se “rattraper” en se prosternant désormais devant ces cultures, sans égard à ce qui en elles mérite approche critique ou au contraire éloge ciblé ? Le souci de discernement rejette ici le “tout ou rien”, et récuse toute hiérarchisation abstraite des cultures, comme celle que propose l’idéologue américain Samuel Huntington (cf. son ouvrage The clash of civilisations, 1998). Il faut maintenant évoquer le second concept de culture, forgé par l’ethnologie. Il recouvre justement la façon d’être collective d’un peuple, telle qu’elle se configure à partir des traditions et des usages qui l’orientent et la régulent à un moment de son histoire.
En en soulignant le caractère systématisé, les ethnologues ont sans doute voulu marquer la cohérence propre de chaque type de société. Coupe transversale reliant tous les aspects du vivre ensemble dans une situation, chaque culture constitue un objet d’étude que l’analyse structurale tend à figer. Exigence méthodologique. Mais par un glissement courant, le souci éthico-politique de substituer le “respect des cultures” à l’ethnocentrisme colonialiste tend à oublier que les “cultures” ainsi comprises peuvent véhiculer des traditions oppressives. Et le refus de désolidariser certains traits culturels des ensembles où ils prennent place conduit dès lors à soupçonner toute critique qui les viserait d’irrespect à l’égard des cultures prises comme des totalités. L’approche statique des cultures fait ainsi obstacle à la conception de la culture comme approche dynamique et critique.
La laïcité est une conquête
La seconde méprise, liée d’ailleurs à la première, consiste à voir dans la laïcité un “produit culturel” et de ce fait à en suggérer la relativité. Autant dire que la pénicilline, inventée par un Écossais, le docteur Flemming, n’a de vertu curative que pour les Écossais, ou que l’Habeas corpus, reconnu d’abord en Angleterre, ne doit valoir que pour les Anglais. Il n’y a pas si longtemps, certains politiques chinois avaient soulevé l’indignation en affirmant que les droits de l’homme, reconnus en Occident, n’avaient pas de valeur pour la Chine, compte tenu de sa “culture”. Or c’est un raisonnement du même type qui conduit à insinuer que la laïcité est une figure historique et géographique relative : “typiquement française”, dit-on en insistant. La chose est d’autant plus étrange qu’elle vient de personnes qui déclarent par ailleurs leur attachement à la laïcité. Peut-être les dirigeants chinois évoqués admettraient-ils des droits de l’homme “ouverts”, comme d’autres n’admettent de laïcité qu’“ouverte”, c’est-à-dire redéfinie.
Présenter la laïcité comme une “donnée culturelle”, c’est conjuguer une étrange amnésie à l’égard de l’histoire, et une cécité à la géographie. Un retour sur l’histoire montre à l’évidence que la laïcité n’est pas un produit spontané de la culture occidentale, mais une conquête, accomplie dans le sang et les larmes, contre deux millénaires de tradition judéo-chrétienne de confusion mortifère du politique et du religieux. Quant à la géographie, elle nous apprend que l’idéal laïque est défendu aussi bien au Bangladesh, avec Taslima Nasreen (1), qu’en Algérie, avec Ali Mecili (2), qui fut assassiné. Il n’est pas vrai que le mot “laïcité” soit si peu répandu : il a son équivalent dans les grandes langues, même s’il est peu usité dans certains pays en raison des survivances du pouvoir religieux qui y règnent. L’important d’ailleurs n’est pas dans le terme, mais dans la nature des principes qui s’y trouvent reconnus. Un même concept peut s’exprimer avec des outils linguistiques différents. Certaines langues africaines ne disposent pas du verbe être, mais elles peuvent tout à fait en exprimer d’une autre façon les fonctions signifiantes, sans aucune perte de sens. Dira-t-on également que la rareté sémantique de l’expression “droits de l’homme” dans certains pays marque bien la relativité culturelle d’une telle référence, et partant de sa valeur normative ?
C’est justement parce que la laïcité résulte d’un effort pour mettre à distance les traditions, et les assumer seulement dans leur dimension authentiquement culturelle au sens dynamique, à l’exclusion de toute norme oppressive, qu’elle peut avoir valeur universelle sans nier pour autant les réalités particulières. L’idéal laïque unit tous les hommes par ce qui les élève au-dessus de tout enfermement. Il n’exige aucun sacrifice des particularismes, mais seulement le minimum de recul qui permet de les vivre comme tels, sans leur être aliéné. Le reproche qui lui est adressé d’en faire abstraction est un éloge indirect : il peut signifier que l’émancipation laïque ne réduit aucune personne à la quintessence des influences qui se sont exercées sur elle, c’est-à-dire crédite chacun de liberté.
L’émancipation par la culture universelle
La laïcité ne requiert pas des sujets humains abstraits, désincarnés : elle refuse seulement de tenir pour culturels et respectables des rapports de pouvoir, fussent-ils enveloppés dans des coutumes qui à la longue les font paraître solidaires de toute une “identité collective”. Difficile question des rapports entre droit, politique, et culture. Contester une tradition rétrograde, ce n’est pas renier ses racines, mais distinguer les registres d’existence en évitant de confondre la fidélité à une culture et l’asservissement à un pouvoir. La personne concrète se découvre alors sujet de droit, capable de vivre en même temps sans les confondre la mémoire vive d’une culture et la conscience distanciée de certains usages dont elle entend s’émanciper.
Comment faire vivre, par-delà les différences, un espace public où le bien commun prend la forme d’une émancipation par la culture universelle, mais aussi d’une réunion exemplaire de jeunes êtres que rien ne doit différencier en principe ? C’est à une telle question que répondent l’idéal laïque et le dispositif institutionnel d’émancipation de la puissance publique par rapport à toute tutelle, qu’elle soit religieuse, idéologique, économique, ou même médiatique.
Citoyen du monde, aucun homme n’est esclave de son milieu de vie, comme l’est un animal assigné à son environnement spécifique. Le milieu dit culturel et les traditions qu’il véhicule sont certes influents, mais nullement au point de dessaisir l’homme de la liberté qu’il a de se définir ou de se redéfinir selon la conscience qu’il prend du juste et de l‘injuste. Comment, sinon, les sociétés pourraient-elles progresser ? Et que signifierait l’idée qu’aucune servitude n’est fatale, qu’aucune tradition n’est sacrée dès lors qu’elle porte atteinte aux fondements de la dignité humaine ? Assumer librement sa culture, cela veut dire d’abord la distinguer des rapports de pouvoir qui se mêlent à elle, savoir les mettre à distance et les évaluer. C’est donc faire le partage, justement, entre un patrimoine qui tient à cœur et des normes qui restent justiciables de jugement critique.
Bien des chrétiens s’insurgent aujourd’hui contre l’inégalité des sexes pourtant affirmée et sanctifiée dans la Bible, et prégnante dans une tradition millénaire de civilisation marquée par le christianisme. Leur objectera-t-on qu’ils trahissent ainsi la “culture” chrétienne ? En réalité, l’idéal laïque n’a rien d’abstrait au mauvais sens du terme ; il ne fait qu’inciter à ne pas confondre les registres de l’existence. La culture n’est pas le droit, même si parfois les coutumes en se codifiant tendent à s’imposer comme normes. L’esprit de liberté, lors de la Révolution française, consista à mettre en cause ce droit coutumier, simple expression de rapports de forces que des penseurs contre-révolutionnaires comme Louis de Bonald et Joseph de Maistre (3) voulaient au contraire figer par une sacralisation propre à éviter toute critique.
Deux impasses : le droit à la différence et la culture assimilationniste
Ces remarques permettent de fixer le cadre d’une réflexion sur les rapports entre laïcité et “cultures”, afin de penser la valeur de l’idéal laïque pour l’intégration. Accueillir des hommes, ce n’est pas les juxtaposer dans des ghettos, mais les faire participer à un monde commun. Le geste d’accueil a égard à l’humanité des hommes autant qu’à la façon dont elle s’est particularisée dans des coutumes. Or la création d’un monde commun comporte des exigences. Tout n’est pas compatible en effet dans les normes et les usages qui procèdent des civilisations particulières, ou si l’on veut des “cultures”, dans le sens ethnographique du terme. Dès lors, une tension peut apparaître entre cette visée d’un monde commun présente dans l’intégration républicaine et le respect de ce que l’on appelle souvent, non sans ambiguïté, les “différences culturelles”. Cette tension peut mettre en jeu deux attitudes extrêmes, qui souvent se nourrissent l’une l’autre.
La première attitude, relevant d’une confusion entre intégration républicaine et assimilation négatrice de toute différence, comporte le risque de disqualifier l’idée même de République, de bien commun aux hommes, aux yeux des personnes victimes de cette confusion.
La seconde attitude, en symétrie inverse, exalte la “différence” en un communautarisme crispé, replié sur des normes particulières, et ce au risque de compromettre la coexistence avec les membres des autres “communautés”, tout en niant les droits individuels. Cette exaltation a parfois le sens d’une affirmation polémique contre une intégration qui se confondrait avec une assimilation négatrice.
Les deux attitudes, en ce cas, s’alimentent réciproquement. D’où la nécessaire définition d’un équilibre, ou plutôt d’une conception juste des principes de l’intégration comme de l’affirmation identitaire. Une logique d’intégration soucieuse de légitimité aura pour principe de distinguer rigoureusement les exigences qui ont valeur universelle dans la fondation sociale, et les traits particuliers d’une façon d’être collective, d’un héritage culturel, de coutumes spécifiques. Un tel partage n’est pas toujours aisé à effectuer, mais il est nécessaire lorsqu’il s’agit de définir ce qui est légitimement exigible au titre de l’intégration.
Un exemple simpliste, mais qui permettra d’indiquer sommairement le sens de ce partage, peut être proposé. Dans une constitution républicaine où les droits de l’homme ont un rôle fondateur, la liberté individuelle et l’égalité des sexes, par exemple, sont des principes qu’aucune pratique culturelle, fût-elle coutumière ou ancestrale, ne saurait battre en brèche. Sur ce point, rien n’est véritablement négociable ; ce qui ne veut pas dire que rien ne doit être fait pour mettre en évidence le sens et la valeur de tels principes, ainsi que les exigences qui en procèdent. Les pratiques quotidiennes, les usages familiaux, et l’ensemble du patrimoine esthétique et affectif, en revanche, doivent être respectés en leur libre affirmation, et reconnus, si l’on veut, en leur “différence”.
Toute la difficulté apparaît bien sûr dès lors que des normes d’assujettissement interpersonnel se trouvent impliquées dans le patrimoine culturel ainsi respecté. Faut-il s’abstenir de les juger sous prétexte que le “droit à la différence” ne saurait être relativisé ? Faut-il au contraire rejeter globalement une culture sous prétexte que des rapports d’assujettissement y sont impliqués ? La première posture désarme souvent devant l’inacceptable et conduit à une sorte de servitude. La seconde renoue avec l’ethnocentrisme et s’apparente au refus de toute différence culturelle sous prétexte de défendre la justice. Il est d’ailleurs peu probable qu’une telle “défense” soit comprise et admise dès lors qu’elle se solidarise avec une attitude de rejet global dans laquelle on peut fort bien identifier une posture d’intolérance et de refus de l’autre. La première attitude confond bien vite la tolérance avec un relativisme qui disqualifie tout repère et tout principe de référence. La seconde rend peu crédible la perspective d’intégration, en confondant les traits particuliers d’une civilisation et les principes universels capables de fonder la concorde entre les hommes.
Le negro spiritual sans l’esclavage
L’impasse à laquelle conduit chacune de ces voies est manifeste. La ghettoïsation et la mosaïque des communautés juxtaposées, dont les frontières sont souvent conflictuelles, dessinent la figure d’une démocratie qui se prive de toute référence à un bien commun. Figure correspondant à la première attitude, et repérable aujourd’hui dans certaines dérives communautaristes du monde anglo-saxon. Dans son film Just a kiss réalisé en 2004, Ken Loach (cinéaste britannique engagé qui n’a cessé de dénoncer les injustices de la société de son pays, ndlr) raconte une histoire d’amour qui transcende les clivages communautaristes de la Grande-Bretagne. Un jeune Pakistanais immigré tombe amoureux d’une jeune femme anglaise. Sa famille, qui l’a déjà promis à une cousine qu’il ne connaît pas, multiplie les obstacles. Tradition. Quant à la jeune Anglaise, sa liaison amoureuse, sans mariage, et de surcroît avec un homme d’une autre “communauté”, en fait vite une réprouvée. Ken Loach dénonce ainsi les risques bien réels de l’enfermement communautariste.
Quant à la deuxième attitude, si elle semble en partie révolue depuis la critique décisive des idéologies colonialistes et éthnocentristes, elle peut resurgir sous des formes renouvelées dans les racismes modernes que ne manque pas de nourrir la crise économique et sociale liée à la loi du dieu Marché et au libéralisme débridé qui lui correspond.
Il faut donc adopter une troisième voie, celle de la séparation méthodique du patrimoine culturel et des rapports de pouvoir ou des normes qui leur sont liés. Les rapports féodaux de servage ont eu quelque chose à voir avec l’art des troubadours, mais l’admiration de ces derniers n’implique nul consentement aux rapports d’assujettissement qui lui ont été associés. Les negro spirituals ne sont pas sans rapport avec l’esclavage des Noirs en Amérique, mais à l’évidence, le patrimoine culturel qu’ils représentent en est rigoureusement dissociable. La culture liée au christianisme véhicula longtemps la soumission de la femme à l’homme, comme le fait aujourd’hui aussi une certaine interprétation du Coran. Mais le respect des cultures et des différences ne peut aller jusqu’à s’incliner devant toute norme ou toute coutume : ici intervient la séparation évoquée.
On sortira donc d’une question mal posée, qui est celle du respect de toutes les cultures, en rappelant que tout n’est pas respectable dans les coutumes, et que nulle civilisation ne doit échapper à l’esprit critique qui doit distinguer ce qui se donne comme “culturel” pour mieux s’imposer, à savoir des rapports de domination et des normes contestables, et ce qui, réellement, peut valoir comme patrimoine “culturel”. L’excision du clitoris, les mutilations corporelles érigées en châtiment, les répudiations unilatérales d’une femme par un homme, sont autant d’exemples de pratiques irrecevables. Cette remarque est aussi vraie pour l’Occident chrétien que pour les autres contrées du monde. L’égalité des sexes, la liberté de conscience, la reconnaissance des droits n’y advinrent en effet que par des luttes qui, à bien des égards, prenaient le contre-pied des usages et des traditions. Il n’y a pas si longtemps, la notion machiste de chef de famille régissait le mariage en France, dans le plus pur sillage du christianisme traditionnel (“Le mari est le chef de famille ; il choisit le domicile conjugal, et sa femme est tenue de le suivre”. Texte du livret de mariage jusqu’en 1984).
Une conquête contre les traditions cléricales chrétiennes
La réalisation des idéaux d’émancipation n’est que partielle dans les pays qui se disent les plus avancés en la matière : on ne peut donc que rejeter comme mystificateur l’ethnocentrisme, ou cette réécriture de l’histoire qui consisterait à laisser croire que l’Occident chrétien a produit naturellement les droits de l’homme, alors que ceux-ci y furent conquis, pour l’essentiel, contre la tradition cléricale chrétienne. Rappelons que l’Église catholique a attendu le XXe siècle pour reconnaître la liberté de conscience, l’autonomie de la démarche scientifique et l’égalité principielle de tous les hommes, croyants ou non : toutes choses que le pape anathématisait encore en 1864. Elle a attendu le début du troisième millénaire pour demander pardon pour l’antisémitisme catholique, monstrueuse dérive de l’antijudaïsme religieux, qu’elle n’a pas su empêcher à l’époque où pourtant elle disposait des leviers de l’éducation et de la formation des consciences. Ce n’est pas sans conséquences que génération après génération les fidèles ont appris et répété la prière traditionnelle que ponctuait l’exhortation suivante : “prions pour les juifs perfides” (“oremus perfidis judeis”). La notion de peuple déïcide, devenue un lieu commun de la “culture chrétienne”, a d’ailleurs débouché régulièrement sur des pogroms de sinistre mémoire en Europe. En France, monseigneur Freppel (1880-1891, évêque d’Angers et parlementaire, apologiste et défenseur des droits de l’Église, ndlr), farouche adversaire de la laïcité, affirmait que les “droits de l’homme” constituent la “négation du péché originel”…
L’“affirmation identitaire”, si souvent invoquée comme un droit à part entière, ne va pas non plus sans ambiguïté. Vaut-elle pour les individus ou pour les groupes humains ? Si l’identité personnelle est une construction relevant du libre arbitre, elle ne peut se résorber dans la simple allégeance à une communauté particulière. En l’occurrence, le droit de l’individu prime sur celui que l’on serait tenté de reconnaître à la “communauté” à laquelle il est dit “appartenir”. Ce dernier terme, à la réflexion, se révèle très contestable. Nul être humain n’“appartient”, au sens strict, à un groupe, sauf à fonder le principe d’une allégeance non consentie qui peut aller loin dans l’aliénation. La jeune femme qui refuse de porter le voile doit-elle y être contrainte au nom du prétendu droit de sa communauté ? La femme malienne qui s’insurge contre la mutilation traditionnelle du clitoris sera-t-elle considérée comme trahissant sa culture. La femme chrétienne qui refuse de réduire la sexualité à la procréation sera-t-elle stigmatisée par l’autorité cléricale ? L’homosexuel qui entend vivre librement sa sexualité devra-t-il subir les avanies d’une tradition homophobe ? Ces exemples soulignent le danger que comporte l’attribution d’une quelconque préséance en matière d’affirmation identitaire aux groupes comme tels, voire à leurs représentants. Le “droit à la différence”, c’est aussi le droit, pour un être humain, d’être différent de sa différence, si l’on entend par cette dernière la réification de traditions, de normes et de coutumes dans ce qui est appelé ordinairement, et non sans ambiguïté, une “identité culturelle”. Octroyer des droits à des “communautés” comme telles, cela peut donc être courir le risque de leur aliéner les individus qui ne se reconnaissent en elles que de façon mesurée et distanciée, c’est-à-dire libre. C’est du même coup se risquer à consacrer une instance de mise en tutelle. La philosophie de la laïcité porte en elle une conception radicale de la liberté qu’a toute personne de se définir : liberté éthique, impliquant le droit et le pouvoir de choisir son mode d’accomplissement ; liberté ontologique, signifiant que chacun se choisit, en son être singulier, et peut toujours se redéfinir. Seule la mort transforme la vie en destin.
Disposer librement de ses références culturelles
Il faut donc identifier le point aveugle du communautarisme auquel, étourdiment, on croit devoir consentir par tolérance alors qu’on risque ainsi de consacrer la mise en tutelle des individus. Ici se pose malgré tout la difficile question du statut des références culturelles communautaires, considérées comme éléments de construction de l’identité personnelle, mais non comme facteurs obligés d’allégeance. Une culture qui prétend s’imposer n’est plus une culture, mais une politique. Elle relève donc d’un traitement politique, avec droit de regard sur le sort qu’elle réserve aux libertés. Dès lors, tout individu doit pouvoir disposer librement de ses références culturelles, et non être contraint par elles. Il en est ainsi, bien sûr, pour la religion, qui ne peut sans bafouer les droits de la personne prendre la forme d’un credo obligé.
C’est dire que la liberté, là encore, doit rester un principe intangible. L’individu qui assume sa culture ne consent pas nécessairement à toutes les traditions en lesquelles, naguère, elle a pu s’exprimer. Il apprend à la vivre comme telle, c’est-à-dire comme une culture particulière, que d’autres hommes ne partagent peut-être pas. Il apprend également à distinguer ce qui peut être accepté de ce qui est contestable : il vit ainsi son “appartenance” de façon suffisamment distanciée pour ne pas se fermer aux autres hommes, pour éviter tout fanatisme.
Or c’est très exactement cette exigence, qui conjugue affirmation et distanciation, que relaye l’intégration républicaine pour faire advenir un monde commun à tous les hommes, quelles que soient par ailleurs les références culturelles dans lesquelles ils se reconnaissent. L’ouverture à l’universel exclut l’enfermement dans la différence. Mais l’universel, lui-même, n’est l’authentique partage de ce qui est ou peut être commun à tous les hommes que s’il se conçoit de façon critique, par dépassement des particularismes et libération des références culturelles par rapport aux relations d’assujettissement. Encore une fois, cette libération n’a rien d’une négation. Elle s’effectue à partir du donné que constitue une certaine tradition sédimentée, comprise à la fois dans sa valeur et dans ses limites.
Dans une telle perspective, la laïcité définit le cadre le plus adéquat qui soit pour accueillir les différences culturelles sans concéder quoi que ce soit aux pouvoirs de domination et aux allégeances qui prétendraient s’en autoriser. Liberté de conscience, égalité stricte des divers croyants et des humanistes athées ou agnostiques, autonomie de jugement cultivée en chacun grâce à une école laïque dépositaire de la culture universelle, constituent en effet les valeurs majeures de la laïcité. La séparation de l’État et des Églises n’a pas pour fin de lutter contre les religions, mais de mettre en avant ce qui unit ou peut unir tous les hommes, croyants de religions diverses ou croyants et athées. L’effort que chacun accomplit pour distinguer en lui ce qu’il sait et ce qu’il croit, pour prendre conscience de ce qui peut l’unir à d’autres hommes sans exiger d’eux qu’ils aient la même confession ou la même vision du monde est le corollaire d’un tel idéal. Dans des sociétés souvent déchirées, l’idéal laïque montre la voie d’un humanisme critique, d’un monde véritablement commun. Nul besoin pour cela que les hommes renoncent à leurs références culturelles : il leur suffit d’identifier les principes qui fondent le vivre ensemble sans léser aucun d’entre eux. Le croyant peut fort bien comprendre qu’un marquage confessionnel de la puissance publique blesse l’athée. Et celui-ci, réciproquement, peut fort bien admettre qu’un État qui professerait un athéisme militant serait mal accepté par le croyant. La laïcité de la puissance publique, c’est l’affirmation de ce qui est commun aux hommes ; la neutralité confessionnelle n’est donc que la conséquence du principe positif de pleine égalité. Ceux qui, au nom d’une religion ou d’une idéologie, entendent disposer d’emprises publiques, usurpent en fait le bien commun, comme le fait le cléricalisme, captation du pouvoir temporel à des fins religieuses ou politiques. La laïcité requiert un effort d’ouverture et de retenue tout à la fois puisqu’elle entend préserver la sphère publique de toute captation cléricale. Cet effort est celui-là même qu’ont à faire les hommes pour apprendre à vivre ensemble dans le respect de leurs libertés de penser et d’agir. N’en déplaise à ses détracteurs, l’idéal laïque, porteur d’émancipation concrète, a un bel avenir.
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(*) Philosophe, maître de conférences à l’IEP Paris, membre de la commission Stasi sur l’application du principe de la laïcité dans la République.
*Derniers ouvrages parus : Grandes légendes de la pensée, Flammarion, 2005 ;
Leçons sur le bonheur, Flammarion, 2004 ; Qu’est-ce que la laïcité ?, Folio actuel, Gallimard, 2003.
NOTES
1) Médecin de formation, l’écrivaine bangladeshi, Taslima Nasreen, a dénoncé à travers ses écrits l’oppression des femmes par les intégristes musulmans de son pays. Accusée de blasphème contre l’islam, elle a été l’objet d’une fatwa émise par des mollahs extrémistes et s’est exilée en Suède dont elle vient d’acquérir la citoyenneté.
2) Ali Mecili, avocat, numéro 2 du FFS (Front des forces socialistes), parti historique d’opposition, a été abattu à Paris en 1987.
3) Louis de Bonald (1754-1840) et Joseph de Maistre (1753-1821). Philosophes et écrivains politiques français, ils ont tous deux combattu les idées philosophiques du XVIIIe siècle. Louis de Bonald s’opposa à la théorie du contrat social de Jean-Jacques Rousseau. D’après lui, les individus n’ont aucune possibilité d’action sur les lois qui régissent nos sociétés et en sont encore moins les acteurs. Quant à Joseph de Maistre, il a soutenu la suprématie temporelle du pape et la théocratie.
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Revue Hommes et Migrations, n°1259
Cet article peut également être lu au format PDF avec le respect de la mise en page de la revue Hommes et migrations.
Article reproduit avec l'autorisation de l'auteur et de la revue
Voir le sommaire du numéro 1259 de la revue Hommes et Migrations "Les 100 ans d'une idée neuve 2ème partie, Culture(s), religion(s) et politique", dossier coordonné par Alain Seksig sur le site Internet de la revue
Culture, cultures, et laïcité
par Henri Pena-Ruiz*, revue Hommes et Migrations, n°1259, janvier-février 2006
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