L'Affaire des valeurs

«VICTOIRE» à double tranchant pour Québec

AMF - Québec inc. VS Toronto inc.

Dans son budget de la semaine dernière, le ministre des Finances fédéral Jim Flaherty annonçait que le gouvernement central persistait dans son intention de constituer une commission nationale des valeurs mobilières, ce qui n'aurait dû surprendre personne au gouvernement du Québec étant donné la taille des fenêtres qu'avait ouvert la Cour suprême à cet effet dans son Avis de décembre dernier. Ce qui est plus étonnant, cependant, c'est que l'opposition ait accueilli la nouvelle avec une placidité exemplaire...Mais,...est-ce vraiment étonnant?
À tout événement, il importe maintenant de constater l'étendue des dégâts. Et, ils sont lourdement toxiques. Retournons, donc, aux deux avenues déblayées par la Cour à l'avantage du gouvernement fédéral aux termes de son Avis. Les plaideurs fédéraux prétendaient en substance que le secteur des valeurs mobilières avait au gré du temps subi une métamorphose telle qu'il était devenu une question d'envergure nationale le faisant passer dans le périmètre du paragraphe 91 (2) du British North America Act, 1867, lequel traite de réglementation du trafic et du commerce (Il n'y a toujours pas de version française officielle de cette loi britannique, contrairement aux dispositions de l'article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982). De façon très subsidiaire, on avançait l'argument voulant que le risque dit systémique soit de compétence fédérale. Le Québec, lui, répliquait que les valeurs mobilières constituait toujours une question d'ordre local et privé qui tombait sous le couvert des paragraphes 92 (13) et (16) de la Loi de 1867.
La Cour a tranché en deux, ce qui signifie, dans la jurisprudence constitutionnelle canadienne, 1,9 pour le fédéral et 0,1 pour les provinces. Alors, non, le gouvernement fédéral n'avait pas suffisamment prouvé la métamorphose alléguée du secteur des valeurs mobilières en un champ de compétence fédérale. Autrement dit, si ce dernier avait apporté une meilleure preuve de ses prétentions, la Cour lui aurait probablement donné raison. Bien comprise, cette...«rebuffade» signifie que le partage des compétences tel qu'interprété par les tribunaux n'est pas immuable, comme on aurait pu le croire. Étant donné la jurisprudence de la Cour, on imaginera facilement de quel côté circulera le trafic. À vrai dire, les plaideurs fédéraux n'avaient pas vraiment prouvé, non plus, la nature fédérale du risque dit systémique. Il n'y a rien dans l'Avis de la Cour montrant une preuve convaincante à cet effet. Mais, comme les provinces et le Québec avaient déjà reçu leur 0,1...
Alors, examinons de plus près l'Avis de la Cour. Généralement, le projet fédéral visait à mettre en place un cadre de régulation touchant l'inscription des courtiers en valeurs, le dépôt des prospectus, la communication des renseignements financiers, l'adoption de règlements concernant les produits dérivés, les recours civils liés au marché des valeurs, les infractions relatives au même domaine, la réglementation visant l'application détaillée du régime fédéral et la constitution d'un organisme unique de supervision chargé de la mise en oeuvre du plan de régulation fédéral. Rappelons, et il importe de le faire, que le projet fédéral laissait les provinces libres d'adhérer ou non au plan soumis à la Cour.
Les juges se sont d'abord appliqués à définir, ou à qualifier, le domaine des valeurs mobilières. Brièvement, donc, il s'agit de ce marché où demandeurs et fournisseurs de capitaux sont mis en présence les uns des autres par des courtiers ou autres intermédiaires semblables. En retour de leur financement, les fournisseurs de capitaux reçoivent soit un titre mobilier prenant généralement la forme d'une action dans une société, soit une participation dans une société, soit un titre constatant une dette comme une obligation, soit encore un titre portant sur un produit dérivé. Dans les faits, ces activités se déroulent sur un théâtre à deux scènes, le marché primaire et le marché secondaire. Ainsi défini, ce secteur commercial appartenait-il à la sphère visée au paragraphe 91 (2)? Notons encore une fois que ce dernier attribue au Parlement central la compétence pour légiférer dans les matières touchant la réglementation du trafic et du commerce. (The Regulation of Trade and Commerce, dans la version officielle de la Loi de 1867).
Avant d'aller plus loin, la Cour a tenu à rappeler au gouvernement central que la constitution canadienne devait être intreprétée en tenant compte du principe du fédéralisme, ce qui sous-entend l'existence d'un arbitre ultime et indépendant pour décider des litiges constitutionnels. Il est toujours un peu rigolo d'entendre la Cour parler d'arbitre indépendant en se décrivant elle-même. À tout événement, jusqu'en 1949, donc, c'est le Comité judiciaire du Conseil privé qui assumait ce rôle. Et, ce faisant, il abordait généralement le partage des compétences selon l'approche des «compartiments étanches», ce qui ne l'empêchait pas de favoriser une interprétation plus évolutive au besoin. Une fois en place comme arbitre ultime et «indépendant», la Cour suprême aurait cependant pris sur elle-même la tâche de...«moderniser» le fédéralisme canadien. Au dire des juges, on se serait par là efforcé de placer les deux ordres de gouvernement dans un rapport de coordination plutôt que dans un rapport de subordination. Ce qu'il ne faut pas entendre...Maints observateurs y ont plutôt vu un effort coordonné de subordination centralisatrice.
La Cour est ensuite passée à l'examen de la portée du paragraphe 91 (2), le seul appui juridique aux prétentions fédérales. La réglementation du trafic et du commerce pouvait-elle, donc, inclure celle du domaine des valeurs mobilières? Interprétée en son sens large, cette disposition serait susceptible d'empiéter indûment sur nombre de sujets de compétence provinciale, observa d'abord la Cour. Il importait donc de lire le paragraphe en question à la lumière du principe du fédéralisme. Que dit, donc, ce fameux principe, une émanation de l'arbitre «ultime et impartial» de la joute constitutionnelle canadienne?
«En fin de compte, le test établi dans General Motors vise à préserver l'équilibre sur lequel repose le principe directeur du fédéralisme, qui ne peut admettre qu'un chef de compétence se voit attribuer une teneur qui viderait de son essence une compétence législative provinciale.» (Paragraphe 85 de l'Avis de la Cour).
...vider de son essence une compétence législative provinciale. On ne peut pas vraiment dire qu'il s'agit d'un exemple de ce que l'on pourrait appeler les grands espaces constitutionnels. Et, l'on excusera facilement quiconque serait tenté de voir là un simple outil de subordination coordonnée des provinces. On est loin de l'Affaire des conventions de travail. Mais, ne nous égarons pas. Il fallait ensuite déterminer ce que signifiait plus spécifiquement le principe du fédéralisme. Historiquement, donc, le Comité judiciaire rattachait le paragraphe 91 (2) aux questions touchant soit le trafic et le commerce de nature interprovinciale ou internationale, soit les échanges commerciaux dont l'envergure prenait des dimensions nationales. Étaient ainsi exclues les questions qui ne concernaient qu'un secteur commercial donné ou les affaires de nature purement contractuelle.
La Cour a cependant par la suite entrepris son grand chantier de «modernisation» du fédéralisme canadien. Et, dans General Motors, (1989) 1 RCS 641, l'arbitre «ultime et impartial» de l'espace constitutionnel canadien allait «moderniser» avec abandon. Se retrouveraient donc désormais dans l'orbite du droit commercial fédéral les initiatives législatives: 1) mettant en place un régime général de réglementation;2) plaçant ce régime sous la surveillance d'un organisme de contrôle unique; 3) touchant le commerce selon une approche intégrée plutôt qu'un secteur commercial en particulier; 4) que les provinces ne seraient pas autorisées par la constitution à lancer elles-mêmes, soit à titre individuel, soit de façon regroupée; et, 5) dont le fonctionnement serait mis en péril par l'exclusion d'une seule province du plan fédéral en question. La Cour donnera ensuite l'exemple de la Loi sur la concurrence, qui vise le commerce d'une manière intégrée plutôt que sous l'angle d'un secteur commercial spécifique. Dans ce cas, d'ajouter les juges, l'exclusion d'une seule province serait susceptible de neutraliser l'effort fédéral visant à protéger la concurrence.
Le plan de régulation du marché des valeurs mobilières soumis à la Cour rencontrait-il, donc, les critères «modernes» d'inclusion d'un sujet au périmètre du paragraphe 91 (2)? Oui et non.
La Cour placera sans hésiter la protection des investisseurs sous l'autorité des provinces au titre des paragraphes 92 (13) et (16) de la Loi de 1867. Le fédéral se verra cependant attribuer l'autorité nécessaire à l'adoption de mécanismes visant à garantir l'existence de marchés financiers équitables (whatever that means), efficaces et compétitifs. S'ajoutera à cela la responsabilité d'assurer l'intégrité et la stabilité du système financier canadien. La «victoire» du Québec arrivait donc les deux yeux passablement noircis.
Maintenant, le plan du gouvernement central visait-il d'abord la protection des investisseurs ou les aspects nouvellement fédéraux du marché des valeurs mobilières? Les juges passeront donc en revue les divers éléments du projet fédéral. Le projet de loi contesté incluait le pouvoir d'autoriser l'existence d'organismes d'autoréglementation comme les Bourses, les chambres de compensation et les organismes de surveillance des vérificateurs. Il permettait au pouvoir central de désigner les organismes qui pourraient agir à titre d'agences de notation reconnues. S'ajoutait à cela les questions visant la constitution d'un fonds d'indemnisation des investisseurs, le traitement de l'information, un éventuel répertoire des opérations, la communication des renseignements au public, l'éthique de la vente des produits financiers, l'éthique de la négociation des titres et les conflits d'intérêt. Selon les plaideurs fédéraux, la seule menace du risque systémique avait eu pour effet de faire passer toutes ces matières dans le périmètre du paragraphe 91 (2).
Sans trop expliquer, la Cour verra plutôt là des sujets de nature locale et privée tombant dans le giron des paragraphes 92 (13) et (16) de la Loi de 1867. Quelques rares éléments seulement du projet fédéral touchaient directement le risque systémique ou des questions d'ordre national. Et, la Cour ne les mentionnera que très brièvement. En fait, ils semblaient trop peu nombreux pour que les juges leur attribuent plus d'espace dans leur Avis. Ils adopteront cependant la définition offerte par un expert de ce que constitue le risque systémique. En principe, donc, il s'agit du risque d'un effet domino faisant que la défaillance d'un acteur du marché puisse nuire à la faculté des autres de s'acquitter de leurs obligations juridiques et ainsi provoquer une série de chocs économiques néfastes susceptibles de se répercuter à l'ensemble du système financier. Puis, passant aux aspects du projet fédéral jugés d'ordre systémique, la Cour énumérera les suivants: la réglementation du marché des prodiuts dérivés, les positions à découvert, la notation, la faculté de prendre des règlements dans l'urgence, ainsi que la collecte et la communication des renseignements. Il semble donc que les agences de notation ne se retrouvent pas dans l'orbite constitutionnelle des provinces, malgré certains commentaires à l'effet contraire ailleurs dans l'Avis.
On ne sait trop comment ni pourquoi, mais la Cour greffera enfin la collecte de renseignements à la notion de risque systémique. Il s'agissait apparemment d'anticiper et de circonscrire ce genre de risque.
Il faudrait se garder de lire l'Avis de la Cour de façon trop restrictive. Il semble bien en effet que la marge de manoeuvre laissée au fédéral soit passablement large, voire très large. Les juges reconnaissent en effet que le maintien du marché des capitaux dans le but d'alimenter l'économie canadienne et d'assurer la stabilité financière du pays soient des questions dépassant les limites d'un simple secteur commercial en particulier. Les normes visant à garantir un minimum d'intégrité et de stabilité dans le système financier seraient donc de compétence fédérale. À plusieurs égards, la Cour est d'avis que le commerce des valeurs mobilières constitue une activité d'envergure nationale. Le marché des valeurs mobilières n'est pas confiné aux limites de treize enclaves provinciales et territoriales, expliquera en effet la Cour.
Au total, les juges donneront l'impression de donner tort aux plaideurs fédéraux. D'abbord, ces derniers n'avaient pas suffisamment étoffé leur preuve de la métamorphose du marché des valeurs mobilières en une compétence fédérale. Ensuite, les éléments d'ordre systémique du projet fédéral n'étaient pas asez nombreux pour en assurer la constitutionnalité. Grosso modo, donc, le projet de loi fédéral ne faisait que répliquer le contenu des lois provinciales des valeurs mobilières. La Cour soulèvera d'ailleurs cet argument pour affirmer que le projet fédéral visait d'abord et avant tout des questions de compétence provinciale. Les juges prenaient donc pour avéré que les lois provinciales étaient constitutionnelles.
Que faut-il penser de l'Avis de la Cour?
D'entrée de jeu, les juges auraient dû rejeter le projet fédéral sans en examiner le détail. Les plaideurs fédéraux prétendaient en effet que le marché des valeurs mobilières était devenu une question d'envergure nationale, voire internationale, que seul le Parlement fédéral pouvait utilement réguler. Or, le plan fédéral permettait aux provinces d'adhérer ou non au régime qu'il établissait. N'était-ce pas là la négation même de la validité de leur argument fondamental? Si le gouvernement fédéral tente d'envahir le domaine des valeurs mobilières, c'est qu'il veut consolider à Ottawa l'ensemble des pouvoirs relatifs à la gestion des activités économiques et financières ayant lieu au Canada. Il le fait également à la demande du secteur financier qui cherche à minimiser ses coûts de conformité à la réglementation. La Cour a d'ailleurs reconnu le caractère régional du marché des valeurs mobilières lorsqu'elle a associé les sociétés minières à la Colombie-Britannique, les pétrolières à l'Alberta, les financières à l'Ontario et...les technologiques au Québec. Elle a soigneusement omis de mentionner que le Québec était spécialisé dans les produits dérivés...qu'elle venait d'attribuer au fédéral.
Maintenant qu'en est-il de l'Avis de la Cour comme tel?
Le gouvernement central est déjà en possession de tous les pouvoirs nécessaires à contrer l'effet domino associé par la Cour au risque systémique. Grosso modo, l'effet domino dont parle la Cour peut originer de deux sources. D'abord, il peut être dû au fait que certaines institutions financières sont tout simplement devenues trop grosses pour être tirées d'embarras par les organismes de secours financier prévus par la loi (Too big to fail). Si le gouvernement fédéral veut prévenir ce genre de situations, il n'a qu'à faire appliquer la Loi de la concurrence comme il se doit. Son défaut de le faire laisse songeur sur ce qu'il pourrait faire d'une compétence nouvellement acquise dans le domaine des valeurs mobilières. Ensuite, certaines institutions financières pourront mettre d'autres institutions en danger parce qu'elles se seront empêtrées dans des activités spéculatives désordonnées. Or, si elles peuvent agir de la sorte, c'est qu'elles auront obtenu le crédit nécessaire à le faire auprès des banques, lesquelles se retrouvent dans le périmètre de l'article 91. En fait, si les banques peuvent prêter de façon irresponsable, c'est qu'elles sont en mesure d'obtenir du financement facile auprès de la Banque du Canada, un organisme de compétence fédérale. Si le gouvernement fédéral ne peut assumer ses responsabilités actuelles adéquatement, que ferait-il d'une compétence nouvellement acquise dans le secteur des valeurs mobilières?
Maintenant, que faut-il penser des aspects dits systémiques du marché des valeurs mobilières comme le commerce des produits dérivés, les positions à découvert, les agences de notation et la faculté d'agir dans l'urgence? Comment peut-on voir dans les produits dérivés une activité d'envergure nationale alors qu'il s'agit tout simplement d'une gamme de valeurs mobilières, certaines étant standardisées d'autres se transigeant de gré à gré. Les produits dérivés standardisés se transigent d'ailleurs à la Bouse de Montréal, une Bourse régionale que le plan fédéral était disposé à laisser dans le giron des compétences du Québec. Maintenant, quelqu'un pourrait-il expliquer comment les positions à découvert ont pu acquérir une dimension nationale, alors qu'il ne s'agit même pas d'une industrie, mais d'un ordre spécifique de transaction de client à courtier. Si le fédéral veut intervenir sur cette question, qu'il le fasse par le biais du droit criminel, en rapport avec les positions à découvert de nature discutable. Pourquoi, dans la même foulée, les agences de notation, une industrie spécifique, seraient-elles de compétence fédérale? Seul leur nombre restreint pourrait justifier le gouvernement central d'intervenir à leur sujet. Et, alors, il devrait le faire au moyen de la Loi sur la concurrence. La multiplicité des agences de notation militerait d'ailleurs dans le sens d'une compétence provinciale en la matière. Finalement, pourquoi le provinces seraient-elles moins capables d'agir dans l'urgence que le gouvernement?
Passons maintenant à la nouvelle compétence fédérale en matière de collecte de données. Statistique Canada et la Banque du Canada détiennent déjà tous les pouvoirs nécessaires à la prise en charge de cette activité au niveau fédéral et ces agences devraient partager les données recueillies avec les provinces. La Cour entend «moderniser» dans le sens du fédéralisme de coopération, non?
Toujours en lien avec le risque systémique, il semble bien que les plaideurs québécois n'aient pas montré toute la perspicacité voulue dans le cadre de ce renvoi. Depuis 2008, il ne se passe pas une semaine sans que le ministre des Finances ou le premier ministre ne fasse la leçon au reste du monde avec la solidité du système financier canadien qui a su survivre à la crise sans même la moindre faillite financière d'envergure. C'est un fait et ce la s'est produit sans une compétence fédérale sur le risque dit systémique. Les aveux ne manquaient donc pas du côté fédéral.
Enfin, qu'en est-il du cas du Québec comme tel suite à ce renvoi? Le projet fédéral permettait au québec de conserver son système dans son intégralité. Suite à l'Avis de la Cour, le Québec se retrouve avec une compétence lourdement réduite dans un des rares secteurs économiques tombant dans ses champs de compétence. En fait, dans la mesure où les produits dérivés ont été assimilés au risque systémique, le Québec est le grand perdant de ce douteux exercice. Mais, le plus triste, c'est que l'Avis de la Cour a été accueilli comme une victoire par la classe dirigeante de la province...
N.B. Le texte qui précède constitue une analyse sommaire seulement de l'Avis de la Cour.


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