La Cour suprême n'entend pas à rire lorsqu'elle somme Ottawa et les provinces de collaborer au lieu de se chicaner sur le partage des compétences.
Le résultat concret de la récente décision de la Cour suprême du Canada est d'importance: le gouvernement fédéral ne pourra aller de l'avant avec son projet d'une commission nationale sur les valeurs mobilières appelée à écarter les commissions provinciales oeuvrant déjà en ce domaine. Mais le véritable impact est ailleurs.
Depuis quelques années, la Cour suprême a mis l'accent sur une interprétation du partage des compétences ouvrant la voie à l'application concurrente de lois fédérales et provinciales portant sur une même matière. Pour ce faire, elle a élaboré des théories subtiles qui permettent de conclure qu'un même sujet - par exemple l'environnement - peut être réglementé simultanément par le gouvernement fédéral et les provinces dans l'exercice de leurs compétences exclusives respectives. Autrement dit, contrairement à ce que l'on débite pavloviennement au Québec, la constitution fédérale du Canada ne découpe pas bêtement la réalité sociale, culturelle et économique entre, d'une part, ce qui relève exclusivement des provinces et, d'autre part, ce qui relève exclusivement du gouvernement fédéral. La Cour reconnaît qu'un même sujet peut, sous certains aspects, relever de la compétence exclusive d'Ottawa et, sous d'autres, relever de la compétence exclusive des provinces.
Cette approche, on l'aura compris, encourage grandement la collaboration entre les deux niveaux de gouvernement. Elle comporte cependant un inconvénient majeur pour les provinces, car, en cas de conflit entre des normes fédérale et provinciale concurrentes, la première aura prépondérance, la norme provinciale étant alors déclarée inopérante.
C'est donc dire qu'en autorisant une interprétation souple du partage des compétences, la Cour risquait, à long terme, de mettre en péril l'autonomie des provinces. Non pas en les dépouillant de leurs compétences exclusives, mais en neutralisant les lois provinciales adoptées aux termes de ces compétences.
Pour éviter que le principe de la prépondérance fédérale n'ait pour conséquence d'autoriser le fédéral à neutraliser un trop grand nombre d'interventions provinciales, une solution s'imposait: se garder de donner une interprétation trop généreuse aux compétences fédérales. En limitant la portée d'une compétence, on limite l'étendue des normes que le fédéral peut validement adopter et qui sont donc susceptibles d'entrer en conflit avec une norme provinciale. C'est précisément ce que la Cour a fait dans sa dernière décision. Comme elle le dit elle-même: «Le fédéralisme souple ne peut autoriser à jeter des pouvoirs spécifiques par-dessus bord. [Dans la fédération canadienne,] les deux ordres de gouvernement sont coordonnés, et non subordonnés. Par conséquent, un chef de compétence fédérale ne saurait se voir attribuer une teneur qui viderait de son essence une compétence provinciale.»
La Cour a donc refusé de donner à la compétence fédérale sur le commerce la portée préconisée par le gouvernement fédéral. Une définition qui aurait accordé au fédéral un pouvoir «si large, qu'il [aurait pu] théoriquement faire double emploi avec celui des provinces (et, en cas de conflit, le vider de son essence).» La Cour a cependant reconnu que le fédéral pouvait réglementer certains aspects du commerce des valeurs mobilières dans la mesure où il ferait la preuve qu'il (s) «revêt (ent) véritablement une importance et une portée nationales.» Ici, cependant, le fédéral voulait réglementer tous les aspects de ce commerce, plusieurs d'entre eux ne satisfaisant pas au critère de l'importance nationale.
La compétence fédérale sur le commerce n'est pas la seule à avoir été circonscrite ces dernières années. Après avoir relégué aux oubliettes la théorie des dimensions nationales (Hydro-Québec), après avoir interprété restrictivement la compétence sur les banques (Banque canadienne de l'ouest), après avoir mis un frein à l'interprétation libérale de la compétence sur le droit criminel (Renvoi sur la procréation assistée), il fait peu de doute que la Cour suprême n'entend pas à rire lorsqu'elle affirme que les deux ordres de gouvernement doivent «envisager les problèmes complexes de gouvernance susceptibles de se présenter, non pas comme une simple alternative entre les deux ordres de gouvernement, mais comme une recherche coopérative de solutions qui satisfont les besoins tant de l'ensemble du pays que de ses composantes».
Espérons que l'esprit fédéral qui anime les juges de la Cour suprême percolera dans la conscience de nos politiciens fédéraux et provinciaux.
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Jean Leclair
Professeur à la Faculté de droit de l'Université de Montréal, l'auteur s'intéresse particulièrement au droit constitutionnel canadien.
L'esprit fédéral
Espérons que l'esprit fédéral qui anime les juges de la Cour suprême percolera dans la conscience de nos politiciens fédéraux et provinciaux, écrit Jean Leclair.
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Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, l’auteur s’intéresse particulièrement au droit constitutionnel canadien.
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