Jusqu’à une époque récente, il était trop coûteux et complexe d’exploiter les sables bitumineux pour produire du pétrole. Ces dernières années, toutefois, la hausse du prix du pétrole et les changements technologiques ont rendu cette exploitation possible et très rentable. Les sociétés pétrolières produisent maintenant plus d’un million de barils de pétrole par jour à partir des sables bitumineux, et cette production s’accroît constamment. Cependant, l’expansion effrénée des projets d’exploitation des sables bitumineux entraîne d’énormes coûts environnementaux, causant des dommages aux terres, à l’air, à l’eau, aux forêts, au climat et aux populations locales.
Les sables bitumineux (ou bitumeux) sont un mélange de bitume brut, qui est une forme semi-solide de pétrole brut, de sable, d’argile minérale et de l’eau. En d’autres mots, c’est un sable enrobé d’une couche d’eau sur laquelle se dépose la pellicule de bitume. Les gisements de sable bitumineux représentent une importante source de pétrole brut de synthèse, ou non conventionnelle. Les deux plus importants gisements au monde se trouvent en Alberta (Canada) et dans le bassin du fleuve d’Orénoque (Venezuela). De plus petits gisements de sables bitumineux existent dans d’autres endroits du monde.
Du pétrole et des profits
L’Alberta est ainsi en train de devenir le nouvel émirat pétrolier du XXIe siècle. Au nord de cette province, au pays des Indiens Cree et des élans, on a découvert en effet le deuxième gisement pétrolier au monde après l’Arabie Saoudite. Une particularité géologique : les sables bitumineux recèlent 173 milliards de barils exploitables sur 141 000 kilomètres carrés de forêt boréale (un quart de la France).
Le brut de l’Alberta, intimement mêlé au sable, revient cher à produire : 15 à 20 dollars le baril, contre 5 pour le pétrole saoudien. Mais, les améliorations techniques ont fait baisser les prix: en 1984, il fallait dépenser 32 dollars pour extraire un baril de pétrole. Alors, quand le baril de pétrole flambe à 130 dollars et atteindra bientôt les 150 dollars le baril, cela devient très rentable.
Avec la montée inexorable du cours du pétrole, une véritable ruée sur le “pétrole sale” se développe depuis environ 6 ans dans le grand nord canadien. Toutes les majors de la planète - Exxon, Chevron, Shell, BP, Total, et même les Chinois de CNOC et Sinopec ont débarqué, à l’affût de nouvelles concessions. Ainsi, Total a prévu d’investir 7 à 10 milliards d’euros d’ici à dix ans. «En 2020, nous devrions produire environ 250 000 barils par jour en propre, explique Michael Borrell, patron de Total Canada. Probablement un petit 10% de la production globale du groupe à cette date.»
Une usine de valorisation des sables bitumineux sur la rivière Athabasca. La rivière Athabasca, qui prend sa source des glaciers en son amont, est longue de 1231 km et serpente le nord de l’Alberta. Plusieurs communautés en aval des puits de sables bitumineux dépendent de l’Athabasca comme source d’eau potable et comme source constante et importante de nourriture par la pêche. (Image de David Dodge, The Pembina Institute ©2007)
Un paysage dantesque
Il faut survoler la zone pour prendre la démesure de cette aventure industrielle. A perte de vue, le long de la rivière Athabasca qui coule vers le nord, les pelles géantes de grues surdimensionnées s’attaquent à la terre noire. Les arbres ont été coupés. Pour atteindre les sables bitumineux, la terre a été enlevée sur une soixantaine de mètres de profondeur. Les excavations ont la taille de cratères. Nuit et jour, des camions-bennes, hauts comme une maison de deux étages (chacune de leurs roues coûte 39 000 euros), charrient jusqu’à 400 tonnes de matériaux.
Cette forme d’extraction du pétrole détruit complètement, dès l’ouverture de la mine à ciel ouvert, la forêt boréale, et a des conséquences directes sur l’air. Des centaines de km2 de territoires sont dévastés. La vie de la forêt boréale provient du sol, qui est composé d’ingrédients biologiques essentiels. En rasant la forêt boréale et en détruisant le sol, il y a destruction de ces ingrédients biologiques essentiels à la vie de la forêt boréale
Il faut 4 tonnes de sable pour produire un baril de brut (159 litres). Autrement dit, pour produire un seul litre de pétrole, il faut charrier environ 25 kg de sable. Grâce à l’eau pompée dans la rivière, bitume et sable sont séparés par chauffage dans d’énormes cuves. Les eaux polluées sont évacuées vers de vastes lacs artificiels nauséabonds, où elles stagnent. L’eau usée, qui est un mélange très toxique, est donc rejetée dans les bassins situés près de la rivière Athabaska. Cette eau est très polluée, puisqu’elle contient plus de 250 ingrédients différents toxiques, tel que le méthane, le xylène, le benzène, le mercure, l’arsenic et d’autres hydrocarbures. Avec le temps, il y a une bioaccumulation de ces produits chimiques, mais la concentration n’est pas connue. La toxicité s’amplifie donc, puisque la plupart des produits chimiques ne disparaissent pas et ne se dégradent pas biologiquement. Des canons à propane se déclenchent en permanence autour de ces bassins pour dissuader les oiseaux de s’y poser. Peine perdue : des centaines de canards ont récemment trouvé la mort dans un bassin. De loin en loin brille l’enchevêtrement argenté des tuyaux des usines qui transforment le bitume en produits pétroliers. Les gisements trop profonds, eux, sont pompés après séparation par injection de vapeur sous pression. Le tout est ensuite acheminé par pipeline vers les raffineries nord-américaines : 65% du pétrole de l’Alberta est exporté, essentiellement vers les Etats-Unis.
Devenue la capitale de cette ruée vers le pétrole sale, Fort McMurray, que ses habitants ont surnommé Fort McMoney, n’est qu’une triste suite de motels, de parcs de caravanes et de lotissements. Une fine poussière de sable recouvre tout. Même pas un jardin public ou un centre culturel dignes de ce nom… Cette ville manque de beaucoup de choses… Sauf de casinos, d’alcool et de cocaïne.
Une catastrophe environnementale
Puisqu’il faut environ quatre tonnes de sables bitumineux pour fabriquer un baril de pétrole de synthèse, on comprendra sans peine que les conséquences environnementales qui découlent du procédé d’extraction sont colossales :
- Les sables bitumineux engendrent cinq fois plus de gaz à effet de serre que le pétrole ordinaire parce que les techniques d’extraction employées nécessitent de grandes quantités d’énergie, d’immenses quantités de gaz naturel étant nécessaires pour isoler et traiter le bitume: l’extraction d’un seul baril de pétrole des sables bitumineux de l’Alberta génère plus de 80 kg de gaz à effet de serre (GES). En outre, il faut savoir que 35 % de la forêt boréale est composée de tourbières. Ces tourbières sont les plus grands réservoirs naturels de CO2 au monde. Pourtant, on ne tient pas compte de cette donnée quand on calcule les gaz à effet de serre dégagés lors de l’exploitation des sables bitumineux.
- Il faut se servir de quatre barils d’eau prélevée en surface ou sous terre pour obtenir un baril de pétrole brut synthétique à partir des sables bitumineux. On prélève dans ce but d’immenses masses d’eau dans la rivière Athabasca. L’eau toxique contaminée résultant des opérations est rejetée dans d’immenses bassins de rétention.
- Parmi les polluants atmosphériques engendrés par le processus d’extraction on observe non seulement des gaz à effet de serre, mais aussi des émissions importantes d’oxydes d’azote, de méthane, de dioxyde de soufre , des composés organiques volatiles et des particules, dont la présence entraîne du smog, des pluies acides et toute une série de problèmes de santé publique.
- Les sables bitumineux couvrent au moins 4,3 millions d’hectares situés entièrement au sein de la forêt boréale canadienne. Il ne sera pas possible de restaurer l’écosystème forestier dans son état originel, les efforts de mise en valeur des forêts et des milieux humides s’avéreront ici insuffisants.
La production des fiouls lourds de l’Alberta pompe plus d’eau que celle du pétrole conventionnel. A cause des grues et des camions géants, mais aussi des usines de traitement du bitume, qui demandent tellement d’électricité que les compagnies construisent sur place leurs propres centrales à gaz.
Le développement de ces gisements traverse présentement une période comparable à celle de la ruée vers l’or, la production ayant doublé au cours de la décennie précédente pour atteindre actuellement plus d’un million de barils par jour. Il est prévu de faire passer cette production à environ 3 millions de barils de pétrole par jour en 2020.
L’assassinat des indiens
A Fort Chipewyan, un village indien à 300 kilomètres en aval des principaux sites d’extraction des sables bitumineux, sur la rivière Athabasca, les conséquences sanitaires sont déjà énormes. «80% des habitants de ce village, où j’ai grandi, vivent de la pêche et de la chasse, explique George Poitras, chargé des relations avec les industriels pour les Mkisew Cree. Mais au fil des années, ils se sont mis à ramener des poissons et des rats musqués difformes, à voir l’eau du lac s’iriser, à lui trouver un goût de pétrole».
Le 29 avril dernier, le chef Allan Adam témoignait devant les Nations unies : «Les Mikisew Cree et les Athabasca Dene, qui vivent dans le voisinage de 20 compagnies pétrolières, subissent des incidences élevées de leucémies, de désordres immunitaires, et des cancers rares.»
C’est le docteur John O’Connor de Fort McMurray, qui en 2006 a tiré le signal d’alarme. Au cours des dernières années, le petit dispensaire de Fort Chipewyan a vu passer plusieurs cas de maladies graves. En quelques mois, le docteur John O’Connor y a soigné six personnes souffrant de troubles de la glande thyroïde. Il a également constaté une multiplication des cas de cancer des poumons, du colon, de la vessie ou de la prostate. Fort Chypewyan est plus durement touché par ces cancers que les autres communautés indiennes également sous son autorité médicale. En 2003, il a diagnostiqué qu’un homme qui perdait rapidement du poids et dont la peau jaunissait souffrait d’un cholangiocarcinome, une rare tumeur cancéreuse qui s’en prend aux voies biliaires à l’intérieur du foie. Cet homme est mort six semaines plus tard. En interview à la radio CBC, il annonce que cinq personnes sont mortes de ce type de cancer à Fort Chipewyan, un total atteint généralement par des villes de 400 fois la taille de cette communauté.
Après avoir été cité par les médias, O’Connor a été accusé par sa tutelle, Health Canada, «d’affoler indûment les populations». Le gouvernement vient tout de même de déclarer qu’il conduirait, cet été, une enquête de santé publique.
En attendant, les Indiens sont sur le sentier de la guerre… juridique. Mi-mai, les Cree de Beaver Lake ont déposé une plainte en justice contre la Province d’Alberta et l’Attorney General du Canada. Greenpeace Canada se mêle aussi de l’histoire et lance une grande campagne contre les sables bitumineux. L’organisation canadienne Sierra organise une ambitieuse manifestation à vélo sur 1000 km afin de prélever des centaines de bouteilles d’eau polluée de la rivière Athabaska afin de les offrir aux exécutifs de l’industrie pétrolière.
Selon Mike Davis, même si l’augmentation des prix de l’énergie entraîne l’extinction de l’espèce des 4×4, et attire plus de capital-risque en direction des énergies renouvelables, elle va également permettre d’ouvrir la boîte de Pandore des pétroles bruts parmi les bruts que sont les sables bitumineux canadiens et les pétroles lourds du Vénézuela. Comme l’a rappelé un scientifique britannique, la dernière chose que nous devrions souhaiter (au nom du slogan de « l’indépendance énergétique ») c’est l’apparition de nouvelles frontières à conquérir dans la production d’hydrocarbures qui auraient pour effet d’accroître « la capacité de l’humanité à accélérer le réchauffement de la planète » et de ralentir la transition urgente vers une énergie sans carbone et des système de capture en cycle fermé.
Ainsi, malgré les discours actuels sur la prise en compte de l’environnement et du réchauffement climatique, la société bagnolo-pétrolière montre une fois de plus sa formidable capacité de nuisance et de destruction. Car, une fois gratté le vernis de marketing vert des sociétés pétrolières et des constructeurs automobile, on s’aperçoit que cette industrie ne connaît pas de limites pour assurer sa propre reproduction.
L’extraction de pétrole à partir des sables bitumineux montre ainsi une fois de plus l’aberration du système capitaliste. La loi de l’offre et de la demande rend profitable une catastrophe environnementale. La surrexploitation des ressources et la destruction de l’environnement caractérisent ainsi l’impérialisme écologique, stade suprême d’un capitalisme assurant sa reproduction.
Vous ne viendrez donc pas chez Total par hasard, et les dernières gouttes d’essence que vous mettrez dans votre réservoir proviendront très probablement de ce pétrole obtenu au prix d’un véritable désastre écologique et de la mort de milliers d’indiens.
Sources
Sables bitumineux sur Wikipédia: http://fr.wikipedia.org/wiki/Sables_bitumineux
Campagne Greenpeace Canada: Halte aux sables bitumineux
Appel à tous - expédition à vélo cet été dans les sables bitumineux, Coalition jeunesse Sierra.
Énergie et environnement: l’exploitation des sables bitumineux en Alberta (Canada), Stéphane Héritier, Mappemonde N° 87 (3-2007).
Ruée sur le pétrole «sale», Dominique Nora, Le Nouvel Observateur, 5 juin 2008.
Au Canada, le sale coût du pétrole des sables, Emmanuelle Langlois, Libération, 29 juin 2007.
The biggest environmental crime in history (Le plus grand crime écologique de l’histoire), Par Cahal Milmo, The Independent, le 10 décembre 2007 (traduction française ici)
Cours du pétrole, profits records et catastrophes écologiques, Marcel Robert, Carfree France, 14 mars 2008.
Adieu à l’Holocène, Mike Davis, juin 2008, Publication originale Tom Dispatch, traduction Contre Info
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