Dans la foulée de la commission Bastarache

Passer à autre chose ?

Le procès que Jean Charest a intenté contre Marc Bellemare maintiendra ce dossier dans l’actualité.

JJC - chronique d'une chute annoncée




Jean Charest souhaite ardemment laisser derrière lui le dossier des juges Bastarache? Jean Charest aimerait tant passer à autre chose. Mais le pourra-t-il, avec les requêtes en diffamation et en annulation de la commission qui multiplieront les rendez-vous au palais de justice et garderont l'affaire Bellemare bien vivante?

Québec — «On est ailleurs.» Il fallait voir Jean Charest, hier, clairement agacé, répéter à plusieurs reprises cette phrase à chacune des questions des journalistes portant sur le rapport Bastarache. Son autre réplique-clé — «on regarde maintenant vers l'avenir» — sonnait comme un «oui, d'accord, j'ai perdu la bataille de l'opinion publique». À ses yeux, il faudrait maintenant serrer la vis à l'industrie du gaz de schiste. Mais surtout parler d'économie, de la reprise, du bon positionnement du Québec, malgré la tempête de 2008. «Ailleurs», à court terme, voudra d'ailleurs dire Davos, ce grand sommet en terre helvétique où le premier ministre se fait une joie, annuellement, d'aller oublier nos querelles «provinciales».
Jean Charest pourra-t-il totalement passer à autre chose? Malgré un discours d'ouverture du 8 février, assurément axé sur l'«économie d'abord», et malgré les urgences qui débordent, le gaz de schiste, etc., il y aura ce procès au civil, en diffamation, qu'il a lui-même intenté à son ancien ministre Marc Bellemare, le même jour où il lançait la commission Bastarache. Ce procès risque de forcer le chef du gouvernement à regarder vers le passé à plusieurs reprises en 2011. Ce «passé qui ne veut pas passer», selon la formule consacrée; celui du 2 septembre 2003 ou du 8 janvier 2004, deux rencontres personnelles avec Marc Bellemare à propos desquelles le commissaire Bastarache, dans son rapport, a refusé de trancher en renvoyant joliment la balle dans le camp du juge Claude Gagnon, de la Cour supérieure.
Et ce fameux procès, s'il se tient, n'aura pas lieu ce printemps, contrairement à ce qu'on a pu entendre ces derniers jours. Non, ce printemps, les avocats mettront leurs «dossiers en ordre», pour reprendre leur jargon. C'est à l'automne 2011 que Jean Charest pourrait bien revivre le supplice de Bellemare. Heureusement que les caméras ne sont pas admises au tribunal, murmure-t-on dans les cercles gouvernementaux. Mais celles-ci, à chacune des étapes, feront le pied de grue au palais de justice, avec les journalistes déjà experts de cette histoire grâce à la commission Bastarache. Un règlement à l'amiable pour s'éviter tout cela? Du côté de Marc Bellemare, en tout cas, cette sortie de secours est totalement exclue, comme il l'a dit clairement en entrevue au Devoir jeudi.
Mais il y aura en plus, pour ramener le dossier Bellemare à l'avant-plan, cette «demande reconventionnelle», cette contre-poursuite de 900 000 $ que Me Bellemare a intentée à l'endroit de «John James Charest», selon un malicieux passage de sa requête du début de septembre.
Ah oui, il ne faut pas oublier un troisième front juridique: celui par lequel Marc Bellemare veut faire annuler a posteriori la commission Bastarache. L'avocat, qui, selon des sources qui le connaissent bien, s'ennuie parfois dans sa pratique juridique quotidienne (d'où son éparpillement: Club de collectionneurs d'art, passion pour les manifestations sportives: Canadiens, Rouge et Or, Allouette...), aura moult occasions de se rappeler au bon souvenir des médias et de Jean Charest en 2011. Dès le 25 février, un premier rendez-vous: le clan Bellemare annoncera ses couleurs à la cour.
Et dans cette dernière requête, l'avocat de Québec pourrait avoir un allié de taille: Jean Chrétien! En effet, l'ancien premier ministre canadien a réussi à faire annuler des portions du rapport Gomery par les tribunaux. En octobre dernier, la Cour d'appel fédérale confirmait un jugement de 2008. Dans celui-ci, le juge Max Teitelbaum, de la Cour fédérale, avait démontré que les déclarations publiques du commissaire Gomery indiquaient que, «pendant qu'il dirigeait les audiences et avant d'avoir entendu la totalité de la preuve, il est arrivé à des conclusions au sujet de questions sur lesquelles il devait faire enquête et rapport». Marc Bellemare fait remarquer que l'ex-juge Bastarache, dans les heures qui ont suivi sa nomination, avant même le début des audiences, disait vouloir «rassurer la population», que les allégations de Marc Bellemare «l'avaient surpris». N'est-ce pas un signe qu'il avait lui aussi déjà tiré ses propres conclusions?
Une population déraisonnable?
Marc Bellemare peut aussi compter sur les perceptions. Qu'on en soit heureux ou non, elles gouvernent dans nos «démocraties d'opinion», ballottées par le cycle sans fin des médias instantanés et des sondages. Or ces perceptions favorisent nettement Marc Bellemare depuis l'éclatement de l'affaire, en mars et avril 2010. Au lendemain du dépôt du rapport Bastarache, elles n'ont toujours pas bougé: les coups de sonde indiquent que, dans une proportion de 60 %, la population croit Marc Bellemare. Et à côté des comptes rendus de sondage trônaient les textes des entrevues «exclusives» que l'ex-ministre a données toute la journée hier, au compte-gouttes, à tout ce que le Québec compte de médias pour fustiger le commissaire Bastarache et son rapport. Bellemare semble avoir compris la «démocratie d'opinion».
Le rapport était à peine déposé, mercredi, que l'avocat du Parti libéral André Dugas pressentait d'ailleurs cette issue défavorable à son camp. Tel un don Quichotte se lançant à l'assaut des moulins de l'opinion, il déclara: «Si "les jeux sont faits", comme certains journalistes l'ont dit au bout de la deuxième journée» des audiences, une telle chose est déplorable. Et il ajouta: «Ça, c'est pas la raison.» Respecter la «raison» consisterait (évidemment) à lire le rapport avant de se faire une opinion, insista-t-il. «La synthèse fait 17 pages, ce n'est pas très long», dit-il. Et dans ce rapport, soutenait Dugas, il n'y avait «pas de faille». À ses yeux, en somme, la démocratie d'opinion serait irrationnelle; contrairement à l'ex-juge de la Cour suprême qui — dans la plus pure tradition canadienne — est considéré pour sa part comme une sorte d'«ange», ironise Marc Chevrier, juriste et professeur à l'UQAM en science. Traduisons en termes philosophiques, platoniciens: la population est dans la caverne, dans l'opinion, alors que le juge a accès aux «idées pures». Que l'ange ait eu des silences étranges (sur les rencontres du 2 septembre 2003, par exemple), la «raison» le voit aussi, toutefois. Et la population le perçoit.
Peut-être le commissaire s'est-il piégé, semblant partial, en ne s'affranchissant pas assez de ses réflexes de juge, appliquant entre autres la notion de «prépondérance de probabilité». «Une commission d'enquête n'est pas un tribunal, fait remarquer Marc Chevrier, c'est une machine à accumuler de l'information, à vérifier celle-ci puis à faire des recommandations.» Mais Michel Bastarache avait-il le choix? Les tribunaux, dans quelques décisions (notamment l'arrêt Krever au sujet de la commission sur le sang contaminé), ont graduellement judiciarisé les choses. Pour Sylvain Lussier, avocat chez Osler et ancien procureur du gouvernement fédéral à la commission Gomery, les tribunaux n'ont fait qu'«imposer certaines contraintes procédurales, mais sans plus». Les commissaires ont «toujours le loisir d'enquêter comme ils le veulent sur le sujet de leur mandat».
De toute façon, la commission est terminée. Et les prochaines manches se joueront «ailleurs», devant les «anges» de la Cour supérieure.


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