Bâtonnier (2005)

Le vice-président (1)

Un autre épisode où il est question du code civil du Québec

Chronique de Louis Lapointe

*«Bâtonnier» est un roman écrit en 2005 qui raconte les tribulations de Jacques Milaire, un avocat de 50 ans représentant les médias et les compagnies de pétrole, qui souhaite devenir Bâtonnier et…juge. Toute ressemblance avec la réalité est purement fortuite.

Pour devenir Bâtonnier du Québec, il faut suivre une multitude de règles non écrites. Il faut tout d’abord briguer le poste de vice-président : si vous êtes originaire de Montréal, vous pouvez le briguer tous les deux ans; si vous êtes de la province ou de Québec, c’est possible tous les quatre ans. Le vice-président est normalement promu, sans opposition, au poste de Bâtonnier, l’année suivant son élection au poste de vice-président. Ces règles n’étant pas écrites, elles peuvent être enfreintes par quiconque en a le courage. Ces tentatives sont en général infructueuses et risquent de laisser une mauvaise réputation qui collera longtemps à la peau de celui qui n’aura pas respecté la coutume.

Ce qui devait être une lettre à la poste s’avéra être une tâche un peu plus difficile que je ne l’imaginais puisqu’un candidat provenant des milieux syndicaux, un dénommé Alain Barrette, décida de se présenter contre moi à la vice-présidence et m’obligea à faire campagne : il était déjà connu dans le milieu des avocats pour avoir tenté de syndiquer les avocats salariés des grands cabinets. Toutes ses tentatives échouèrent lamentablement en raison de son discours trop à gauche. Le conservatisme des avocats n’est pas un mythe, mais une réalité qu’on ne peut contourner : Alain Barrette tenta donc de miser sur cette fibre conservatrice en dénonçant « la stratégie secrète des grands cabinets ».

Selon lui, les grands cabinets de Montréal souhaitaient une plus grande intégration des barreaux nord-américains. Ils avaient déjà réussi à soumettre l’École à leurs règles, ils avaient obtenu l’incorporation des cabinets et la multidisciplinarité entre les professions. Dans la foulée du scandale d’ENRON, la déconfiture d’Arthur Andersen, ancien plus grand cabinet d’experts comptables et plus gros employeur d’avocats au monde, ne les avait pas refroidis. Il fallait une plus grande intégration continentale; il fallait que non seulement il y ait le libre-échange, mais également la libre circulation des avocats. Si les Américains et les Ontariens embauchaient nos finissants, nous devions pouvoir embaucher les avocats étrangers pour venir pratiquer le droit ici : plus de frontières.

Notre droit civil et notre Code civil ne devaient plus être des limites aux affaires. À défaut de pouvoir les abolir, nous devions entreprendre une vaste réforme pour en limiter la portée afin que leurs rôles deviennent mineurs et ne soient plus des empêchements à l’ouverture des marchés juridiques. Les avocats québécois ne pouvaient continuer à pratiquer un droit qui les isolait, une vaste réforme s’imposait donc.

L’ouverture des marchés signifiait que les avocats québécois ne pouvaient plus penser conserver leur marché juridique et leurs emplois uniquement pour eux : nos avocats devaient accepter de devenir plus mobiles, d’aller travailler ailleurs sur le continent, là où sont nos partenaires financiers, puisque le Barreau du Québec ne les protégerait pas.

Toutes ses interventions, depuis une dizaine d’années, allaient vers cette intégration. Le fait qu’un Bâtonnier sur deux venait des grands cabinets avait fait son œuvre au fil des années, et cela n’allait pas changer. Le train était en marche et ce candidat proposait de redonner au Barreau sa vraie mission : celle de protéger le public et non de représenter les intérêts corporatifs des grands cabinets. Il fallait scinder le Barreau en trois : une association d’avocats, une association de cabinets et un ordre professionnel chargé de protéger le public et d’être critique face aux deux autres organismes chargés de représenter les avocats et les cabinets.

Pour illustrer son propos, Alain Barrette donna pour exemple la diminution des revenus des avocats de province qui avaient de plus en plus de difficultés à vivre de leur pratique. Le changement des règles du jeu allait les défavoriser à long terme et aucun bâtonnier originaire de Montréal ou des grands cabinets n’allait les défendre. Déjà ils avaient diminué les exigences de l’École du Barreau et avaient facilité l’accès des comptables à nos champs de pratique en prônant la multidisciplinarité. Avec l’incorporation des cabinets, il serait de plus en plus difficile de pratiquer dans de petites études, l’incorporation donnant un avantage dans le recrutement de stagiaires et de jeunes avocats.

La pratique changeait sans que personne ne pose de questions. Le Barreau ne défendait pas ses petits membres, il n’en avait que pour les grands cabinets. À preuve, le Barreau avait augmenté la cotisation professionnelle pour réaliser un portail informatique. Ce projet qui était en retard de deux ans avait engouffré plusieurs milliers de dollars et les explications de la direction du Barreau, sur ce fiasco, se limitaient à quelques données techniques : le Barreau ne pouvait pas se critiquer lui-même et les premiers perdants étaient les avocats.

Heureusement pour moi, personne n’écouta le discours déprimant d’Alain Barrette sur le Barreau et je fus élu avec une bonne majorité grâce à l’appui du Bâtonnier sortant.

***

Les campagnes au Bâtonnat ne sont pas le lieu de débats d’idées, mais plutôt des concours de popularité où celui qui a la plus grande notoriété et la meilleure organisation gagne. Mon équipe fit donc sortir le vote et le tout se termina par un gros party où l’alcool coula à flot. Ces partys sont l’occasion de faire sauter les barrières quand ce n’est pas sauter la clôture. Ce ne fut pas mon cas ce soir-là (…)

Comme le vice-président est vu comme le futur Bâtonnier du Québec, il est l’homme de la situation pour les projets à long terme. L’ancien Bâtonnier, sous le sceau de la confidence, me fit part des démarches qu’il avait entreprises pour rencontrer le premier ministre et son ministre de la justice afin de leur parler de la modernisation de notre profession et de ses institutions.

Selon lui, pour que la justice soit moderne et accessible, il fallait plus d’ouverture aux capitaux étrangers. En ce sens, notre code civil était un frein qui devait davantage s’inspirer de la common law. Selon lui, même si cette campagne au bâtonnat n’avait pas été l’occasion d’un débat éclairé, les avocats avaient résolument rejeté le candidat qui avait exposé une autre vision des enjeux de la profession. Si nous voulions prospérer plutôt que survivre, il nous fallait nous regrouper et ouvrir nos frontières pour élargir nos marchés et offrir une justice à meilleurs coûts aux contribuables québécois.

Je lui fis remarquer que tous ceux qui parlaient de faire baisser les prix finissaient toujours par les augmenter une fois qu’ils contrôlaient le marché, ce serait la même chose lorsque nous serions « mondialisé ». Toutes les raisons seraient bonnes pour faire de l’argent, y compris poursuivre tout ce qui bouge, comme le faisait si bien nos voisins américains; ce n’est pas pour rien que les avocats y ont une image de mercenaire.

Quand notre code civil ne sera plus un rempart contre la bêtise de l'Amérique, il ne restera plus que la langue française à achever de marginaliser dans le monde des affaires, maintenant que nous avions définitivement sorti notre Bon Dieu des écoles pour y faire entrer celui des musulmans. Bientôt, toutes les écoles du Québec feront comme l’École du Barreau, où faire un horaire de cours est une véritable acrobatie, lorsqu’il s’agit de fixer les dates des examens en fonction des fêtes juives, chrétiennes et musulmanes.

Il y avait même un groupe d’Anglais qui souhaitait que l’École devienne bilingue. Ainsi, les Anglais pourraient avoir leurs cours en anglais et les francophones pourraient en profiter pour devenir bilingues. Il ne resterait plus qu’à abolir les tests de l’Office de la langue française destinés aux anglophones et les remplacer par des tests d’anglais destinés aux francophones; comme ça, on allait tous être « fluant » en anglais.

Je lui expliquai que l’ouverture ne devait pas devenir de l’avilissement; ce n’est pas en reniant nos institutions au nom de l’ouverture que nous intégrerions les immigrants. Pour construire une société ouverte, ça prenait une bonne base et un minimum de respect de soi. Cette base, nous étions en train de la foutre en l’air en confondant tout : le marché et « l’autre ».

Le Bâtonnier me demanda quelle mouche m’avait piqué : si je ne voulais pas faire la job, ça ne serait pas la première fois, même si c’était rare, qu’un vice-président verrait sa candidature contestée au Bâtonnat. Me regardant droit dans les yeux, il me dit que j’avais trop bu et qu’une bonne nuit de sommeil réparerait tout cela, la nuit portant conseil. Il avait raison, quelle mouche m’avait piqué, moi qui représentais les compagnies de pétrole qui ne respectaient rien ?

À suivre...

Copyright © Louis Lapointe, 2005. Tous droits réservés.

***

Autres épisodes de « Bâtonnier » :

Synopsis

Le conseiller (1)

Le club

Une visite en prison

Le vice-président

Une rencontre avec le Cardinal

Entrevue avec un Bâtonnier

Quand le Québec s’éveillera, le monde s’étonnera ! Révolutions et Révolution tranquille

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L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.





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1 commentaire

  • Jean-Louis Pérez-Martel Répondre

    12 novembre 2010

    Bonjour Monsieur Lapointe,
    La dénationalisation des institutions publiques du Québec est arrivée tellement loin que même au sein du PQ et BQ il y en a qui font l’apologie des régimes totalitaires nous les présentant comme des modèles identitaires à suivre pour le Québec.
    Voici la preuve de cette apologie dictatoriale d’un des membres du Conseil exécutif national du Parti Québécois : « Le Maroc : un modèle identitaire à suivre »
    http://www.vigile.net/Le-Maroc-un-modele-identitaire-a
    JLP