Le règne du conformisme

Jean-Paul Desbiens (Frère Untel)


Le décès de Jean-Paul Desbiens nous rappelle à quel point le Québec a changé en 40 ans. En 1960, il avait dû publier ses Insolences du frère Untel sous un pseudonyme. Le recours au pseudonyme s'expliquait par le climat étouffant de l'époque : "Personne n'ose penser, au Canada français. Du moins, personne n'ose penser tout haut", écrivait-il dans son pamphlet. Il y dénonçait la faillite du système d'enseignement, en particulier l'échec de l'enseignement du français, ainsi que la crise de la pensée et de la religion. C'était un cri de révolte contre la pensée unique et la peur de s'exprimer, et la revendication (subversive pour l'époque) de la liberté pour tout catholique, tout Canadien français, de penser par lui-même.
Bien sûr, la situation linguistique du Québec contemporain n'est plus celle de la fin des années 1950. Les nécessités économiques, les changements politiques, les lois linguistiques, l'augmentation des échanges avec la Francophonie, la volonté des Québécois de s'approprier une langue toujours plus proche du français standard, les efforts des enseignants, le puissant désir de parler et d'écrire une langue de qualité ; tout cela a complètement changé la donne. Mais le combat pour l'amélioration de la qualité du français, notamment dans l'enseignement et les médias, n'est pas terminé, loin de là.
On trouve déjà dans Les Insolences les principaux éléments des futurs débats sur la langue et la norme linguistique : la dénonciation par certains de la mauvaise qualité du français dans plusieurs secteurs de la société québécoise (classes populaires, enseignement, médias, etc.), mais aussi le refus par d'autres, y compris parmi ceux qui maîtrisent les codes linguistiques (spécialistes des sciences de l'éducation, linguistes, etc.) de reconnaître cette réalité ; la dénonciation aussi de la mise au ban de la société des personnes "coupables" de critiquer, la critique étant vue par certains non pas comme le moteur du progrès, mais comme un "crime de lèse-nation".
Le message du frère Untel, et l'héritage qu'il nous a légué, sont non seulement une apologie de la liberté et de la nécessité de penser par soi-même, mais aussi un appel à la lucidité, à l'effort et à l'excellence, notamment dans le domaine de l'enseignement et de la langue.
Aujourd'hui, au Québec, point n'est besoin de prendre un pseudonyme pour exprimer ses pensées en public. Cela n'empêche pas le règne d'un étonnant conformisme et du politiquement correct, y compris dans les milieux universitaires, là où devraient régner la liberté de pensée, la contestation des idéologies dominantes (notamment, dans le champ linguistique, la contestation de l'idéologie "aménagiste", de la volonté de créer une norme propre au Québec, plutôt que d'oeuvrer à la poursuite du rapprochement avec la norme internationale), et la recherche de voies nouvelles pour l'avenir.
Depuis 1960, la réflexion et la recherche se sont institutionnalisées. L'État, les universités et le privé, les fonctionnaires, les chercheurs et les gens d'affaires ont constitué des réseaux liés par des intérêts communs. Il est bien difficile de s'affranchir de ce système et de faire entendre une voix indépendante. Mais qui oserait le dire ? Peut-être aurions-nous besoin d'un nouveau frère Untel...
Lionel Meney, linguiste et lexicographe
ANCIEN PROFESSEUR TITULAIRE À L'UNIVERSITÉ LAVAL ET AUTEUR DU "DICTIONNAIRE QUÉBÉCOIS-FRANÇAIS : POUR MIEUX SE COMPRENDRE ENTRE FRANCOPHONES" (GUÉRIN, MONTRÉAL)

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Lionel Meney13 articles

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Linguiste et lexicographe, Lionel Meney a été professeur titulaire à
l’Université Laval (Québec). Il est l’auteur du « Dictionnaire
québécois-français : pour mieux se comprendre entre francophones » (Guérin, Montréal, 1999) et de « Main basse sur la langue : idéologie et interventionnisme linguistique au Québec » (Liber, Montréal, 2010).





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