La mort de Jean-Paul Desbiens ne serait pas si tragique si ce n'était que l'homme qui disparaissait. Les hommes sont remplaçables, mais leurs idées ne le sont pas toujours. D'ailleurs, on ne parlerait pas tant de Jean-Paul Desbiens si certains propos du frère Untel n'étaient pas aujourd'hui encore d'une troublante actualité.
À l'image d'un Pierre Bourgault, dont il était pourtant si différent, Jean-Paul Desbiens était un homme d'avant les consensus mous. C'était un homme d'avant la rectitude politique, qui muselle tant de nos chroniqueurs et éditorialistes. Peut-être parce qu'il avait les deux pieds bien ancrés dans son pays et dans une foi profonde.
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Plusieurs des jugements de Jean-Paul Desbiens ont évidemment vieilli. Les polémiques sur le joual, l'accent et la prononciation sont en partie révolues. Daniel Boucher n'est pas plus fautif que Renaud, et tous les peuples du monde ont leur langue populaire. Mais, à la différence de ce qui se passe ici, il est rare qu'ailleurs la langue populaire envahisse à ce point les médias, la politique et les affaires. Et surtout qu'elle subisse une telle offensive de l'anglais.
Or, ici, le message de Jean-Paul Desbiens demeure d'une brûlante actualité. Je le dis avec d'autant plus de conviction que, depuis quelques semaines que je suis à Montréal, je sens que notre réalité linguistique est en train de changer. Comme tout le monde, je croyais que les gains linguistiques du Québec étaient là pour de bon. Jusqu'à ce que, il y a trois ans, je me fasse éjecter d'une pharmacie du centre-ville parce que je refusais de parler anglais. «It's Canada here, we are bilingual !», m'avait lancé le jeune vendeur, convaincu de son bon droit.
Je n'ai pas pu retenir mon étonnement la semaine dernière en tendant l'oreille vers un couple qui parlait anglais dans le métro. La prononciation était maladroite et j'ai d'abord cru que j'avais affaire à des immigrants. J'ai compris ma méprise lorsque le couple est passé au français, retrouvant vite un accent montréalais à couper au couteau.
L'affaire serait banale si l'exemple ne s'était pas répété à deux reprises la semaine suivante. L'autre jour, c'était un jeune père du Plateau Mont-Royal qui s'appliquait à apprendre une chanson en anglais à son bambin. Serait-ce le nouveau snobisme à la mode ? Le nom des Outgames, qui ne soulève guère de critiques, le laisse penser. Les Asiatiques qui tiennent un dépanneur au coin de ma rue ne connaissent que cinq ou six mots en français et pas beaucoup plus en anglais. Pourtant, la plupart des clients francophones passent à l'anglais à la moindre hésitation de leur interlocuteur.
Les beaux appels à bien parler qui ont suivi la mort de Jean-Paul Desbiens ne seront toujours que des écrans de fumée tant et aussi longtemps qu'ils ne montreront pas les coupables du doigt. Dans tous les pays du monde, ce sont les élites qui sont responsables de la qualité de la langue, pas le peuple. Or les nôtres ne semblent ni s'imposer la rigueur nécessaire ni s'inquiéter de la progression de l'anglais.
Je lis dans un autre journal la description que fait l'écrivain Victor-Lévy Beaulieu de la visite du ministre de l'Éducation Jean-Marc Fournier dans une classe de première année où l'on enseigne dorénavant l'anglais. Le ministre était si fier «que le petit discours qu'il tint ensuite ne pouvait plus se dire qu'en franglais : trois fautes par phrase, rien de moins !», écrit l'écrivain de Trois-Pistoles, à qui je fais confiance pour le décompte des erreurs. «On ne sait jamais assez d'anglais. Tout le monde veut apprendre l'anglais. [...] Nous sommes une race servile», disait Jean-Paul Desbiens.
Les journalistes qui ont suivi Jean Charest en voyage savent que le premier ministre du Québec est meilleur orateur en anglais qu'en français. En anglais, sa langue est coulante et percutante. En français, on le sent empêtré et lourdaud. Combien sont-ils pourtant à trouver André Boisclair pédant lorsqu'il utilise un niveau de langue supérieur à la moyenne ?
Ce laxisme n'épargne pas Radio-Canada, qui est la seule chaîne de télévision non anglophone qui ne sous-titre pas (ou ne double pas) les interventions en anglais au bulletin de nouvelles. Les bons jours, l'auditeur n'a droit qu'à un résumé succinct et bâclé. C'est aussi la seule chaîne du monde à imposer à ses auditeurs des correspondants anglophones, à l'accent parfois charmant mais dont la langue est souvent inaudible et truffée d'anglicismes.
Ce laxisme ambiant va bien au-delà des cas particuliers. Une étude publiée dans le dernier numéro de Québec français accorde une note d'à peine 51 % aux futurs enseignants du secondaire pour la qualité de la langue parlée. L'étude a été faite avec des étudiants à qui l'on avait demandé de s'exprimer dans la meilleure langue possible. Je prenais ces cris d'alarme à la légère jusqu'à ce que je reçoive d'un professeur de cégep une lettre de deux pages contenant pas moins d'une vingtaine de fautes. Lorsque j'ai retourné sa copie (corrigée) à l'expéditeur, il m'a trouvé «méprisant».
Voilà trois semaines que je suis à Montréal et je me demande si les lois linguistiques n'ont finalement fait que retarder ce qu'il faut bien appeler une lente bilinguisation, pour ne pas dire «acadianisation», des Québécois. La question mérite au moins d'être posée.
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Du mal-être des Québécois avec leur langue, Jean-Paul Desbiens avait saisi la profondeur. Il avait compris que ce qui nous tiraille au fond, ce n'est pas tant les accords du participe passé que cette ambivalence à choisir et à assumer notre identité. Il parlait d'un malaise de civilisation que ne résoudront jamais tous les beaux appels à bien parler.
La langue des Québécois est aussi un combat perpétuel avec l'anglais. Comme le disait le frère Untel, celui-ci s'infiltre partout, dans nos mots, dans notre syntaxe, dans notre esprit. Il corrompt jusqu'à la qualité de la réflexion qui n'est jamais indissociable de la langue qui la porte.
Comme André Laurendeau, qui lui avait ouvert les portes de ce journal, le frère Untel faisait partie de ces Québécois qui savaient que le laxisme, accompagné de la bilinguisation omniprésente, menait à la mort d'une culture.
Ils auraient dit d'une civilisation.
Correspondant du Devoir à Paris
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