Ariel Sharon avait de nombreux défauts, mais avec les années il n'avait plus besoin de sortir les bombes et les chars pour faire savoir à ses adversaires qu'il était capable de se faire respecter. Il lui suffisait de mettre le poing sur la table. On sent aujourd'hui que ce n'est ni le cas de son successeur, le premier ministre Éhoud Olmert, ni celui d'Amir Peretz, chef du Parti travailliste et ministre de la Défense du gouvernement de coalition issu des dernières élections. Olmert et Peretz sont les premiers dirigeants israéliens à ne pas avoir de passé militaire. Peretz est même le premier ministre de la Défense à n'avoir jamais été général. Cela les incite-t-il à redoubler d'efforts afin de montrer qu'ils sont à la hauteur ? Probablement. Le goût d'en découdre avec un mouvement, le Hezbollah, qui a créé un sentiment d'humiliation dans l'armée israélienne depuis le retrait du Liban en 2000, y est probablement aussi pour quelque chose.
C'était il y a trois semaines, autant dire une éternité. Le Fatah et la fraction modérée du Hamas étaient parvenus à un accord reconnaissant implicitement Israël. S'il s'était matérialisé, cet accord initié par les prisonniers palestiniens incarcérés en Israël, dont le respecté Marouan Barghouti, aurait redonné l'initiative au président Mahmoud Abbas et aux modérés du Hamas. Sans pour autant permettre de relancer les négociations, il aurait permis de commencer enfin, comme le souhaitaient plusieurs élus du Hamas, à s'occuper des problèmes criants qui accablent les Palestiniens des territoires occupés. L'occasion était d'autant plus belle qu'Israël venait de se retirer de Gaza et se montrait prêt à faire de même dans 90 % de la Cisjordanie.
Ce n'est pas Israël qui a torpillé l'entente, mais le commandement militaire du Hamas basé à Damas qui, désavouant sa faction modérée, a autorisé l'enlèvement d'un premier soldat israélien à Gaza. Quelques jours plus tard, le Hezbollah achevait de tuer tout espoir en kidnappant deux autres soldats israéliens après une incursion en territoire israélien qui a fait trois morts.
La volonté diplomatique de ne pas élargir le conflit à toute la région incite évidemment les grandes puissances à taire autant que possible l'implication de l'Iran et de la Syrie. Pourtant, il n'y a pas que George Bush qui chuchote la chose à l'oreille de Tony Blair. Dans la plupart des capitales, on est convaincu que le Hezbollah a difficilement pu agir sans l'accord implicite de Téhéran et de Damas.
L'affrontement qui se déroule au Sud-Liban ressemble de plus en plus à ceux de l'époque de la guerre froide derrière lesquels on retrouvait la plupart du temps l'ombre d'une grande puissance. Téléguidés ou pas de Téhéran et de Damas, les gestes du Hezbollah et de la fraction radicale du Hamas servent implicitement les objectifs de l'Iran et de la Syrie. Les régimes d'Ahmadinejad et de Bachar el-Assad sont les seuls à avoir un intérêt dans un affrontement qui inquiète tous les autres pays voisins, les populations sunnites et tout particulièrement les Palestiniens modérés.
Afin de stopper l'évolution démocratique de l'Iran, l'extrémiste Mahmoud Ahmadinejad a choisi de rassembler tout ce qui bouge contre les États-Unis et Israël. La faction extrémiste et antisémite de la cléricratie iranienne que représente Ahmadinejad fait donc tout pour unir les extrémistes chiites et sunnites. La stratégie n'a pas réussi en Irak, où les divisions nationales sont trop fortes et menacent de dégénérer en guerre civile. Peut-être a-t-elle des chances de succès en Palestine? Le jour même où le Conseil de sécurité devait être saisi du dossier nucléaire iranien, l'attention du monde s'est soudainement tournée vers le Liban. Les dirigeants iraniens n'en attendaient pas tant. Comme l'expliquait le politologue français Olivier Roy, le Hezbollah ne pouvait pas ne pas savoir qu'en intervenant en Israël, il déclencherait une nouvelle guerre du Liban.
Ces événements ne peuvent aussi que conforter la Syrie, qui fut obligée de se retirer du Liban à la suite du tollé international provoqué par l'assassinat de Rafik Hariri. C'est le Hezbollah qui a mis son veto afin d'empêcher l'opposition démocratique de démettre le président prosyrien Émile Lahoud. Le régime fragile de Bachar el-Assad, qui abrite le chef du Hamas, Khaled Meshal, et soutient le Hezbollah, se réjouit aujourd'hui de voir la démocratie libanaise naissante ébranlée par les bombes israéliennes. Nul doute que Damas, cerné de toutes parts, a voulu rappeler au monde sa capacité de nuisance. C'est donc en toute légitimité qu'Israël a répondu à la provocation du Hezbollah, comme l'ont reconnu cette semaine de nombreux sénateurs démocrates américains, et même Hillary Clinton. Le problème est d'ailleurs, peut-être justement dans cette légitimité retrouvée. L'ironie veut en effet que, au moment où une majorité d'Israéliens est prête à se retirer de la majeure partie des territoires occupés, les combattants islamistes remettent en question l'existence même d'Israël. Ce que contestent le Hezbollah et la fraction radicale du Hamas, ce n'est pas la frontière de 1967, mais celle de 1948.
Plus que tout le reste, c'est ce qui explique probablement la réaction extrême d'un pays qui retrouve soudain le sentiment de combattre pour sa survie. «Nous voilà à nouveau confiants de la justesse de notre cause et revenus à la vitesse de l'éclair au coeur du patriotisme que nous avions abandonné, écrit l'écrivain de Tel Aviv Etgar Keret que nous avions rencontré en janvier dernier. Nous voilà redevenus un petit pays entouré d'ennemis, luttant pour sa survie et non plus une force d'occupation affrontant chaque jour les populations civiles.»
Mais, la justesse d'une cause ne peut pas tout justifier. Voilà donc Israël engagé dans une course contre la montre qui consiste à infliger le plus de pertes possible au Hezbollah avant que les pressions internationales ne le forcent au cessez-le-feu. Éhoud Olmert mise sur un «backlash» au Liban où une partie de la population en a plus qu'assez de cet «État dans l'État», selon les mots mêmes du premier ministre libanais Fouad Siniora. Le pari d'Olmert est risqué.
Si l'offensive israélienne parvient à isoler le Hezbollah et à inciter le Liban et la communauté internationale (en particulier la France et les États-Unis) à le désarmer, elle aura été utile à Israël, à la démocratie libanaise et au camp des Palestiniens modérés. Si elle n'y parvenait pas, ce qui semble aujourd'hui possible, elle n'aura fait que renforcer l'image du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et ébranler un peu plus un pays qui marchait fébrilement vers la démocratie.
crioux@ledevoir.com
Correspondant du Devoir à Paris
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