Quand on aura analysé les gravats, testé le béton et l'acier, quand on aura réécouté les bandes du 911, quand on aura questionné l'inspecteur qui est allé voir le viaduc 45 minutes avant son écroulement, on saura.
Enfin, on saura comment il se fait que cette structure précise s'est effondrée. On saura s'il était évident ou non que la fermeture immédiate s'imposait. On connaîtra les causes immédiates de cet accident qui a fait cinq morts, six blessés.
Alors on désignera du doigt monsieur Untel, le directeur de service Untel, tel ministère, tel ministre, tiens, pourquoi pas un ministre.
Ainsi évitera-t-on peut-être la honte collective qui devrait nous affliger. Parce que ce viaduc n'est pas tombé du fait d'un acte de folie. Ni d'un ouragan, ni d'un tremblement de terre, ni du verglas, ni d'aucune des calamités qui s'abattent périodiquement sur nous. Il n'est pas tombé non plus de la faute d'un ingénieur ou d'un inspecteur. Il est tombé largement du fait de notre imprévoyance collective. Nous en portons tous la responsabilité.
Il est écrit noir sur blanc dans des rapports depuis des années qu'un chantier urgent attend le Québec : celui de la réfection de ses ponts, échangeurs et structures routières.
Comment il se fait que ce viaduc précis soit tombé ce jour-là, et comment on aurait pu éviter ces morts absurdes, on le saura peut-être l'an prochain.
Mais qu'un viaduc soit tombé dans le Québec de 2006, ça, malheureusement, on a une petite idée de la raison. Ce pays est à réparer.
Les routes sont plus belles aux États-Unis! Allez voir en France, comment sont les routes!
Ça, chialer, on est experts. C'est vrai qu'elles sont plus belles, les routes européennes et américaines. Encore que celles du Québec se sont notablement améliorées ces dernières années, du moins pour leur partie visible et sensible : le pavage. L'indice de confort routier, comme on dit au ministère des Transports. Quant aux structures, ces choses invisibles tant qu'elles tiennent, le retard est tel qu'en doublant les budgets on ne les mettra pas à jour. Mais qui gagnera jamais des élections en promettant de dépenser des milliards pour des choses aussi ennuyantes?
Car tandis qu'on compare la chaussée des autres pays à celle du Québec, on omet systématiquement un léger détail. Le coût d'utilisation. Parcourez 300 kilomètres sur les autoroutes de France, il vous en coûtera à peu près 40. Aux États-Unis, les autoroutes sont aussi loin d'être gratuites.
Au Québec? Ici, bien sûr, tout doit être gratuit. Nous avons un droit fondamental et inaliénable à habiter à 30km du bureau sans payer pour l'entretien des routes, des ponts et des viaducs. Mais non, je sais, ce n'est pas gratuit. J'entendais hier un citoyen en colère se scandaliser du fait qu'il paie une taxe sur le carburant et que, malgré cette taxe, les incompétents de fonctionnaires ne réparent pas les viaducs. En vérité, nos ingénieurs et nos inspecteurs nous en donnent à peu près pour notre argent.
C'est qu'au Québec, au principe de l'utilisateur-payeur, on préfère celui de l'utilisateur-jouisseur.
Voyez les leaders étudiants à l'université, les bourgeois de demain, revêtir les habits du progressisme pour exiger le gel des droits de scolarité jusqu'à la fin des temps, voire la gratuité. Allez, société, fais-moi avocat, fais-moi médecin, fais-moi ingénieur, fais-moi économiste ou sociologue, c'est pour ton bien, paye! Voyez comme ils font pitié à voir quand on augmente les frais afférents : scandale! Hausse déguisée! Et, pourquoi pas, nos leaders étudiants réclament maintenant que les stages en entreprise soient rémunérés, ça leur est dû, n'est-ce pas? À bas le cheap labour! Les bibliothèques s'effondrent en silence comme des morceaux de viaducs, leurs labos font de plus en plus dur, mais ça aussi, c'est la faute du gouvernement qui refuse d'investir davantage en éducation, non?
Comment les blâmer? Ainsi allons-nous tous. Haussez de deux misérables dollars les frais de garderie, les parents sont révulsés.
Dites aux baby-boomers qu'ils devront payer leur part pour assurer leur corps sur leur Harley, ils accuseront le gouvernement, les politiciens, les fonctionnaires, responsables du déficit actuariel de la SAAQ. S'ils ont un accident, ils ne manqueront pas de noter que l'indemnité de la Société de l'assurance auto est dérisoire. Mais bien sûr il n'y a aucun rapport entre ceci et cela.
Tout comme les vieux qui passent l'hiver en Floride qui trouvent terrible qu'on ne paie pas tous leurs frais de santé à l'étranger, eux qui ont servi la patrie. Justice, où es-tu?
Quand j'avais 15 ans, René Lévesque inaugurait avec Robert Bourassa la plus grande centrale hydroélectrique au monde, à la Baie-James. Il ne faisait aucun doute que les ingénieurs et les travailleurs québécois étaient parmi les meilleurs au monde. Il n'y a pas de raison qu'ils ne le soient plus.
Mais aux enfants de 15 ans qui voient tomber en morceaux les ouvrages de leurs grands-pères, qu'avons-nous à dire? Allons-nous continuer de blâmer quelque inconnu, qui est peut-être à blâmer, ou regarderons-nous l'État du Québec tel qu'il est: à rénover, à réparer, à relancer.
Ces chantiers-là n'ont pas le lustre des premières et du jamais vu. Mais tel est le legs qui nous échoit. Un État remarquable, généreux, mais endetté, qui vit au-dessus de ses moyens, qui est soutenu par de moins en moins de travailleurs, et qui soutient de plus en plus de pensionnés.
Si nous n'entreprenons pas ces chantiers, qui le fera, et quand?
Nos enfants méritent mieux qu'un Québec dont les viaducs s'effondrent.
Courriel Pour joindre notre chroniqueur : yves.boisvert@lapresse.ca
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