Lorsque le gouvernement québécois, au nom de la majorité francophone, a recouru aux moyens qu'il jugeait nécessaires à la prise en main du pouvoir économique par celle-ci, il s'est attaqué non pas aux droits individuels des anglophones, mais aux privilèges collectifs que leur avait conférés la Conquête et l'écrasement des rébellions de 1837-1838. Voilà pourquoi, depuis l'adoption de la loi 22, la principale stratégie anglo-québécoise a consisté en une attaque systématique des législations linguistiques : ces outils qui doivent servir à restreindre certains droits, intérêts et privilèges collectifs de la minorité anglophone hérités de deux siècles de domination. Et l'une des principales armes utilisées par le discours anglo-québécois est l'invocation de la défense des droits individuels, lorsque, dans les faits, nous avons bel et bien affaire ici à une question de droits collectifs.
Seule exception dans un unanimisme pour le moins inquiétant, le professeur Charles Taylor de l'Université McGill reconnaît la nature collective des droits linguistiques. Selon lui, «les langues et les cultures ne se maintiennent pas par des individus isolés, mais uniquement par des sociétés». Il faudrait que l'on cesse de se référer à des listes de droits prétendûment acceptés universellement et que la discussion se déplace vers les besoins concrets de la population concernée.
Mais le professeur Taylor représente un cas isolé, car, au fil des années, le discours anglo-québécois dominant manie l'arme des droits individuels avec une grande habileté, comme l'illustrent les citations suivantes (Don McGillivray, The Gazette) : «Le rôle du gouvernement est de préserver et de défendre le droit du citoyen individuel à faire ses propres choix sur ce qu'il veut faire, où il veut aller, quelle langue il désire parler, etc.»
(Alliance Québec) «Les Anglo-Québécois, à l'instar de tout autre communauté au Québec ou ailleurs dans le monde, désirent que des droits humains fondamentaux soient respectés. Ils veulent pouvoir vivre, travailler, avoir des relations sociales, s'exprimer ouvertement et librement, être respectés et traités avec dignité, et ce, à tous les jours de leur vie. Ni plus, ni moins.»
(Parti Égalité) : «Certains articles de la loi 101 sont incompatibles avec les principes d'un pays libre et démocratique et suspendent des droits fondamentaux et des droits historiques. [...] Cette loi 178 suspend le droit fondamental de liberté d'expression garanti par les Chartes de droits et libertés du Canada et du Québec, interdit aux minorités linguistiques de pouvoir exprimer leur identité propre, et interdit aux minorités linguistiques de pouvoir exprimer leur identité propre, et interdit du même coup d'afficher dans une des deux langues officielles du Canada».
À part le fait qu'on y laisse sous-entendre qu'au Québec, les droits humains fondamentaux des anglophones ne sont pas respectés, qu'ils n'ont pas le droit de s'exprimer ouvertement et librement, etc., l'important est que l'on confond ici droits collectifs, c'est-à-dire le droit exercé ou revendiqué par un anglophone en tant qu'anglophone ou en tant que membre d'une des deux minorités de langues officielles du Canada (par exemple, le droit d'affichage en anglais), et droits humains individuels (par exemple, la liberté d'expression). La citation du Parti Égalité l'illustre particulièrement bien. Les deux premières citations quant à elles expriment une confusion supplémentaire, selon laquelle il n'y aurait aucune différence entre les sphères privée et publique.
Par exemple, on y met sur le même pied la langue des relations sociales (privé) et celle du travail (public), comme si les législations linguistiques québécoises empêchaient qui que ce soit au Québec de s'adresser à quelqu'un d'autre en anglais dans la vie courante. Plus encore, on laisse entendre que l'imposition d'une langue commune de travail - qui ne serait pas la leur, évidemment - représente une atteinte à la «dignité» des anglophones.
Mais soulignons qu'il existe une différence importante entre les thèses d'Alliance-Québec et celle du Parti Égalité. Pour la première, les droits linguistiques des francophones sont nécessairement des droits collectifs, au contraire de ceux des anglophones qu'elle considère de nature individuelle. Quant au second, il proclame que tous les droits linguistiques sont des droits individuels. Quoique le discours tenu par le Parti Égalité soit certes d'apparence plus «libérale», sa perspective demeure néanmoins la plus «collectiviste» de toutes, car en proposant un retour à la situation ante loi 22, donc à l'intégration des immigrants à la minorité anglophone, le PE préconise un élargissement considérable de la base démographique de cette dernière.
Mais ces deux organismes commettent la même erreur de logique en niant la nature collective des droits des anglophones en même temps qu'ils revendiquent le «droit» à un réseau complet d'institutions de langue anglaise, donc sous le contrôle et au service d'une collectivité particulière, c'est-à-dire la leur !
En fait, qu'ils adoptent la rhétorique d'Alliance Québec ou celle du Parti Égalité, tous les tenants du discours anglophone refusent de reconnaître que ce qu'ils défendent, au fond, ce sont leurs droits collectifs. Déjà, à l'époque de l'adoption de la loi 22, John Simms, président du réseau scolaire protestant de Montréal (une des institutions de la collectivité anglophone maintenues et subventionnées par l'État québécois), affirmait : « Il est incroyable que, de nos jours, un gouvernement éclairé n'accepte pas de principe fondamental selon lequel toute législation s'appuyant sur la langue revient à nier l'égalité de tous les hommes (sic) devant la loi.» A la suite du boycottage de la loi 101 par ce même réseau anglo-protestant, Joan Dougherty qui en assurait alors la présidence avant de devenir députée du PLQ déclarait : «Pour nous, l'accès à l'école anglaise a toujours été une question de liberté civique [...] et de droits individuels» (Notons que Mme Dougherty parle bel et bien du droit d'accès à l'école anglaise. Selon les statistiques, au début des années 70, le réseau anglais était choisi par 85% des immigrants habitant la région de Montréal. Comme quoi certains droits «individuels» ont le don de favoriser une collectivité par rapport à une autre.)
Autre leitmotiv du discours anglo-québécois qui représente un usage à des fins politiques de la confusion droits collectifs/droits individuels est leur attaque des clauses dérogatoires des chartes canadienne et québécoise. Car, en effet, si on suit le raisonnement anglophone, comment pourrait-on accepter qu'une collectivité intervienne pour restreindre ce que l'on considère être des droits individuels ? Selon Alliance Québec :
Les droits inclus dans la charte, s'ils doivent avoir une quelconque signification doivent être protégés de l'influence d'objectifs politiques ou de la volatilité du climat social.
Évidemment, dans un pays où les décisions de la Cour suprême favoriserait systématiquement les Anglo-Québécois, on peut mieux comprendre l'aversion que suscite chez ceux-ci la clause dérogatoire, seul moyen encore disponible pour contrer de tels jugements. Une fois cette clause éliminée, la Cour suprême posséderait un droit de gouverne absolu sur la question des droits linguistiques au Québec!
Refusant à toute majorité ou au gouvernement qui la représente la prérogative de légiférer en matière de droits des minorités, The Gazette n'hésite pas à faire passer son message en le transposant dans un contexte étranger: «Quelqu'un devrait dire aux nationalistes bulgares que les droits individuels et des minorités ne doivent pas être déterminés par la volonté de la majorité».
Enfin, Peter Blaikie, ex-président d'Alliance-Québec, illustre de façon particulièrement claire la position du discours anglophone sur la question des droits : «L'anglais n'est pas parlé par une collectivité, mais par des individus. [...] À mon avis, les droits qu'on voulait promouvoir par la loi 101 n'étaient pas non plus des collectifs, mais des droits individuels [...] C'est que l'individu francophone devrait avoir le droit de travailler en français [...]. Les droits linguistiques et culturels sont des droits individuels, à mon avis, des deux côtés.»
Mais en considérant qu'une langue n'est jamais parlée par une collectivité mais que par des individus, M. Blaikie nie par le fait même la raison d'être de l'organisme dont il a pourtant été président, Alliance-Québec, et pourquoi pas, la raison... des institutions anglo-québéoises. Pour les anglophones, un tel raisonnement contribue en effet à créer un profond dilemme que le philosophe Kenneth Price décrit ainsi: «d'un côté, les anglophones argumentent que les francophones doivent accepter l'individualisme comme leur valeur centrale et que tous les hommes ne sont que des individus dépourvus d'attributs sociaux. Les anglophones permettraient alors aux francophones de le demeurer en ne l'étant plus collectivement mais en étant des individus qui, un peu par hasard, parlent et écrivent en français. Par conséquent, si seulement les francophones pouvaient accepter la modernité comme le font les anglophones, alors il n'y aurait plus de différence entre les francophones et les anglophones, il n'y aurait plus de problèmes sociaux. De l'autre côté, les anglophones ont construit une image des francophones qui les exclut. Mais même si les francophones acceptaient la modernité, ils seraient encore des individus francophones et la différence serait toujours là.»
Ce que Kenneth Price révèle ici est non seulement le dilemme lui-même, mais également sa profondeur. En effet, le discours anglo-québécois tente de créer un univers illusoire dans lequel les individus existent indépendamment de leurs appartenances collectives, d'où l'argument des droits individuels, mais il crée en même temps un univers dualiste, donc divisé en anglophones et francophones, lesquels vivent, travaillent et s'instruisent dans des mondes culturels différents et séparés, cette séparation devant être conservée à tout prix. Il n'est donc pas question que le gouvernement du Québec intervienne pour franciser des lieux de travail anglophones ou même des immigrants, car cela menace ladite séparation. Le discours anglo-québécois n'accepte l'intervention de l'État que dans la mesure où il préserve cette dernière, sans menace aucune envers les privilèges ou intérêts de la minorité. [...]
Tout au long des débats qui ont entouré les lois 22, 101 et 178, on retrouve systématiquement dans le discours dominant anglo-québécois, une défense «cachée» des droits linguistiques collectifs des anglophones : «cachée» dans la mesure où l'on se parait du «bouclier» philosophique des droits individuels. Mais, plus important encore est le fait qu'au coeur de ce discours était - et, est toujours - la recherche de l'égalité linguistique avec la majorité francophone ou le refus de la minorisation que les divers gouvernements québécois tentent d'imposer à la minorité anglophone depuis plus de deux décennies.
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