À l’occasion d’une série de votes historiques hier soir, les États-Unis sont entrés dans le concert des nations civilisées en offrant à leur population un régime d’assurance-santé encore très imparfait, mais qui constitue une énorme amélioration sur la situation antérieure. Il faut avoir vu « Sicko », le film du réalisateur aussi célèbre qu’iconoclaste Michael Moore, pour avoir une petite idée de la barbarie que nos voisins d’en bas enduraient au nom des « vertus » de la libre-entreprise et de la « liberté ».
Mon propos ici n’est pas de faire les louanges de la réforme. D’autres ont déjà commencé à s’en charger. Je veux plutôt attirer ici l’attention de tous ceux que l’avenir du Québec préoccupe et qui voudraient le voir se libérer de son carcan et de ses œillères, sur le cynisme inqualifiable des stratégies employées par le grand capitalisme américain pour protéger ses intérêts. Lors du prochain référendum, attendez-vous à l’emploi du même genre de méthodes.
Ceux qui ont suivi la fin du débat sur l’adoption de cette réforme à Washington ces dernières semaines et la série de votes qui l’ont entérinée hier n’auront pas manqué de remarquer l’irruption tout à fait incongrue pour nous de la question de l’avortement dans le débat. En effet, le dernier obstacle que le président Obama et ses troupes devaient lever pour atteindre leur fin était l’objection de certains de leurs propres élus, réunis sous la houlette du représentant Bart Stupak du Michigan, à l’utilisation de cette réforme pour faciliter l’accès à l’avortement.
Aux États-Unis, partisans des mouvements « Free Choice » et « Pro-Life » s’entredéchirent depuis des décennies dans un débat qui transcende les appartenances politiques. Le parti démocrate est pris avec un noyau très dur d’une soixantaine d’élus à la Chambre des représentants, souvent issus des implantations d’immigrants polonais ou ukrainiens au catholicisme intégriste qui, sur cette question à tout le moins, font cause commune avec les protestants fondamentalistes de la Bible Belt qui constituent la base électorale du parti républicain. Un véritable cauchemar pour tout leader de caucus dans un système politique où la discipline de parti est beaucoup moins rigide que dans le nôtre.
Ce genre de division est pain bénit pour les grands lobbys qui les exploitent sans vergogne pour empêcher l’adoption de projets de loi qui pourraient nuire à leurs intérêts. Dans le cas présent, le lobby de l’assurance, lui-même une force réactionnaire, a rapidement compris qu’il devait s’allier au lobby des « Pro-Life » pour faire capoter la réforme du système de santé, et l’on découvrira sous peu qu’il l’a financé en sous-main. Comme l’argent est le nerf de la guerre et constitue en outre la clé du soutien des américains à une cause ou à une autre, les groupes Pro-Life n’ont pas hésité une seconde à accepter celui des compagnies d’assurance pour orchestrer une campagne d’une démagogie complètement hystérique contre la réforme Obama.
Cette campagne a connu son apogée cette dernière fin de semaine lorsque les leaders démocrates sont parvenus à une entente avec leurs dissidents sympathiques au mouvement Pro-Life (lire tenus en laisse courte par lui pour leur prochaine élection), en les assurant que le Président était prêt à leur garantir l’adoption d’un décret sous son autorité pour empêcher l’utilisation de tous fonds fédéraux aux fins de faciliter l’accès à l’avortement.
L’issue du vote semblait alors scellée. C’était sans compter sur l’opiniâtreté des compagnies d’assurance et du parti républicain qui, les unes par intérêt financier et l’autre par intérêt politique, souhaitaient faire… avorter… cette réforme. Après le premier vote favorable, il fallait procéder à l’adoption d’une résolution de « réconciliation » du projet de la Chambre des représentants avec celui du Sénat pour envoyer le tout au Sénat pour approbation finale. C’est alors qu’un représentant républicain s’est levé pour déposer une résolution demandant le renvoi de la réforme en comité (ce qui aurait eu pour effet de l’enterrer définitivement) en plaidant que le texte adopté ne répondait pas aux craintes des partisans Pro-Life de part et d’autre de la ligne de parti, et en utilisant les paroles mêmes du représentant Stupak pour tenter de le mettre en contradiction avec sa propre position et amener les autres membres de son groupe à se désolidariser de lui pour qu’ils votent en faveur de leur résolution sur le renvoi de la réforme pour étude en comité.
Dans un bref débat chargé d’une émotion électrisante, le représentant Stupak prit la parole pour expliquer son opposition à cette résolution et inviter la Chambre à s’y opposer. Pendant qu’il parlait, une voix s’éleva des rangs républicains pour lui crier « Baby-killer », l’invective infamante et préférée des partisans « Pro-Life » (et absolument immonde). Le vote sur la résolution eut ensuite lieu et se solda par un résultat encore plus favorable aux démocrates que le premier. La voie de la réforme était enfin ouverte.
On peut penser qu’une fois adoptée la réforme, les péripéties de ce genre n’ont plus d’importance. Ce serait se tromper lourdement. Les élections législatives de mi-mandat se profilent à l’horizon. Même si les républicains perdent la bataille de la santé, ils conservent l’espoir de reprendre le contrôle de l’agenda politique dès cette prochaine occasion. Soyez assuré que toutes les péripéties du débat seront passées au peigne fin pour y recueillir les arguments et les images qu’on utilisera ensuite pour noircir l’adversaire dans les messages publicitaires des candidats républicains.
Mais, me direz-vous, où est le lien avec l’indépendance du Québec ?
Il faut être bien conscient que l’indépendance du Québec gênerait de gros intérêts (les Power de ce monde, par exemple) qui préfèrent le statu quo parce qu’il les avantage et qu’ils sont parvenus à contrôler toutes les ficelles du système (la Caisse de dépôts, par autre exemple). Et la question que les Québécois devraient se poser est la suivante : si ces intérêts ont beaucoup à perdre, ne serait-ce pas par hasard justement que les Québécois ont beaucoup à gagner ? C’est bien connu, l’économie est un jeu à somme nulle, comme l’a observé avec beaucoup de justesse le célèbre économiste américain Lester Thurow dans un ouvrage considéré comme un classique (The zero sum game). Ce qui se perd d’un côté se gagne de l’autre, et vice-versa.
Comme on vient d’en être témoin aux États-Unis, les grands lobbys financiers n’ont reculé devant rien - et surtout pas devant la dépense – pour convaincre les américains que leurs intérêts étaient aussi les leurs. Ils sont venus à un cheveu de réussir, et même s’ils ont été défaits, ils ne s’avouent pas vaincus.
Lors d’un prochain référendum, comme lors des deux précédents d’ailleurs, les lobbys financiers canadiens feront exactement la même chose, et utiliseront tous les moyens à leur disposition pour nous diviser. Et un débat qui opposerait par exemple les partisans de la laïcité « ouverte » à ceux de la laïcité « fermée » constituerait un terreau particulièrement fertile à l’engraissement de leurs choux. C'est justement ce qui m’a amené [dans un précédent article->23411] à proposer qu’on se sorte de ce débat par le haut en privilégiant plutôt le concept de la neutralité religieuse.
L’Amérique capitaliste et la santé
Une stratégie qui inspire un haut-le-coeur
Lors du prochain référendum, attendez-vous à l’emploi des mêmes méthodes
Chronique de Richard Le Hir
Richard Le Hir673 articles
Avocat et conseiller en gestion, ministre délégué à la Restructuration dans le cabinet Parizeau (1994-95)
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2 commentaires
Archives de Vigile Répondre
30 mars 2010Une chance que vous êtes là vous. Merci monsieur le Hir. Merci beaucoup!
Archives de Vigile Répondre
22 mars 2010Encore une fois ,bravo M.LE HIR!
Vous expliquez la situation (notre situation), dans un langage clair et sans ambiguïté.
Ci-dessous, je vous signale un texte que j'ai lu récemment dans le Grand Soir. Si vous
pouviez sortir les paragraphes ou les phrases qui sont pertinents concernant la façon
dont les dominants imposent leur culture aux dominés, celà serait très profitable pour
les lecteurs de Vigile. Vous écrivez beaucoup mieux que je ne saurais le faire.
Merci beaucoup.