Si vous le permettez, j'aimerais reprendre quelques éléments de mon billet «Quels «gestes fondateurs»?», en ajouter de nouveaux et, surtout, soulever la question fondamentale du «statut particulier» accordé à la «liberté de religion» que ce projet de loi est en voie de consacrer. Une question que l'on ne soulève pourtant pas...
I) UNE PROJET NI FONDATEUR, NI NOVATEUR
Le projet de loi 94 «établissant les balises encadrant les demandes d'accommodement dans l'Administration gouvernementale et dans certains établissements», en bonne partie, ne fait que reprendre la définition des «accommodements raisonnables» de même que les «balises» déjà édictées au fil d'une jurisprudence construite au fil des ans essentiellement par les tribunaux.
Pour la nouvelle, voir: http://www.ledevoir.com/politique/quebec/285697/quebec-choisit-la-laicite-ouverte
Pourtant, dans Le Devoir du 20 mars, le premier ministre Charest promettait des «gestes fondateurs». hier encore, lors du dépôt du projet de loi, il parlait d'un «geste législatif fort et fondamental».
Des gestes fondateurs? Eh bien, désolée, mais à la lecture du projet de loi, on y trouve zéro «gestes fondateurs». Aucun. Vraiment. Aucun.
La seule «nouveauté» dans ce projet de loi: cette «pratique d'application générale» voulant qu'une personne donnant ou recevant un service public le fasse «à visage découvert». Donc, sans niqab, ni burqa. (Quoique dans les faits, le projet de loi ne les nomme pas et parle quand même d'«accommodements» pouvant toujours être demandés sur cette question, lesquels seraient «refusés» «si des motifs liés à la sécurité, à la communication ou à l'identification le justifient».
Bref, nous voguerons encore sur la vague du «cas par cas». Dans l'interprétatif et le subjectif.
En d'autres termes, à ce détail près, on dirait un projet de loi rédigé par des juges de la Cour suprême...
2) LE CHOIX DE LA LAÏCITÉ DITE «OUVERTE»
Le premier ministre affirme qu'avec ce projet de loi, le gouvernement a «choisi son camp, celui de la laïcité ouverte». Ce concept plutôt imprécis est en fait à géométrie variable. Par exemple, ce projet de loi ne met aucune limite au port des signes religieux dans les institutions publiques. Tandis que le rapport Bouchard-Taylor, lequel épousait pourtant ce même concept de «laïcité ouverte» en recommandait l'interdiction pour les «agents» de l'État qui incarnent son «autorité», comme les policiers, les juges, etc...
On voit donc que le concept, dans les faits, n'a pas de définition précise et se prête à diverses interprétations. Une chose par contre est claire: ceux qui appuient ce concept confère une importance particiulière à la «liberté de religion» et son expression dans les institutions publiques. (Retenez cela, c'est important pour la suite de ce billet).
3) L'ARGUMENT DE L'«HISTOIRE»
M. Charest affirme aussi que le projet de loi est «fondé sur notre histoire à nous, sur nos valeurs à nous, sur ce que nous avons vécu depuis 400 ans». Tout un programme!
Le problème est que cela n'est pas tout à fait exact...
Sans refaire l'histoire du Québec des 400 dernières années (!) et sans remonter jusqu'aux missionnaires, je me contenterai de rappeler que lorsqu'on parle de «liberté de religion» au Québec, dans les faits, c'est la religion catholique romaine qui régnait dans cette «province», tandis que le protestantisme se pratiquait chez la plupart des Anglo-Canadiens. Et que le pouvoir politique du clergé s'est consolidé dans un premier temps suite aux rebellions de 1837-38, alors que les autorités britanniques ont «récompensé» le haut-clergé pour leur appui lors des rebellions (par opposé au bas-clergé, dont plusieurs prêtres et curés avaient plutôt aidé les Patriotes).
Ce pouvoir s'est ensuite considérablement renforcé sous le règne de Maurice Duplessis alors que ce dernier «gouvernait» main dans la main, pour ainsi dire, avec le haut-clergé catholique romain. Au point où ils se fondaient politiquement l'un dans l'autre et où la «croix» et le «crucifix» sont également devenus des outils visuels de propagande pour l'Union nationale. Ce n'est pas un hasard si c'est Duplessis qui a fait installer en 1936 le fameux crucifix au-dessus du siège du président de l'Assemblée nationale...
Bon. Tout cela pour dire que ce dont parle le PM nous renvoie dans les faits à une époque où la visibilité de la religion - dans notre cas, catholique - était omniprésente et opprimante, particulièrement pour les femmes francophones.
Et qu'il est donc abusif d'user de l'argument de «notre histoire» pour justifier son refus d'assurer une véritable laïcité dans l'espace civique, donc dans l'État et ses institutions publiques (on ne parle évidemment pas ici des espaces «publics» et «privés»).
4) LA TRADITION ANGLO-SAXONNE
Cette laïcité «ouverte» mène en fait à la reconnaissance de la présence et à l'expression du religieux dans l'espace civique.
Un principe que l'on retrouve, sans qu'il ne soit nécessairement «nommé» ainsi, dans plusieurs pays et/ou régions de tradition anglo-saxonne, comme le Canada-anglais, les États-Unis, la Grande-Bretagne, etc...
Et un principe où, sous prétexte d'«ouverture» et de «pluralisme» - comme si le mot «pluralisme» n'avait qu'une seule définition -, on finit surtout par encourager la multiplication des communautarismes culturels, ethniques ou religieux.
D'ailleurs, en conférence de presse, M. Charest peinait à répondre aux questions portant sur des exemples envoyés par les journalistes au «cas par cas». Au point où il a même ressorti le concept hautement controversé de «croyance sincère» concocté par la Cour suprême comme «balise» d'interprétation lorsque des accommodements de nature religieuse seront demandés à nouveau...
Donc, pas de vision «républicaine» ici. Vraiment pas.
5) EXISTE-T-IL UNE LAÏCITÉ «FERMÉE»?
Petite note politico-terminologique:
Il est fascinant de voir les partisans de la laïcité dite «ouverte» dépeindre les partisans d'une vision plus républicaine comme pratiquant une laïcité «fermée» ou «pure et dure». Comme si défendre la vision d'un État véritablement laïc, et non seulement «neutre», tout en respectant la liberté de religion des individus dans les espaces publics et privés, seraient des «purs et durs» ou seraient «fermées» à la diversité dans nos sociétés...
Ne sont-ce pas là plutôt, et tout simplement, deux «visions» différentes du rôle du religieux dans l'espace civique?
6) UNE FORMIDABLE DIVERSION
Il importe aussi de bien mesurer à quel point cette question du niqab, récemment ultra médiatisée sous toutes ses coutures, aura eu comme effet de créer une formidable diversion par rapport aux questions de fond telle une Charte de la laïcité, le port des signes religieux ostentatoires dans la fonction publique, et tutti quanti.
En offrant comme seule mesure explicite celle touchant les niqab et les burqa, quoique sans les nommer, ce projet de loi aura réussi à braquer les projecteurs sur l'accessoire plutôt que sur l'essentiel.
Pis encore, ce projet de loi, en refusant de nommer la question de la «laïcité de l'État» et du port des signes religieux dans l'espace civique tout en interdisant néanmoins le port du niqab et de la burqa (encore une fois, sans les nommer, mais tout le monde comprend de quoi on parle ici), il créé l'impression douteuse et possiblement discriminatoire de ne «viser» que cet aspect très spécifique et visible de l'intégrisme musulman.
Alors que la France, par exemple, sans discrimination, a interdit le port de tous les signes religieux dits ostentatoires dans ses écoles. Qu'ils soient juifs, musulmans, catholiques, sikhs, etc., et qu'ils soient intégristes ou non.
Cet aspect du projet de loi mériterait certes qu'on y prête plus d'attention.
7) UN «STATUT PARTCULIER» POUR LA LIBERTÉ DE RELIGION?
En permettant le port dans les institutions publiques de tous les signes religieux, ostentatoires ou non - à l'exception de la burqa et du niqab -, sous prétexte, comme le répète la ministre de la Justice, que c'est une «liberté fondamentale», ce projet de loi risque en fait d'accorder un statut particulier, voir supérieur, à la reconnaissance de la liberté de religion par rapport aux autres libertés.
L'article 3 de la Charte québécoise des droits et libertés reconnaît que «toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association.»
Quant à l'article 2 de la Charte canadienne des droits,il édicte ceci: «chacun a les libertés fondamentales suivantes: liberté de conscience et de religion, liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication, liberté de réunion pacifique, liberté d'association».
CE QUI NOUS AMÈNE À UNE QUESTION IMPORTANTE:
Si, au nom de la «neutralité» de l'État, il est interdit pour un agent de l'État d'exercer sa liberté d'opinion ou de conscience en arborant, par exemple, un macaron à l'effigie d'un parti politique, un t-shirt imprimé d'un message contre la chasse aux phoques, pour le droit à l'euthanasie, contre la peine de mort, pour la légalisation de la prostitution, et je ne sais quoi d'autre, pourquoi est-ce que l'expression de la liberté de religion par le port de signes ostensibles jouirait d'une protection supérieure, d'un statut particulier, et ne serait pas vue, quant à elle, comme contraire à cette même «neutralité» de l'État?
Bref, pourquoi ce privilège accordé dans les institutions publiques à la liberté de religion par rapport à la liberté d'opinion, d'expression et de pensée?
N'est-ce pas là glisser sur une pente passablement savonneuse?
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CONCLUSION: GOUVERNER OU PASSER LE TEST DES CHARTES?
Force est aussi de constater, une fois de plus, la difficulté croissante des gouvernements au Canada à penser le bien commun et la gouvernance sans chercher à projeter ce qu'ils «croient» que les juges de la Cour suprême pourraient un jour statuer, ou non, sur une loi qu'ils voudraient adopter! Ouf...
Résultat: l'objectif unique est devenu de «passer le test» des chartes - ou plus précisément celui de l'interprétation qu'en font les cours - plutôt que de réfléchir à ce qui serait nécessaire dans l'intérêt public.
Bref, on constate depuis l'adoption de la Charte canadienne des droits en 1982, une érosion croissante de la souveraineté des parlements face aux tribunaux. Mais une érosion que les parlementaires semblent vouloir s'imposer eux-mêmes sans prendre conscience des conséquences néfastes sur leur propre capacité de gouverner.
Un exemple parmi d'autres: cette peur bleue et irrationnelle qu'ont développée les gouvernements quant au recours à la clause dérogatoire lorsqu'il serait pourtant nécessaire de le faire.
Le paradoxe étant que cette clause est incluse dans les chartes, et est donc parfaitement légale, légitime et constitutionnelle. Et le drame étant que cette clause fut justement incluse dans les chartes pour PROTÉGER la souveraineté des parlements face aux tribunaux - une souveraineté dont les élus ne semblent même plus vouloir vraiment préserver...
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@ Caricature: Chapleau - http://photos.cyberpresse.ca/51-7851/?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_B17_caricatures-du-jour_781_section_POS1#enVedette/0/recherche/Rechercher%20un%20album/0/onglets/51/0/album/7851/193823/
Ecrit par Josée Legault sur Voix publique
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