Dans une étude publiée en mai dernier, Statistique Canada nous apprenait que le bilinguisme recule au pays. Alors que le pourcentage de personnes bilingues a augmenté de 12,2 % à 17,7 % entre 1961 et 1971, il a connu un recul de 0,2 % dans la décennie qui a suivi. On remarque aussi un désapprentissage du français chez les anglophones.
Pas moins de la moitié des jeunes qui maîtrisaient cette langue en 1996 l’avait perdue en 2011. Les auteurs de l’étude s’alarment de ces résultats, tout comme le commissaire aux langues officielles. Ils auraient pu s’inquiéter aussi du recul du français. Sauf que cette situation n’est pas surprenante. Les prémisses qui sous-tendent notre bilinguisme reposent sur des considérations politiques, et ce, au détriment de la réalité historique et sociologique du pays.
Contrer les revendications du Québec
Comme le constatait dans les années 60 la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme, un pays est bilingue non pas parce que ses habitants parlent deux langues, mais plutôt parce que différentes langues sont parlées dans différentes régions du territoire. Voilà comment la Suisse et la Belgique conçoivent leur diversité linguistique. Sans épouser complètement ce modèle territorial, les deux commissaires, Laurendeau et Dunton, en faisaient une des assises des réformes qu’ils proposaient. L’important était de considérer le statut et la force de l’anglais et du français sur une base territoriale, tout en tenant compte des minorités. Dans ce modèle, nul besoin que tous soient bilingues. Il s’agit plutôt d’assurer la pérennité des langues sur une base régionale.
Cette conception des choses, qui tenait compte des aspirations et des besoins des Canadiens français, ne plaisait pas au premier ministre Pierre Trudeau. Ce dernier avait fait de son hostilité au nationalisme québécois sa marque de commerce. Sa conception du bilinguisme visait à contrer les revendications du Québec.
Pour Trudeau, la question des langues relevait d’abord d’un choix individuel plutôt que de l’existence de deux nations. Les Canadiens devaient pouvoir vivre dans la langue de leur choix partout où le nombre le justifiait. Cette perspective pouvait même inclure d’autres langues. Par exemple, l’ancien premier ministre n’avait pas fermé la porte à l’ukrainien comme langue officielle.
Cette vision avait comme avantage de nier tout statut particulier au Québec. Suivant Trudeau, la promotion du français dans la province risquait d’encourager l’indépendance. Il importait donc de mettre en place son modèle de bilinguisme partout au pays et de faire en sorte que toutes les provinces soient égales. À terme, les francophones cesseraient de nourrir un attachement au Québec car ils pourraient faire le choix de vivre en français aussi bien au Saguenay qu’à Calgary.
Afin que cette vaste entreprise de réingénierie sociale réussisse, il était essentiel que les services soient bilingues, tant au niveau fédéral que provincial, d’où l’importance d’enchâsser dans la Constitution le soi-disant droit humain de fréquenter l’école publique anglaise ou française, et ce, même si l’éducation est une compétence exclusive des provinces. Trudeau voulait également que des millions de Canadiens maîtrisent les deux langues. Il suffisait pour cela qu’ils en fassent l’effort et que le gouvernement fédéral y engloutisse des centaines de millions de dollars.
Échec linguistique, succès politique
Ce projet a échoué pour des raisons évidentes. D’abord, il n’y a aucune utilité pratique à ce que tout le monde ou presque parle deux langues. L’efficacité et la loi du moindre effort font en sorte qu’il sera toujours plus facile et pratique de fonctionner dans une seule langue. On peut même se demander dans quelle mesure il est de la responsabilité de l’État d’engloutir des sommes faramineuses afin de bilinguiser le plus grand nombre d’individus. Par ailleurs, les francophones sont extrêmement minoritaires au Canada anglais. Cette réalité fait en sorte que les anglophones n’ont ni le besoin ni l’occasion de parler français. Apprendre une langue que personne n’utilise par la suite est bien sûr voué à l’échec.
Même dans la capitale fédérale le projet de bilinguisme ne fonctionne pas. Si les francophones y sont beaucoup plus nombreux qu’auparavant à travailler au gouvernement, ils le font d’abord et avant tout dans la langue de Shakespeare. Afin de pallier cette situation, la commission Laurendeau-Dunton avait proposé la mise en place d’unités administratives unilingues. À l’image des régiments de l’armée, certaines divisions de la fonction publique auraient fonctionné en anglais et d’autres en français. Mais cette approche était aux antipodes de la civilisation bilingue de M. Trudeau. Il a rapidement mis de côté cette proposition.
Devant un tel constat d’échec, comment expliquer que la politique linguistique canadienne ne soit jamais vraiment remise en question depuis sa mise en place ? La réponse tient à son utilité politique. Elle permet de nier le caractère distinct du Québec, ramenant celui-ci au statut d’une province égale aux autres et qui ne saurait avoir plus de pouvoir. Ce succès a été consacré maintes fois, entre autres lors du rapatriement constitutionnel et avec l’échec de l’accord du lac Meech. En cela le bilinguisme a été et continue d’être une très grande réussite.
Frédéric Bastien - Auteur de La bataille de Londres. Secrets, dessous et coulisses du rapatriement constitutionnel (Boréal)
Un bilinguisme politique
Un moyen de nier le caractère distinct du Québec
Frédéric Bastien167 articles
Titulaire d'un doctorat en relations internationales de l'Institut universitaire des hautes études internationales de Genève, Frédéric Bastien se spécialise dans l'histoire et la politique internationale. Chargé de cours au département d'histoire de l'Univ...
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Titulaire d'un doctorat en relations internationales de l'Institut universitaire des hautes études internationales de Genève, Frédéric Bastien se spécialise dans l'histoire et la politique internationale. Chargé de cours au département d'histoire de l'Université du Québec à Montréal, il est l'auteur de Relations particulières, la France face au Québec après de Gaulle et collabore avec plusieurs médias tels que l'Agence France Presse, L'actualité, Le Devoir et La Presse à titre de journaliste. Depuis 2004, il poursuit aussi des recherches sur le développement des relations internationales de la Ville de Montréal en plus d'être chercheur affilié à la Chaire Hector-Fabre en histoire du Québec.
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