Sur ses genoux repose un petit paquet blanc. De temps en temps, Shamima Begum berce machinalement l’enchevêtrement de couvertures qui émet parfois un vague vagissement.
Enveloppée dans son abaya, cette robe noire intégrale qui ne laisse paraître que son visage et ses mains, la jeune fille de 19 ans semble détachée, ailleurs. Son fils, Jarrah, posé sur ses genoux, n’a que quatre jours. Devant une caméra, dans une pièce du camp syrien d’Al-Hol, où sont rassemblées des centaines de familles de Daech qui ont fui les derniers combats, elle lit une lettre à en-tête du « Home Office », le ministère britannique de l’Intérieur, un courrier adressé à sa mère, qui vit à Londres. La première phrase est lapidaire : « Veuillez trouver ci-joint les papiers liés à la décision du ministre de l’Intérieur de déchoir votre fille, Shamima Begum, de sa citoyenneté britannique. » Sur le visage plein de la jeune fille, rien ne transparaît. Ni colère, ni peur, ni tristesse. Elle est comme en dehors d’elle-même. « Je ne sais pas quoi dire. Je ne suis pas si choquée que cela, mais je suis un peu choquée quand même. »
La dernière fois qu’elle était au Royaume-Uni, Shamima avait 15 ans, elle était écolière dans le quartier de Bethnal Green, au nord de Londres. En 2015, avec deux amies, elle a pris le chemin de la Syrie. Deux semaines après son arrivée, elle était mariée à un djihadiste hollandais. La dernière photo d’elle était extraite d’une caméra de surveillance de l’aéroport d’Istanbul, où elle avait atterri avec ses amies avant de continuer le voyage vers le groupe État islamique. Puis, pendant quatre ans, plus rien.
La semaine dernière, Anthony Loyd, journaliste au Times, a retrouvé Shamima Begum dans le camp d’Al-Hol. Un peu par hasard, a-t-il raconté. Elle était enceinte de neuf mois, depuis elle a accouché. Elle a expliqué avoir eu deux autres enfants, une fille et un garçon, tous deux morts récemment, probablement de malnutrition. Elle a aussi révélé que l’une de ses camarades avait été tuée dans un bombardement. L’autre n’a pas été localisée. Quant à son mari néerlandais, elle pense qu’il est emprisonné quelque part dans le camp mais n’en est pas sûre.
Monocorde
Depuis sa réapparition, elle enchaîne les interviews télévisées, où elle demande à rentrer au Royaume-Uni pour y élever son fils, elle réclame l’indulgence des autorités. Mais elle explique aussi avoir encore une certaine « sympathie » pour les idéaux du groupe État islamique, ne rien regretter de sa décision. Elle juge également que l’attentat de Manchester, le 22 mai 2017, qui avait tué 22 personnes et en avait blessé 139, dont plus de la moitié étaient des enfants venus assister à un concert d’Ariana Grande, était d’une « certaine manière justifié ». Elle fait ces déclarations sur le même ton monocorde, comme si toute émotion était bloquée depuis longtemps. Au fil de ces apparitions médiatiques, la polémique a grossi au Royaume-Uni, entre ceux en faveur de son rapatriement et ceux qui veulent lui interdire tout retour.
Mardi soir, Sajid Javid, le ministre de l’Intérieur, a tranché en rendant publique sa décision de priver la jeune fille de sa nationalité britannique. Il n’évoque pas en revanche le statut de son bébé. Le ministre s’appuie sur un changement à la loi sur la nationalité, datant de 2014 et promu par Theresa May, qui occupait alors son poste. Avant, il était interdit de déchoir quelqu’un de sa nationalité, si une telle décision le rendait apatride. Désormais, on peut rendre apatride si « le ministère de l’Intérieur dispose d’éléments raisonnables pour penser qu’un autre pays pourrait offrir une nationalité » à la personne concernée. Dans le cas de Shamima Begum, le ministre s’appuie sur le fait que sa mère est originaire du Bangladesh et qu’en principe, ce pays, où elle n’a jamais mis les pieds et qui a indiqué n’avoir jamais entendu parler d’elle, pourrait lui donner un passeport. Et tant pis si Shamima est née au Royaume-Uni, qu’elle y a grandi, été éduquée et, aussi, radicalisée. Le Bangladesh a souligné mercredi que la jeune femme « n’était pas une citoyenne » du pays, et qu’il n’était « pas question de l’accueillir ».
« Injuste »
Depuis 2010, le gouvernement britannique a déchu de leur citoyenneté 150 individus, dont aucun, au moment de la décision, n’avait été condamné ou même inculpé. La jeune fille a vingt-huit jours pour faire appel de la décision du ministère de l’Intérieur. Son avocat, Tasnime Akunjee, n’a laissé aucun doute. « L’an dernier, le secrétaire d’État à l’Intérieur Ben Wallace a confirmé qu’environ 400 Britanniques étaient rentrés au Royaume-Uni depuis le Moyen-Orient après avoir combattu au sein de groupes comme Daech. J’ai du mal à comprendre comment Sajid Javid peut juger proportionné de laisser rentrer de tels combattants tout en estimant nécessaire de déchoir de sa nationalité une jeune femme et son bébé. »
Personne ne sait ce que Shamima Begum a fait pendant ces quatre années en Syrie. Elle affirme n’avoir été qu’une femme au foyer, s’occupant de ses enfants. Devant les caméras de télévision, elle marque une pause de réflexion. « J’ai l’impression que c’est quand même un peu injuste pour moi et mon fils… Je ne sais pas si c’est à cause des interviews… » Elle ajoute, toujours sur le même ton : « Mon mari est Néerlandais. Peut-être que je pourrais demander la citoyenneté néerlandaise ? S’il est condamné et emprisonné aux Pays-Bas, peut-être que je pourrais attendre là-bas qu’il sorte ? »