Récemment, Vigile a reçu un certain nombre de commentaires plus ou moins acerbes sur l’article de Jocelyn Létourneau paru dans Le Devoir du 10 juillet et intitulé : « [L’histoire à l’ère posthistorique->14356]. » Article écrit dans la foulée du projet de recherche : Les Canadiens et leurs passés, mené à titre d’historien lauréat de la Fondation Trudeau.
Le texte : son orientation contestée et sa question
On y apprend que les Canadiens, en dépit d’une ignorance manifeste de l’histoire, n’en garde pas moins un certain intérêt pour le passé. Mais quel passé ? Le passé familial, généalogique, celui qui les concerne le plus comme individus. Les lieux d’histoire et de mémoire privés ont pris le pas sur les lieux d’histoire et de mémoire collectifs. Le passé de la famille dame le pion à celui du groupe culturel ou religieux, de la province, de la région et de la nation. « Il en résulte pour l’État et les groupes dominants, dit l’article, une difficulté d’imposer leurs narrations englobantes et univoques à l’ensemble de la société. » Ici, l’expression groupes dominants n’est pas sans rappeler le vocable gros groupes dont fait état la politique canadienne trudeauiste du multiculturalisme pour ne pas reconnaître les Québécois comme peuple ou nation. Sans doute est-ce par ce biais, par ce diminutif, que l’article veut encore s’adresser aux Québécois tout en ne parlant expressément que des Canadiens.
Et contrairement à d’autres, comme il y est écrit, l’auteur doute que l’on puisse renationaliser les gens en accentuant le récit patriotique du passé. Il se demande même s’il est pertinent d’inclure la référence nationale dans un réveil de la conscience historique. Car, selon l’article toujours, il doit bien y avoir conscience historique pour créer de l’appartenance et du sens commun. Ce dont il ne faut pas douter, comme nous le verrons. Mais sans référence au national, est-il dit. On voudrait que le passé national soit mis de côté. Un passé dépassé, en somme.
Mais alors se pose une question. « Quelle histoire du passé pour permettre au présent de s’enraciner et à l’avenir d’éclore en évitant de se retrouver orphelin d’une présence antérieure ? Telle est l’une des questions pressantes qui se posent à l’orée du XXIe siècle. » Question pertinente et bien formulée, il faut en convenir. Question qui invite à ouvrir l’encrier.
Projet de réponse
D’abord, il importe d’essayer de nommer la position philosophique en filigrane dans ce texte. Il semble bien s’agir de l’humain lui-même tel qu’il s’est constitué en sujet dans la pensée moderne cartésienne. Sujet, siège de sa certitude ou de la vérité, se muant ensuite à l’époque contemporaine en personne avec son auréole de droits et libertés soigneusement chartisés. Cet humain individualisé, autoproclamé fondement et fondateur de la vérité du monde, qui semble quand même se sentir à l’étroit dans son je ou son égoïté, et qui en vient alors à éprouver un besoin d’appartenance et de sens. Appartenance qu’il trouve assez naturellement dans la famille immédiate, et sens qu’il perçoit dans l’ascendance familiale. D’où l’intérêt pour la généalogie et, par ce biais, pour le passé. Ainsi le passé, le passé généalogique, apparaît à cet humain comme une source de sens. Sens tenant alors à des référents privés, dont le je tire son origine, et qui ne montrent rien de menaçant pour le statut de l’individu. C’est ce qui reste de l’intérêt des Canadiens pour le passé.
Si cette compréhension du passé paraît insuffisante, elle n’est quand même pas rien. Elle pourrait devenir un tremplin pour mieux et plus. Mais en même temps, faut-il observer, ce regard généalogique vers le passé pourrait aussi déboucher dans un modèle de société purement constituée de chaînes familiales. Modèle qui, à la limite, pourrait se pervertir en une juxtaposition et une opposition de clans, voire de tribus. Et ainsi s’ouvrirait une brèche pour l’entrée en scène de différents et subtiles racismes avec leurs funèbres cortèges d’horreurs envers l’humanité. À la limite, donc, ce serait chez les Canadiens le multiculturalisme officiel évoluant en clanisme générateur possible de racismes. Autant de choses qu’on voulait éviter en instituant la politique du multiculturalisme pour contrer le nationalisme, i.e. le nationalisme québécois, pour dire les choses telles qu’elles se sont présentées.
Revenons à la question : quelle histoire du passé, quel récit du passé, comment narrer le passé pour que le présent paraisse y être enraciné ? Et quel récit de ce passé pour que l’éclosion de l’avenir ne paraisse pas une génération spontanée, ex nihilo ou absolue, et pour que cet avenir demeure en parenté ou en lien avec une présence antérieure ? Voilà une question invitante, qui interpelle au plus haut point.
Une réponse minimale à cette question doit passer, semble-t-il, par l’examen des deux questions préliminaires suivantes : 1. Les notions de sujet et de personne épuisent-elles la réalité humaine ? 2. Le passé se réduit-il à ce qui s’en est allé, au dépassé, et, sinon, comment comprendre l’histoire à l’avenant ?
1. Qui est l’humain ?
On peut approcher une réponse à cette question en passant de la position métaphysique du sujet et de la personne à une description phénoménologique de l’être-dans-un-monde-avec-d’autres. Les traits d’union ici alignés veulent tout juste signifier que les différents éléments ainsi reliés appartiennent essentiellement au même et unique phénomène d’être de l’humain. À sa manière d’être particulière, propre à lui. On doit cette compréhension aux développements de la phénoménologie commencés à la fin du XIXe siècle et poursuivis pendant le XXe. Avant d’être sujet et personne, i.e. pour pouvoir être sujet et personne, il faut d’abord exister. Et exister, au sens fort et concret du terme, implique tous les éléments dont il est question.
D’emblée, en effet, on se trouve et on s’aperçoit dans un ensemble de choses physiques, matérielles, culturelles qui nous servent de milieu de vie. Milieu toujours organisé ou aménagé de telles ou telles manières. Comportant des rapports multiples entre ses éléments constitutifs. Milieu pouvant varier, par exemple, selon la diversité des territoires supportant tous les autres éléments, et selon les climats aussi. L’organisation, l’aménagement, la structure elle-même de cet ensemble est ce qui permet de le déterminer comme monde. Mais ce n’est pas tout. Tout cela est une dimension seulement du fait d’être dans un monde. Car l’existence dont nous faisons l’expérience se dévoile aussi d’emblée ou se montre immédiatement comme être avec les autres. C’est-à-dire avec des semblables qui existent de la même manière que nous. Qui se trouvent dans le même ensemble d’éléments constitutifs du monde. Qui se rencontrent quotidiennement en train d’effectuer les trajets dont ce monde est tissé. Que ces parcours soient d’ordre matériel, intellectuel, ou encore spirituel et religieux. Parcours ou trajets qui pourraient être détaillés presqu’à l’infini. Alors le monde devient un monde vécu en commun, un monde partagé. Voilà en quelque sorte ce qu’on pourrait appeler la situation originelle, fondamentale, première de l’existence de tout un chacun. Dans un sens fort, on pourrait même dire qu’être, pour un humain, c’est ex-ister cette situation, ouvrir et tenir ouverte cette place commune de vie. Ex-ister est une sortie qui permet de rencontrer choses et autres humains qui sont alors tenus ou retenus en un ensemble aménagé qu’on appelle monde. Exister, c’est en cette manière être dans le monde. Et la fréquentation quotidienne des rapports reliant les éléments de cet ensemble peut être considérée, semble-t-il, comme le fondement de ce qu’on appelle mémoire. On pourra y revenir.
Et si ce dévoilement de soi dans un monde avec d’autres peut être appelé conscience, conscience de soi, alors cette ipséité, dans sa manifestation même, est contemporaine de l’altérité, et lui est étroitement, voire originairement liée. Quelqu’un peut bien se constituer en sujet indépendant et se considérer comme personne tout à fait autonome, siège de droits et de libertés. Mais c’est un geste qui arrive en second, en faisant abstraction de la base existentielle du monde partagé d’emblée ou en tout premier lieu. Où les autres sont donnés comme élément constitutif et essentiel de ce monde vécu. Le sujet et la personne ainsi posés sont en quelque sorte des rétrécissements du soi originel, de l’ipséité fondamentale. Alors ce soi impliquant l’altérité peut être vu comme le fondement même du besoin d’appartenance. Concevoir l’être en commun plus ou moins comme un ajout à l’être du je, comme une sorte de complément du je, apparaît comme un raccourci ontologique intenable, parce que mutilant l’originel phénomène d’exister.
Et tout ceci doit entrer en ligne de compte pour une revisitation fructueuse du passé et de l’histoire.
2. Que deviennent alors le passé et l’histoire ?
Remarquons d’abord que l’article se développe sur fond de la compréhension courante de l’histoire. Il est entendu, de façon générale, que le mot histoire évoque en lui-même le passé. Histoire, selon le Nouveau Petit Robert, veut dire connaissance et récit des événements du passé. Et le Petit Robert historique de la langue française relève que le mot histoire vient du latin historia qui, de son côté, signifie « récit d’événements historiques ». Pétition de principe ou définition circulaire, dirait-on tout de suite en saine logique. C’est qu’on sous-entend déjà que le mot histoire évoque en lui-même le passé, lui est intimement lié, voire peut en être un synonyme. Exemples de cette compréhension : On parle couramment de l’histoire ou du passé d’une famille, de l’histoire ou du passé d’une association, d’une institution, d’une nation, etc. Passé et histoire semblent bien s’équivaloir. Et ce passé implique, on le voit aussi, un certain découpage dans le devenir. Une délimitation de ce qui fut par rapport à ce qui est. Par rapport aussi, évidemment, à ce qui sera. En somme, une césure importante dans le temps et dans la réalité. Ainsi le relevé et le récit d’événements passés qu’on appelle aussi histoire, ce récit ou histoire devient histoire de l’histoire ! Histoire ou récit impliquant une connaissance, qu’elle soit celle de la simple mémoire ou celle obtenue par des méthodes scientifiques ou encore celle relevant de l’imaginaire mythologique ou légendaire. Alors, histoire signifie à la fois récit et passé, récit et événement historiques. Les deux sont étroitement reliés, peuvent même se confondre. Voilà la compréhension communément admise de l’histoire et qui paraît bien être celle qui préside à la démarche de l’article.
Or la question posée à la fin de cet article interroge explicitement en direction du récit : « Quelle histoire du passé pour permettre… ». Elle ne porte pas sur le passé lui-même. Le passé ne semble pas poser de problème. Car on sait d’emblée ce que c’est, le passé. Manifestement, c’est ce qui est situé en arrière sur la ligne du temps. Et dans ce sens le passé, c’est le dépassé. Puis l’histoire et l’historique se trouvent marqués à l’avenant et renvoient d’eux-mêmes à ce passé, à cet en-arrière. Mais le passé est-il adéquatement représenté lorsqu’on le voit uniquement comme ce qui s’en est allé ? Vergangen, comme dit l’allemand ? Et, d’autre part, l’historique n’est-il rien que du passé, le récit historique ne concerne-t-il que le seul passé ? Si, au contraire, l’histoire, en elle-même, embrassait toute la temporalité : passé, présent, avenir ? Alors il paraît clair que cela impliquerait une attitude et un récit particuliers, différents de ceux qui prévalent actuellement.
Ainsi, pour tenter un commencement de réponse à la question posée à la fin de l’article, il semble qu’une bonne avenue irait dans le sens d’une explicitation du devenir humain lui-même. En somme, il s’agit de laisser voir ou apparaître comment le passé, le présent et l’avenir s’intègrent pour former le phénomène même de ce devenir. Alors le passé risque d’y trouver un statut autre que celui qui lui est communément reconnu. Au siècle dernier, la phénoménologie ontologique et herméneutique allemande, elle en particulier, a débroussaillé et développé ce domaine de pensée.
Pour ce faire, point n’est besoin de recourir à une théorie construite quelconque. Il suffit de regarder, comme le dit originairement le theôrein grec, comment nous fonctionnons dans la vie de tous les jours, tout en étant le plus possible au clair avec ses propres présupposés ou préjugés. Alors d’emblée il apparaît que le devenir humain se caractérise par la prévoyance, par l’anticipation. À l’origine de tout agir, de toute manière d’être, il y a toujours un j’aimerais ou un je veux ou un je désire, etc. plus ou moins expressément formulé. Par exemple, je veux aller voir le Moulin à images, j’aurais voulu être un artiste, j’aimerais devenir ingénieur, je désire aller à la pêche cet été, etc. Ceci implique la vue plus ou moins claire d’un possible pour moi, d’une possibilité ouverte qui attire, qui appelle d’une manière plus ou moins pressante. Cela, c’est l’avenir qui s’ouvre. C’est mon avenir projeté plus ou moins nettement selon les cas. L’avenir à court, moyen et long terme, comme on dit couramment. L’agir humain s’éclaire toujours par une élancée, une échappée en avant. L’agir et le vivre humains s’ouvrent toujours ainsi en avenir. Celui-ci s’avère être en quelque sorte le mobile du devenir humain en tant que tel ou au sens propre, ce qui le met et le tient en marche. Projet d’avenir toujours envisagé, par ailleurs, dans un présent, dans une situation présente.
Mais qu’est-ce que je suis, ou mieux, qui suis-je au présent ? Qu’est-ce qui constitue la situation de mon présent ? C’est-à-dire celle que je vis ou que j’ai à assumer à tout moment ? Réponse : C’est le rassemblement de ce que j’ai été, de l’ayant été, comme dit l’article. Mais l’ayant été en tant qu’assumé ou interprété continuellement, sans cesse, au gré du temps, et formant ainsi la réalité présente concrète, multiple, diverse, enchevêtrée, sillonnée de réseaux et de rapports qui décrivent le monde tel qu’esquissé ci-haut. Peut-on jamais, à un moment donné, penser pourvoir dire je veux…, je voudrais…faire ou être ceci ou cela en faisant table rase de tout ce qui nous a amenés à ce moment précis ? Exemple simple : Peut-on vraiment, sans illusion aucune, dans la prise en charge de sa propre existence faire complètement abstraction d’être le fils ou la fille d’un père et d’une mère, concrets et situés dans un monde partagé ? On a donc affaire à une donnée inéluctable : L’ayant été est toujours hissé dans la dense réalité de l’instant pour la constituer de concert avec le pouvoir de délibération libre de tout un chacun, ou encore dans l’in-stance existentielle dans le monde, elle-même éclairée par les possibilités envisagées d’un avenir. Le vivre et l’agir au présent intègrent toujours ainsi l’avenir et le passé. Unification de la temporalité. De la temporalité humaine. De cette manière, la césure qui relègue habituellement le passé en arrière ou au dépassé semble sérieusement s’amenuiser, voire remise totalement en question.
Il faut s’attarder encore un peu à cet ayant été employé dans l’article comme simple synonyme du passé. L’expression semblerait référer à l’allemand das Gewesene, participe passé substantivé du verbe être, sein. Elle désigne ce qui a été ou qui s’est déployé. Ce qui s’est déployé selon l’être dans le monde à un moment ou l’autre. Autrement dit, ce qui a été présent à un moment donné. Mais cette traduction française ne dit pas tout, voire ne dit pas l’essentiel de ce que peut signifier das Gewesene. Car ce vocable implique, par le préfixe Ge-, l’idée de rassemblement. Un exemple simple de cela est le mot Gebirg, chaîne de montagnes. Il s’agit d’un rassemblement, d’un rassemblement de monts identifiables séparément ou individuellement, Berg, en. Semblablement, das Gewesene implique le rassemblement de ce qui fut présent. De ce qui fut, mais rassemblé jusque dans l’instant présent qui, d’ailleurs, vient lui-même de passer, comme on dit, et jusque dans celui qui s’apprête à glisser ainsi au moment de la dernière lettre de ce qui s’écrit ici présentement. Ainsi l’ayant été est l’ayant été de tous les présents. Et colligé de la sorte, en cet état de rassemblement, il afflue toujours au présent. Alors celui-ci, tout présent, n’est rien d’autre que la dernière ou plus récente manifestation de celui-là, de l’ayant été.
Ainsi, ayant été signifie rigoureusement ayant été présent, i.e. ayant été manifeste dans tout présent, y compris dans le dernier, celui qui est toujours en train de céder. De sorte que le passé comme équivalent de l’ayant été signifierait le passé toujours rassemblé dans la succession des présents. Rigoureusement, passé veut dire passé rassemblé. Rassemblé dans tout présent. Passé ne signifierait pas dépassé ou, pire, ne plus être. Passé n’a rien à voir avec non-être, ou néant. Passé rassemblé… pas facile de trouver un meilleur équivalent français pour das Gewesene. Voilà ce que doit signifier ayant été : Passé rassemblé comme substance même ou réalité profonde du présent. Il conviendrait sans doute de comprendre le passé, le présent et l’avenir comme des états de la réalité elle-même et non comme simple mesure abstraite du devenir ou du mouvement de l’être selon un avant et un après comme l’a transmis la métaphysique occidentale. Cette compréhension métaphysique a sans doute donné lieu à l’image de la ligne du temps. Mais pour sortir de la représentation linéaire du devenir et du temps, il serait sans doute utile de recourir à une autre image. Celle de la fontaine laissant réapparaître indéfiniment l’eau en un nouveau jet et en une nouvelle lumière. Image alors du surgissement de l’être de l’humain dans la manifestation, ou de notre devenir reprenant sans cesse notre complexe réalité dans un avenir nouvellement éclairé et librement projeté.
Alors, pour revenir à l’article, l’histoire recherchée du passé, le récit recherché du passé pourrait bien être le récit rendant explicite ce rassemblement de l’ayant été dans le présent pour un projet d’avenir. Encore à cet égard le vocabulaire allemand offre immédiatement un secours appréciable. Pour histoire au sens d’une connaissance scientifique, il y a le mot Historie. Et pour le passé, le présent et l’avenir, en somme, pour le déploiement même du devenir humain, dit ou raconté selon toutes les dimensions de la temporalité, il y a Geschichte. Encore ce Ge- rassembleur. Rassembleur de tous les envois, de tous les élans, de toutes les lancées et relances projetées de l’existence en commun dans un monde. En français, par contre, on ne dispose que d’un seul mot, histoire, pour évoquer ces deux significations. Ce qui oblige le discours à moult circonlocutions.
Pour résumer : l’histoire comme désignant le devenir humain dans son ensemble et sa concrétude est la mise en œuvre de ce devenir au présent. Dans un présent tout pétri de passé, en qui toujours est rassemblé l’ayant été. Un présent ainsi lesté qui s’ouvre, qui se projette dans un avenir de possibilités. Possibilités qui, de leur côté, ne sont pas des créations ex nihilo, mais envisagées ou projetées toujours à partir du tremplin de la densité existentielle rassemblée, colligée, disponible et manifeste dans tout présent.
Retour à l’article
L’article demandait : « Que faire devant l’étiolement apparent du sentiment d’histoire nationale chez les gens ? » Et doutant de l’opportunité de renationaliser l’histoire, il relançait la question : Mais alors quelle histoire pour le XXIe siècle ?
Ce qu’il faudrait faire tout d’abord. S’attaquer à une tâche générale : Développer une conscience historique adéquate en tenant compte de la temporalité unifiée telle qu’elle se manifeste dans l’existence humaine comme être dans le monde avec d’autres. Intégrer le passé au devenir. Comme son assise, comme son tremplin indispensable. Assise, d’ailleurs, s’élargissant ou se rétrécissant ou s’amenuisant au rythme des interprétations que les humains veulent bien en faire dans leurs présents. Dans leurs présents qui oeuvrent à la lumière de larges possibilités d’avenir ou qui tâtonnent aux faibles lueurs d’affairements à courte vue.
Ce qui amène la pensée historique à une cure de concrétude. L’appartenance et le sens commun recherchés par l’article ne peuvent surgir que de la vie en commun dans un même monde. Pas ce monde universel auquel le prétendu et souvent prétentieux « citoyen du monde » contemporain fait mine de s’ouvrir et qu’il envisage de fréquenter assidument au risque de se retrouver, un jour, seul ou isolé parmi tous ces frères et sœurs des quatre points cardinaux qu’il ne rencontrera probablement qu’une fois dans sa vie. Ce citoyen guère soucieux de s’enraciner dans un coin de terre pour partager la vie avec des semblables au quotidien. L’état de ce « citoyen du monde » correspond, on ne peut plus, à la mentalité individualiste issue en droite ligne de l’humain-sujet mis au monde par la modernité. Donc pas ce monde global, mais le monde dont nous avons esquissé les traits ci-haut. Ce monde n’est pas celui d’un individu isolé, ni celui de telle ou telle famille, ni celui de tel ou tel groupe particulier, mais celui d’un peuple, d’une nation qui au cours de son installation et son développement sur un territoire déterminé, qu’on appelle pays, fait vivre en son langage propre une culture particulière imprégnant toutes les dimensions de la vie de tous les jours, et met en place une structure étatique pour sa gouverne démocratique. Voilà le lieu de l’appartenance réelle et du sens nécessaire. Voilà ce à quoi doit s’alimenter l’histoire au XXIe siècle.
Conclusion : Histoire du Québec
C’est en ces termes qu’il faut parler du Québec et de son histoire. Cette histoire est celle d’un peuple, d’une nation. Cette histoire n’a pas à être épurée de la nationalité. Au contraire, c’est là qu’une large appartenance peut se développer entre semblables participant à une culture commune alimentée à un même langage, le français. C’est de là également que le sens peut surgir. Ce sens, il sourd du moment fondateur qu’est l’arrivée pour de bon du parler français en Amérique en 1608. Il jaillit également des rapports divers des nouveaux arrivants avec les peuples qui habitaient déjà le territoire. Il ressort des périodes de paix relative vécues par ce peuple, des dangers qui menaçaient, des guerres qui faisaient rage, des déclins sous autorités étrangères, des résistances têtues, des reprises courageuses et enthousiastes, mais aussi des fatigues, des nonchalances, des indifférences qui laissaient et laissent encore aller les choses au petit bonheur, insensibles à la submersion et à l’étouffement toujours possibles et menaçants. Le sens, il doit maintenant éclater dans une prise de conscience historique commune : l’inachèvement de notre parcours identitaire comme nation et l’urgence d’assumer complètement notre devenir historique national. Cette identité nationale nôtre est justement ce particulier pouvant s’ouvrir à l’universel toujours recherché par l’humain du fait même de l’ouverture incommensurable de son ex-istence ; ce particulier pouvant aussi être significatif et attirant pour d’autres, pour d’autres humains issus de diverses nations.
Voilà qui pourrait être une réponse à la question de l’article : « Quelle histoire du passé pour permettre au présent de s’enraciner et à l’avenir d’éclore en évitant de se retrouver orphelin d’une présence antérieure ? » Il faut savoir gré à l’auteur d’avoir bien posé la vraie question. Car l’histoire doit faire avec les trois dimensions de la temporalité. Ce que l’auteur semble reconnaître. Alors la réponse suggérée pourra-t-elle lui convenir ?
Quoi qu’il en soit, l’histoire, comprise comme intégrant dynamiquement avenir, passé et présent, peut devenir le propos d’un récit doué d’une nouvelle pertinence. Car alors peuvent s’évanouir les impressions de perdre son temps en ressassant des vieilleries révolues ! Et peuvent surgir aussi de nouvelles inspirations pour l’établissement de programmes d’enseignement de l’histoire s’accompagnant de nouveaux stimulants pour les enseignants eux-mêmes. Le passé ou l’ayant été est tributaire du présent pour son rassemblement. Tributaire de l’acuité du regard et de la largeur de vue de ce présent. Mais les cours d’histoire qui se donneront dans les présents de l’automne qui vient raconteront-ils comment notre présent de cet été a interprété notre passé, i.e. comment, par exemple, il a assumé notre devenir historique dans la commémoration, dans la reprise en mémoire, de notre commencement, i.e. de la fondation de la ville de Québec et de la semence du parler français en Nouvelle-France ? Ces cours vont-ils oser dire comment ces célébrations commémoratives ont banni de la place publique les symboles de notre identité nationale, de notre réalité de peuple, et, dans un souci de pleutre neutralité, les ont remplacés par des couleurs et étendards historiquement non signifiants ? Ces cours vont-ils relever comment ce dernier présent estival a laissé voir dans l’insouciance les débandades de notre langue dans le show business québécois ; comment nos chanteurs et chanteuses, individuellement et comme groupes, se mettent de plus en plus à l’anglais ; comment les ondes, y compris celles des Bons Baisers, leur servent de tremplin dans une insouciance remarquable et un jovialisme déconcertant ? Comment l’art, phare du devenir, ne cesse de s’industrialiser dans notre présent et, ici et là, sacrifie aux dieux de la mode, de la renommée et de l’argent plutôt que de relancer dans une nouvelle inspiration la force et la lumière des œuvres qui ont marqué notre histoire ? Comment le texte de Luc Archambault souhaitant la bienvenue à Paul McCartney et lui expliquant que la chanson, parce qu’elle est parole ou langage, ne peut être musique universelle et neutre au même titre qu’un quatuor à cordes et, qu’au contraire, elle est porteuse d’un particulier défini par la langue adoptée ; comment ce texte a largement, spontanément et outrageusement été interprété dans les média et la population comme une honte ou une injure ? Comment les jeunes du Parti libéral tendent vers un bilinguisme institutionalisé qui, au Québec, signe le déclin de notre identité nationale ; comment Desjardins est peut-être en train de glisser dans le même sens nonobstant la Loi 101 – il faudra voir en quelle langue les Caisses parleront aux communautés de l’ouest de Montréal et non seulement à celles du Manitoba et autre Alberta— ? Ces cours d’histoire de l’automne qui vient vont-ils raconter à nos jeunes étudiants comment notre présent, cédant aux exigences de la politique partisane et de sa fameuse rectitude, tient le politique en dehors des cours d’histoire, ce politique qui appartient pourtant à l’essence même de notre devenir historique et qui a à débattre, en ce présent même, de souveraineté et d’indépendance ? De tout cela, il y a lieu de douter.
Pourtant, l’histoire redynamisant toute la temporalité, avenir, passé, présent, et s’unissant avec le langage comme matrice de notre devenir collectif national est notre unique espoir pour le XXIe siècle.
Fernand Couturier
Août 2008
Retour sur "L’histoire à l’ère posthistorique"
Dialogue avec Jocelyn Létourneau
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2 commentaires
Bruno Deshaies Répondre
8 août 2008« Le passé devient notre présent. »
Thème de la conférence annuelle choisi par la Société historique de Charlesbourg en 2004.
Conférencier invité : Bruno Deshaies
Québec, 4 avril 2004
Il nous fait plaisir d'ajouter cette réflexion sur le temps historique à celle de monsieur Fernand Couturier. Qu'il soit dit que la discipline historique ne fait pas bon ménage avec la téléologie. Le besoin d'éclairer le présent ne détermine ni la finalité de l'histoire ni l'avenir du passé. L'incertitude règne, sauf que les hommes ont la possibilité de bâtir l'avenir à leur façon jusqu'à un certain point.
Les tensions entre liberté et déterminisme sont inévitables. L'homme libre doit faire des choix. Les sociétés ont, elles aussi, des décisions à prendre collectivement. Cependant, comme le pense Maurice Séguin : « L’agir de l'homme ne peut être rigoureusement, « mathématiquement » conditionné par les événements antérieurs. Car l’homme constitue une puissance dans laquelle il y a une parcelle de liberté, une force en partie autonome dans la nature, capable de modifier jusqu’à un certain point le cours des événements, d’apporter des qualités nouvelles ou de provoquer de nouveaux désastres. » (Dans Les Normes, Chap. Premier).
L'action humaine sur et dans le TEMPS est d'une complexité insoupçonnée. Départager les « bons coups » et les « mauvais coups » n'est pas évident. Toutefois, l'homme est condamné à agir.
La méthode de Jocelyn Létourneau relève de cette prémisse. À tel point que la Sixième biennale sur l'enseignement et l'apprentissage de l'histoire qui se tiendra à Québec les 24-26 octobre 2008 tentera de répondre à la question suivante : « QUELLE HISTOIRE POUR QUEL AVENIR ? » Parmi les questions posées, deux retiennent notre attention :
- Comment enseigner l'histoire efficacement ?
- Quel récit proposer du passé à l'heure des accommodements raisonnables et de la pluralité des identités particulières ?
Le hic dans le raisonnement du professeur Létourneau c’est qu’il ne voit aucun inconvénient à soumettre l’histoire comme enquête et comme connaissance à une finalité qu’il prédétermine dans le futur pour produire un avenir anticipé. Il veut faire exactement ce que vient de faire le gouvernement canadien au sujet des fêtes du 400e anniversaire de la ville de Québec, c’est-à-dire rendre l’histoire servile aux besoins des interprétations désirées. Le passé deviendra ce qu’il voudrait qu’il soit. Cette approche est inacceptable tant pour les historiens que pour les citoyens et les sociétés. Jouer à l'autruche avec le passé constitue probablement la pire des bêtises historiques. Par ailleurs, vouloir se complaire dans le passé pour le passé, c'est aussi une autre façon de limiter l'histoire dans le temps pour ne pas entrevoir les conséquences des forces profondes du passé sur le présent.
Archives de Vigile Répondre
6 août 2008Monsieur Couturier, bien que je vous aie suivi sur l'aspect théorique et philosopique des relations entre passé, présent et avenir dans la perception de l'histoire, j'ai surtout apprécié les applications pratiques de vos principes que vous faites dans votre conclusion: Histoire du Québec.
Après la polémique où je me suis engagé à propos de Michaëlle Jean, la lecture de votre texte a eu sur moi un effet pacifiant et apaisant. Bien que je ne déteste pas les escarmouches, au fond, ma préférence va au niveau où vous vous situez: celui de la pensée qui s'exprime avec vigueur mais en évitant les gros mots. Vous avez fait une synthèse de ce qui se passe de préoccupant comme on dit en géopolitique. J'ai le plaisir de vous saluer.
Robert Barberis-Gervais, 6 août 2008