Charles Taylor estime que le gouvernement actuel propose « Une neutralité trompeuse » (Le Devoir, 28-29 septembre) et que « l’incarnation » de la neutralité dans des « actes » - le port de signes religieux - révèle un « traitement différentiel » à l’égard de croyants pour lesquels l’identité même se joue dans l’identité religieuse, laquelle se joue elle-même dans le signe religieux. Ces croyants aux signes non « discrets » dont la religion « exige une visibilité incontournable » de leurs signes feraient face à une fausse égalité dans leur recherche d’un emploi dans la fonction publique. Ce globalisme me rappelle l’époque de Mgr Bourget où nul ne devait être « indifférent en matière religieuse » et où tous devaient s’annoncer, s’afficher, dénoncer pied à pied l’Institut canadien de Montréal et recourir à tous les moyens pour avoir raison de Guibord l’excommunié. Nous savons le prix à payer pour les « incontournables ».
La reconnaissance formelle de la séparation de l’État et des Églises ne semble plus poser problème ici ; ne reste que cette étape à franchir. C’est un acquis consensuel sur lequel il faut construire. Le premier départage clair qui s’ensuit entraîne la reconnaissance du fait que le débat sur la neutralité de l’État se fait dans et à propos de la société CIVILE et non dans la société religieuse. L’égalité dont il y est question est l’égalité civile d’une société démocratique, l’égalité des femmes et des hommes dans une société civile. Cette égalité démocratique place citoyennes et citoyens sur un pied d’égalité au-delà de toute considération raciale, religieuse, linguistique ; et cela comprend les quelque 430000 citoyens québécois qui se sont déclarés « sans appartenance religieuse » au dernier recensement canadien.
Le signe religieux n’a pas sa place dans l’instance formelle de l’État qui personnifie la société civile, sans que celle-ci se réduise à celle-là. Dans l’appareil gouvernemental, la neutralité de l’État doit, entre autres, se reconnaître à l’absence de signes qui diraient l’alliance du civil et du religieux, de l’État et des Églises. À la différence de TOUS les partis politiques de l’Assemblée nationale en 2008, l’Assemblée des évêques du Québec vient de déclarer qu’elle ne s’opposerait pas au déplacement du crucifix de l’enceinte législative. Je me réjouis de ce que l’Église catholique ait vu l’enjeu de ce signe pour elle-même et pour les citoyens ; elle me semble dire qu’elle ne veut plus être associée à l’État et à la politique, seule approche pour que le religieux et le sacré ne soient plus ou pas instrumentalisés par quelque partisanerie.
Charles Taylor défend la liberté religieuse INDIVIDUELLE, en particulier ici, celle des croyants qui tiennent absolument à ce que leurs signes parlent toujours et partout. La question adressée à ces CITOYENS dont la citoyenneté repose sur la séparation de l’État et des Églises est toute simple : pourquoi leurs signes religieux devraient-ils parler dans l’espace étatique de la société civile ? Pourquoi celui-ci devrait-il infléchir l’égalité démocratique en reconnaissant les signes religieux de certaines personnes alors qu’il défend le port de signes politiques ou partisans ?
Cette liberté religieuse individuelle, M. Taylor me semble la défendre au bout du compte parce qu’il croit et qu’il pense - je garde les deux mots - que la religion apporte des réponses à l’homme. Il y a toutefois des femmes et des hommes qui ne retiennent pas ces réponses, qui n’en ont pas besoin ; bien qu’ils les respectent chez leurs concitoyens.
Est-ce cette liberté individuelle d’un certain type qui justifie qu’on veuille occuper l’espace civil gouvernemental de signes dont des croyants ne seraient absolument pas capables de se départir momentanément, entre huit et dix-sept heures, sans jouer leur identité ? Identité religieuse dans un espace d’identité civile. Pourquoi la « visibilité incontournable » des religions « indiscrètes », pourquoi le jusqu’au-boutisme religieux devraient-ils prévaloir dans la société civile, dans l’espace de l’État ?
Où est la contradiction ? Où est la confusion ? Finalement, l’argument de la « réponse » religieuse donnée à une certaine quête humaine est-il l’ultime justification de la liberté religieuse individuelle et d’un plaidoyer en faveur d’un forcing du religieux dans l’espace étatique neutre ?
Yvan Lamonde - Historien et professeur émérite de l’Université McGill, il a publié des études sur l’histoire des idées, sur l’anticléricalisme, sur la déconfessionnalisation et sur la laïcité au Québec. Il vient de faire paraître, avec Bruno Demers, Quelle laïcité ? (Médiaspaul) et, en codirection avec Daniel Baril, Pour une reconnaissance de la laïcité au Québec (Presses de l’Université Laval).
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