Dans le dernier numéro de L’Action nationale, André Larocque place le souci démocratique chez René Lévesque avant le projet national, sinon à parts égales. À cet égard, et avec raison, il compare Lévesque à Louis-Joseph Papineau (1786-1871). On pourrait même dire que la sous-estimation chez les deux hommes de leur composante démocratique et républicaine est à l’origine d’une compréhension erronée de leur pensée et de leur politique.
Pour qui ne craint pas de cadrer les deux hommes dans une perspective de critique du colonialisme et d’émancipation coloniale, il est possible de voir une filiation forte même si les contextes diffèrent.
C’est d’ailleurs à cette condition qu’on peut parler d’une condition coloniale et d’un projet de décolonisation, même si celui-ci fut parfois, il faut le reconnaître, en pointillé.
De l’Angleterre de l’Ancien Monde aux États-Unis du Nouveau Monde
Député (1808) et leader (1817) du « parti » canadien puis patriote, Papineau adhère lentement mais durablement au républicanisme. Son option résulte de sa déception après 1823 à l’égard d’une Angleterre qui non seulement voit se creuser l’écart de richesse entre l’aristocratie et la population en général, mais remet sans cesse au lendemain l’implantation de promesses de réforme.
Papineau, qui a voyagé aux États-Unis en 1817 et qui connaît bien l’histoire et les figures constitutionnelles du pays, cherche et trouve dans cette expérience républicaine les axes d’un avenir pour le Bas-Canada en Amérique.
On prendra bonne note que c’est l’expérience républicaine états-unienne et non pas française qui l’inspire, l’expérience du Nouveau Monde et non celle de l’Ancien Monde. Le modèle politique a d’autant plus de sens que les institutions y sont façonnées à partir d’une géographie, d’une économie, de moeurs endogènes. Il écrira en 1834 : « Il ne s’agit que de savoir que nous vivons en Amérique et de savoir comment on y a vécu. »
Les moyens républicains d’une politique
Le républicanisme lui fournit globalement les moyens de critiquer la monarchie constitutionnelle de l’Angleterre. Surtout, l’application de ses principes (le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple) est singulièrement stratégique pour l’homme politique. […]
Or, l’institution clé qui, dans la gouvernance coloniale britannique, permet de contrôler la Chambre élue est le Conseil législatif, dont les membres nommés sont anglophones et loyaux et peuvent à tout moment bloquer les lois votées par la Chambre. Manifestement, ici, à propos de la revendication centrale du Parti patriote, Papineau recourt de façon originale à un principe républicain, comme le font certains États de la Nouvelle-Angleterre où les sénateurs sont élus.
Au même moment, le Parti patriote légifère en matière de fabrique en rendant redevables les marguilliers responsables de l’administration matérielle des paroisses catholiques. Tel est le gouvernement responsable de Papineau : républicain.
Le républicanisme américain de Papineau est au centre de son anticolonialisme qui vise à moyen terme l’indépendance du Bas-Canada. Mais déjà, dans son esprit et dans sa politique, il revendique le contrôle par la Chambre élue des revenus et dépenses de la colonie, tout comme il entend bloquer la politique discrétionnaire du gouverneur, qui dispense pensions et privilèges pour récompenser les amis du régime.
Son républicanisme nourrit aussi une dénonciation vigoureuse de l’aristocratie coloniale et métropolitaine. […] L’action du Parti patriote est menée dans une dynamique démocratique ; en 1834, le groupe fait élire 77 députés sur 84 : ce sont tous des représentants qui ont appuyé les 92 résolutions.
En ce sens, l’élection était référendaire. En 1837, lorsque le gouverneur met discrétionnairement fin à la session de la Chambre d’assemblée, le Parti patriote décide de mener son action dans une cinquantaine d’assemblées populaires ; ses positions y sont reconduites dans autant de circonscriptions.
Défis de l’un, défis de l’autre
René Lévesque a fait face à ses propres défis dans son plaidoyer démocratique. L’Amérique a beau être « le continent des républiques », il faut chez Papineau expliquer quelques contradictions apparentes : son état de seigneur républicain, sa position sur l’esclavage au temps de la guerre civile et le destin de la langue française en Amérique.
À propos des deux premiers points, l’historien Olivier Guimond a apporté un éclairage décisif. Admirateur de Thomas Jefferson et de George Washington, Papineau concevait le Nouveau Monde comme un univers social égalitaire et la propriété du sol en Amérique comme une réalité spécifique. Pour lui, le « seigneuralisme » pouvait être une forme de distribution peu coûteuse des terres et ultimement un moyen d’intégration dans le républicanisme continental.
La guerre civile (1860-1865) a mis à mal le républicanisme tel que Papineau l’admirait. C’est moins le « fatalisme abolitionniste » ou le « négrophilisme » qui risquait d’égarer son fils Amédée qui le préoccupait qu’une cause extérieure à cette guerre civile : l’encouragement des éléments loyalistes du Sud par l’ancienne métropole britannique et les intérêts de l’Europe à diviser les États-Unis. En tardant à trouver une solution à la crise politique, la délibération démocratique propre au républicanisme se heurtait aux « haines inextinguibles » entre vainqueurs et vaincus si caractéristiques de l’Europe. […]
Au début de l’Union, alors qu’il ne distingue pas encore la forme que prendra le destin du Bas-Canada, mais reconnaît que la langue est « la première cause de la nationalité », il tire une conséquence décisive de son parti pris en faveur de l’annexion du Bas-Canada aux États-Unis : « Notre éducation française est un malheur pour nous parce que notre situation nous destine à l’assimilation avec les États-Unis. »
Cette éducation à la française aura beau aider à l’émancipation de nations européennes, « elle nous fait courir après l’inconnu, quand le positif, l’état politique le meilleur qui ait existé, est à notre porte ». C’est ce que le rédacteur du Canadien, Étienne Parent, a appelé le risque d’une autre Louisiane.
On a longtemps pensé — et j’en suis — que l’annexion avait été pour Papineau la résultante d’une logique du désespoir. Il est clair que, en plaçant le Bas-Canada sous le drapeau états-unien, Papineau renonçait à la souveraineté du pays. Il optait pour ce scénario parce que le fédéralisme états-unien laissait aux États une souveraineté plus significative que ce que le système britannique au Canada n’en pouvait accorder. […]
Dès 1854, il estime que « prêcher la petite nationalité néo-canadienne, c’est repousser l’annexion, qui est aussi certaine que désirable », et où doit se former non seulement une nouvelle et grande nationalité comme celle du Massachusetts, du Connecticut, du Vermont, du Delaware, mais « une nationalité colombienne », « berceau où devaient naître et croître les vertus de Washington et le génie de l’auteur de la déclaration d’Indépendance, non des 13 colonies seulement, mais de l’humanité entière », des « droits politiques communs à l’homme de toute race et de toute couleur ».
En 1870, Papineau a toujours une vision large de l’annexion des Canadas devenus Canada trois ans plus tôt : « Les Canadas sont si vastes que, s’ils faisaient partie de l’heureuse Confédération américaine, ils devraient être divisés en cinq à six États, chacun d’eux grand en étendue comme les importants États de Pennsylvanie, Ohio, Illinois, etc., et avec un juste degré d’influence dans les deux chambres de ce Congrès entendu, étudié, aimé et respecté par la civilisation tout entière. » Son républicanisme s’était articulé et universalisé, et aurait permis de faire entrer le pays dans le cercle des nations en le sortant de l’ombre des petits peuples.
Une souveraineté partielle
[…] Tout comme Lévesque avait opté pour une majorité populaire (le référendum), Papineau avait fait le choix radical de l’esprit et du système républicains à l’américaine. L’agir politique comme les charges publiques devaient être comptables, responsables devant le peuple.
Le Parti patriote avait été élu avec une très forte majorité en 1834. Papineau n’entendait pas pour autant bousculer le peuple. À l’assemblée populaire de Saint-Laurent, en mai 1837, il explique le sens de ne pas consommer de biens importés et compare avec la situation des États-Unis en 1765 et 1776 : « C’est la marche qu’ont prise les Américains dix ans avant de combattre. Ils ont bien commencé, et ils ont bien fini, dans des circonstances semblables à celles où nous sommes placés. Nous n’en sommes qu’à bien commencer. Nous ne savons pas où s’arrêtera l’Angleterre, nous ne pouvons donc dire encore où s’arrêtera le Canada. » Il ne s’agit pas de bousculer le peuple dans un cul-de-sac.
Que faire en attendant que la volonté populaire acquiesce à l’indépendance ? Question on ne peut plus québécoise, hier et aujourd’hui avec Papineau, avec La Fontaine, avec Lévesque, avec Legault.
Papineau optera pour l’annexion, c’est-à-dire pour une souveraineté partielle comme État des États-Unis, mais pour une souveraineté plus grande que tout ce qui peut être espéré sous une monarchie impériale et, surtout, un État dans la grande république. Le risque pris indique clairement que la démocratie était un prérequis à quelque forme de souveraineté.