Statue de saint Michel aux Sables-d’Olonne
Elle ne dérangeait pourtant personne. Depuis le temps, les passants s’y étaient habitués. Elle devra néanmoins être déboulonnée. C’est le Conseil d’État qui en a décidé ainsi. L’objet du litige : une statue de l’archange saint Michel terrassant le dragon située sur le parvis de l’église Saint-Michel, aux Sables-d’Olonne. Une commune d’où partent tous les quatre ans les navigateurs du Vendée Globe pour un tour du monde plus que périlleux.
Rien à faire, le saint patron des Gaules et de la France devra faire place nette, car il occupe un lieu public qui, selon une interprétation tatillonne de la loi de 1905, ne saurait accueillir un symbole religieux. La municipalité eut beau tenir un référendum où 94,5 % des votants se sont opposés au déboulonnage, rien n’y fit.
L’affaire n’aurait jamais défrayé la chronique sans un groupuscule de laïcards, la Fédération nationale de la libre pensée, qui mène une guérilla juridique contre tous les symboles catholiques. À La Flotte, sur l’île de Ré, il a jeté son dévolu sur une charmante statue de la Vierge Marie construite après la Dernière Guerre. Elle égayait pourtant le paysage et ravissait les passants.
Cette interprétation radicale de la laïcité ressemble comme deux gouttes d’eau aux cris d’orfraie qui ont suivi les déclarations de François Legault la semaine dernière. Comme si un État laïque n’avait soudain plus de passé, de culture et de patrimoine. L’État français a beau être laïque depuis 1905, cela n’abolit pas un millénaire et demi d’histoire. Une histoire qui se confond, qu’on le veuille ou non, avec celle du catholicisme depuis le baptême de Clovis à Reims, quelque part entre 496 et 506.
Dès le lendemain de l’incendie de Notre-Dame de Paris, Emmanuel Macron n’avait pas hésité à évoquer « cette cathédrale qui est celle de tout un peuple et de son histoire millénaire ». Car Notre-Dame a beau être un joyau du catholicisme, elle appartient aussi à tous les Français, protestants, juifs, musulmans, agnostiques et athées compris.
De la même manière, il n’y a rien d’incongru à ce qu’un premier ministre québécois se félicite à Pâques du fait que le catholicisme ait « engendré chez nous une culture de la solidarité qui nous distingue à l’échelle continentale ». L’affirmation est d’autant plus justifiée qu’elle n’est pas une simple fanfaronnade. Il s’agit d’une thèse parfaitement fondée reprise par quelques-uns des meilleurs esprits de notre temps.
Qui peut nier que le Québec se distingue en Amérique du Nord par ses mesures sociales ? Du système de garderies à l’assurance médicaments, en passant par les congés parentaux, cela crève les yeux. Sur un continent principalement protestant, le contraste est frappant.
Que cela nous vienne en partie de notre héritage catholique, c’est probablement ce qu’aurait dit l’un des fondateurs de la sociologie moderne, Max Weber. Dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, il affirme que le protestantisme a pour ainsi dire huilé les mécanismes du capitalisme naissant, d’où sa réussite fulgurante dans les pays de la Réforme. Contrairement à celle des catholiques, l’éthique protestante valorisait le travail, une forme d’« ascétisme rationnel » et l’individualisme.
Pour Luther et Calvin, le croyant est seul face à Dieu, comme le prolétaire est nu devant le Capital. Le salut étant la seule décision de Dieu, la vie matérielle se trouve ainsi dissociée de la vie spirituelle. Sans pour autant rejeter la charité, Luther ne se gênera pas pour dénigrer les « bonnes oeuvres » de ceux qui pensent ainsi gagner leur ciel. Ajoutons que, pour Adam Smith, « la main invisible » du libéralisme économique a remplacé celle du riche qui donnait au pauvre.
Au contraire, chez les catholiques perdureront en partie les vieilles moeurs paysannes et aristocratiques, et ce que Weber appelle « l’éthique religieuse de la fraternité ». Alors que le monde catholique demeurera généralement plus rétif aux valeurs du capitalisme, il verra dans la charité un accomplissement de la parole de Dieu.
Bien sûr, la religion n’explique pas tout. Il faudrait évoquer la tradition du droit romain, opposé à la common law, et le fait que le Québec est une petite nation à l’esprit collectif, comme les pays scandinaves, où triompha la social-démocratie. Une nation d’autant plus tissée serrée qu’elle est privée de sa liberté et qu’elle n’a survécu après la Conquête que grâce à une solidarité exemplaire. Une solidarité largement organisée par l’Église, dont un grand nombre de fonctions seront, dans les années 1960, reportées sur l’État.
Est-ce un hasard si, comme le Québec en Amérique du Nord, celle qui fut la fille aînée de l’Église est aujourd’hui en Europe la championne des mesures sociales ? Avec 0,8 % de la population et 3 % du PIB mondial, elle représente environ 5 % de la dépense sociale mondiale.
Parions qu’à la différence de François Legault, Emmanuel Macron n’aurait pas suscité une telle pluie de sarcasmes s’il avait tenu les mêmes propos. Comme s’il n’y avait rien de plus urgent au pays de Marie de l’Incarnation que de tirer sur les ambulances. Un signe évident que, 60 ans après avoir cru terrasser le dragon, rien n’est réglé dans nos rapports avec la religion.