Produire avant de redistribuer. Combien de temps?

Le «modèle québécois»



On a beaucoup parlé de productivité ces derniers temps. Même la nouvelle chef du Parti québécois, pourtant associée à sa frange social-démocrate, s'y est mise récemment, notant qu'avant de distribuer la richesse, il faut la créer. Il n'en reste pas moins qu'au bout du compte, l'objectif qui sous-tend toute politique de croissance ne devrait pas être simplement de produire toujours plus mais bien d'accroître la consommation de produits et services du plus grand nombre. À l'injonction selon laquelle il faut attendre de produire avant de distribuer, on est donc tenté de répliquer: pendant combien de temps?

La réponse n'est pas évidente. En 30 ans, de 1975 à 2005, alors que le PIB réel par habitant a crû de 72 % et que la productivité moyenne des travailleurs a augmenté de 51 %, le salaire horaire réel moyen au Canada est demeuré virtuellement inchangé (voir Rising Profit Shares, Falling Wage Shares, disponible sur le site du Centre canadien de politiques alternatives -- www.policyalternatives.ca --, comme les autres statistiques citées). La situation au Québec est similaire alors que le salaire horaire réel moyen a augmenté d'un grand total de 0,06 % entre 1991 et 2005. En d'autres termes, bien qu'ils soient devenus beaucoup plus productifs, les travailleurs n'ont, en moyenne, reçu aucun des fruits de la création de richesse des 30 dernières années.
Pendant ce temps, la part du PIB allant aux entreprises sous forme de profit a grimpé graduellement, atteignant maintenant des sommets historiques. Corollaire évident, la part allant aux travailleurs est au plus bas depuis 1961, le plus loin que remontent les statistiques à ce sujet. Quelqu'un, donc, profite bien de la croissance économique et de l'augmentation de la productivité, mais ce ne sont pas les travailleurs.
Et les pertes financières sont élevées. Si le salaire moyen avait suivi la croissance de la productivité de 1991 à 2005, les travailleurs, au bout du compte, auraient gagné en moyenne 10 000 $ de plus par année.
Est-ce si déraisonnable de vouloir faire correspondre l'évolution du salaire moyen à celui de la productivité? C'est plus ou moins ce qui est advenu pendant les années 60 et au début des années 70, période où salaires et production augmentaient de pair, ce qui n'a pas empêché l'économie de croître beaucoup plus rapidement pendant cette période que pendant les trois décennies allant de 1975 à 2005. Augmentation des salaires et croissance économique ne sont donc pas contradictoires, au contraire; l'augmentation du pouvoir d'achat contribue à créer une demande qui favorise ensuite une progression de la production.
Si la moyenne stagne, on peut s'attendre à ce que certains voient leurs conditions s'améliorer alors que d'autres voient les leurs se détériorer. C'est en effet ce qui arrive en ce moment. Les individus travaillant dans des secteurs où les salaires sont plus élevés que la moyenne générale ont vu leur rémunération augmenter alors que ceux qui sont en bas de l'échelle ont vu la leur diminuer. Et tout au bas de l'échelle, le salaire minimum provincial moyen est passé de 9,14 $ à 7,32 $ l'heure de 1976 à 2006 en dollars de 2005. On comprend d'ailleurs mal, dans ce dernier cas, les hauts cris qui sont poussés à chaque suggestion d'une augmentation dudit salaire: n'est-on vraiment pas capable, en 2007, de payer un salaire minimum supérieur à celui qu'on payait il y a plus de 30 ans, malgré toute la croissance économique?
Poser ce genre de question, c'est y répondre; ce n'est pas un problème de moyen mais bien de volonté. Si les travailleurs reçoivent une part décroissante des fruits de leur labeur alors même qu'ils deviennent de plus en plus productifs, on en vient à se demander sur quel pacte implicite repose notre société. Attend-on des travailleurs qu'ils redoublent d'ardeur pour faire augmenter la production nationale de biens et de services sans qu'on leur donne rien de plus en retour?
C'est pourtant ce que recommandent ceux qui disent qu'il faut créer de la richesse avant de la distribuer. Mais 30 ans de ce régime, n'est-ce pas amplement suffisant? Combien de temps encore devront attendre tous les travailleurs pour avoir accès à un peu de ce qu'ils ont contribué à créer à la sueur de leur front?
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Mathieu Dufour, Associé de recherche au Centre canadien de politiques alternatives et professeur adjoint au département d'économie à l'université Dalhousie à Halifax

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