En comparaison du regard amnésique que l'on promène distraitement ces temps-ci sur la scène politique, les années 1830 au Québec présentent une allure nettement plus tonique. L'émeute survenue le lundi 6 novembre 1837 à Montréal en est un bon exemple. Elle marque un tournant décisif dans l'escalade qui entraîne patriotes et constitutionnels, les deux partis adverses, dans le dernier droit avant le déclenchement des hostilités.
Le noeud du litige se rapporte à l'impossibilité d'un consensus en vue de la réforme nécessaire de l'État colonial, compte tenu des exigences contraires des deux partis: Papineau désirant l'extension du principe électif; la toute-puissante Montreal Constitutional Association (MCA) réclamant quant à elle, depuis 15 ans, la suppression pure et simple de la Constitution et l'union forcée du Haut et du Bas-Canada -- origine du régime fédéral actuel -- afin que la minorité anglaise ne soit plus jamais soumise à « la condition dégradante de sujets d'une république canadienne-française » (Montreal Courier, 22 mars 1836). Tout le reste était à l'avenant, l'annexion aux États-Unis comprise.
Pour atteindre son objectif, la MCA se devait naturellement de décapiter en passant les têtes dirigeantes du parti patriote.
De la casse
Les débordements plus ou moins imprévus survenus le 6 novembre se sont déroulés dans un quadrilatère assez restreint: de l'actuelle rue René-Lévesque jusqu'au fleuve et, d'est en ouest, de Berri à Saint-Laurent. Et il y a eu pas mal de casse: batailles rangées à coups de poignards, de manches de hache et de bâtons cloutés, vandalisme (notamment sur les presses du Vindicator, un journal anglophone en faveur du parti de la majorité), intrusion de domicile, tirs à la carabine, etc. Certains comme T. S. Brown et de Lorimier en garderont des séquelles pour le reste de leurs jours. Les magistrats auront recours à l'armée pour calmer le jeu.
Le fait majeur de cette journée est que, pour la première fois, à Montréal, bastion du parti de la minorité, de jeunes et fougueux partisans de la majorité ont démontré une capacité d'action collective concertée exigeant courage et discipline.
Il faut prendre au sérieux l'inquiétude et le découragement dans les rangs loyaux. Les dirigeants de la MCA se sont sûrement dit que, tout compte fait, s'ils laissaient le temps à 15 000 autres supporters de Papineau, dans les comtés populeux qui enserrent l'île, de s'armer et recevoir une formation adéquate, il n'est pas sûr qu'advenant la collision des forces, la balance penche en leur faveur.
La résistance de Gosford
L'autre fait décisif se rapporte au bras de fer que se livrent Colborne et le gouvernement Gosford, qui passe à tort pour un libéral mou dépassé par les événements. Jusqu'au bout, se conformant aux ordres stricts de Londres voulant qu'en l'absence de guerre extérieure ou d'insurrection ouverte aucun civil ne devait être armé, Gosford refusera d'accorder l'autorisation légale de s'armer aux 4000 civils disponibles à Montréal et aux 9000 autres disséminés dans les hameaux loyalistes du district.
De plus, selon J. S. McCord, un des acteurs clés du drame qui se joue (Kaldwell, Departement of Rare Books, Université McGill, ms 255), il aurait tenté de lancer contre les dirigeants de la MCA une proclamation pour menées séditieuses. Ce point, à ce que je sache, n'a jamais été relevé, ni établi.
En mai 1838, McCord se plaindra amèrement que Gosford parlait encore de paix au moment où «la trahison défilait ouvertement dans nos rues [et que] des hommes, s'autoproclamant patriotes, avaient l'autorisation, en plein jour, de faire des exercices militaires et s'organiser dans le but explicite de renverser tout ce que nous tenons pour sacré, tandis que [le gouverneur] non seulement rejetait du revers de la main l'offre de loyaux services soumise avec empressement par nos concitoyens à l'heure du danger, mais, en plus, a cherché à écraser leur énergie en lançant contre eux une Proclamation, comme si l'offre de défendre notre pays était un acte de trahison» (Kaldwell, op. cit.; ma traduction).
Affinités électives
Confronté au refus obstiné de Gosford et de l'exécutif, le lieutenant général Colborne n'a eu d'autre choix que de se placer lui-même en position de désobéissance civile et de recourir, moyennant l'appui indéfectible des milieux juridique et financier de Montréal, à un putsch (le terme convenu dans le langage diplomatique de l'époque est «assumption »), grâce auquel, s'étant approprié d'office tous les pouvoirs dans le district de Montréal, il a ordonné, selon la procédure habituelle en Angleterre, la mise sur pied immédiate et l'armement des brigades de miliciens, la délivrance de mandats d'arrestation pour «haute trahison» contre les principaux chefs de la majorité et le déploiement des forces armées en vue d'écraser la résistance populaire anticipée.
S'il ne s'est pas agi de conspiration, on sent néanmoins se déployer dans l'ombre, sous «l'arcane sacré de l'incognito», le jeu d'affinités électives très étroites: tout le gratin de la MCA, le milieu des banquiers et du commerce international, le haut commandement de l'armée et les magistrats en vue se rencontraient, en effet, sur une base régulière, dans les loges maçonniques incorporées aux régiments ou dans des loges civiles, comme la prestigieuse loge St. Paul fondée à Montréal en 1770.
E. P. Thompson résume toute l'affaire: «Pensant qu'une insurrection était inévitable, ils choisirent d'agir de manière à pouvoir l'utiliser pour exercer une répression sanglante et un châtiment exemplaire qui réduiraient au silence une fois pour toutes la formidable révolte qui couvait dans les "basses classes"» (La Formation de la classe ouvrière anglaise, 1988, 602).
Dans la semaine qui suit l'émeute, espérant prendre de court la résistance populaire qui s'organise, le procureur général Ogden rédige ainsi les fameux mandats d'arrestation -- mascarade légale qui ne tiendrait pas deux minutes devant un tribunal civil, comme le prétendra tranquillement D.-B. Viger lors de son incarcération. Ogden enregistre par la suite des dépositions assermentées, soudoyant au besoin ceux qui s'y montrent peu enclins. L'armée dispose justement d'une petite caisse à cet effet.
La chasse aux sorcières est alors officiellement lancée. Le 15, un corps de cavalerie est levé à la hâte en vue des opérations projetées dans les comtés chauds autour de Montréal. McCord en assure le commandement. Il ne recevra son affectation des mains de Colborne, rétroactive au 25 novembre 1837, que le 20 mars suivant... Le lendemain, le défunt British Rifles Corps, dissous par Gosford, est réactivé en moins d'une heure! Toutes les pièces de la MCA sont en place. Action.
C'est en janvier 1838 enfin, à la suite des démarches de deux membres éminents de la MCA dépêchés entre-temps à Westminster, George Moffatt et William Badgley, que sera mis en sommeil pour 30 ans le Parlement à Québec, réquisitionné par l'armée durant les troubles. De Londres, La Fontaine, un des pères fondateurs du Parti libéral du Canada, dénoncera ce «plan de tyrannie». C'était en février 1838, avant son recyclage, au moment où ne s'étaient pas encore tout à fait « dissipées les fumées des vaines et héroïques rébellions » (Fernand Dumont, 1996). [...]
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François Deschamps, Montréal
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