1. Suite au déclin et à la disparition du Bloc socialiste en Europe de l’Est à la fin du siècle dernier, une nouvelle vision géopolitique du monde basée sur une nouvelle approche est devenue une nécessité. Mais l’inertie de la pensée politique et le manque d’imagination historique chez les élites politiques de l’Occident victorieux a conduit à une option simpliste : les bases conceptuelles de la démocratie occidentale, une société d’économie de marché, et la domination stratégique des États-Unis à l’échelle mondiale sont devenues les seules solutions à tous les défis émergents et le modèle universel qui devrait être impérativement accepté par toute l’humanité.
2. Cette nouvelle réalité émerge devant nos yeux – la réalité d’un monde organisé entièrement par le paradigme américain. Un think tank néoconservateur influent des États-Unis modernes s’y réfère ouvertement par un terme plus approprié – « l’Empire global » (parfois « l’Empire bienveillant » – Robert Kagan). Cet Empire est unipolaire et concentrique dans sa nature profonde. Au centre, il y a le Nord riche, la communauté atlantique. Tout le reste du monde, – la zone des pays sous-développés ou en développement, considérée comme périphérique – est censé suivre la même direction et le même cours que les pays du coeur de l’Occident bien avant eux.
3. Dans une telle vision unipolaire, l’Europe est considérée comme la banlieue de l’Amérique (capitale du monde), et comme une tête de pont de l’Occident américain vers le grand continent eurasien. L’Europe est vue comme une simple partie du Nord riche, non pas comme un preneur de décision, mais comme un associé junior sans intérêts propres et sans caractéristique spécifique. L’Europe, dans un tel projet, est perçue comme un objet et non comme un sujet, comme une entité géopolitique privée d’une identité et d’une volonté autonomes, comme d’une souveraineté véritable et reconnue. L’essentiel de la spécificité de l’héritage culturel, politique, idéologique et géopolitique européen est pensé comme appartenant au passé : tout ce qui a été autrefois estimé comme utile a déjà été intégré dans le projet de l’Occident global ; ce qui reste est disqualifié comme non pertinent. Dans un tel contexte, l’Europe se trouve géopolitiquement privée de son être propre et indépendant. Se trouvant voisine, sur le plan géographique, de régions et de civilisations non-européennes, l’Europe peut alors facilement perdre sa forme culturelle et politique.
4. Dans tous les cas, la démocratie libérale et la théorie du libre-échange ne représentent qu’une partie de l’héritage historique européen et il y a eu d’autres options proposées et d’autres solutions traitées par les grands penseurs, scientifiques, politiciens, idéologues et artistes européens. L’identité de l’Europe est bien plus vaste et profonde que quelques fast-foods idéologiques américains simplistes du complexe de l’Empire global – avec son mélange caricatural d’ultralibéralisme, d’idéologie du marché libre et de démocratie quantitative. À l’époque de la guerre froide, l’unité du monde occidental (sur les deux rives de l’Atlantique) avait comme base plus ou moins solide la défense mutuelle de valeurs communes. Mais à présent ce défi n’a plus aucune actualité, l’ancienne rhétorique ne marche plus. Elle devrait être révisée et de nouveaux arguments fournis. Cela fait longtemps qu’il n’y a plus d’ennemi commun, clair et réaliste. La base positive pour un monde occidental uni à l’avenir est presque totalement absente. Le choix social des pays et des États européens est en contradiction complète avec l’option ultralibérale anglo-saxonne (aujourd’hui américaine).
5. L’Europe actuelle possède ses propres intérêts stratégiques qui diffèrent substantiellement des intérêts américains ainsi que de l’approche du projet de l’Occident global. L’Europe possède son tropisme particulier envers ses voisins du sud et de l’est. Dans certains cas, l’intérêt économique, les solutions énergétiques et la défense commune ne coïncident pas du tout avec ceux de l’Amérique.
6. Ces considérations générales nous mènent, nous, intellectuels européens profondément concernés par le destin de notre patrie culturelle et historique, l’Europe, à la conclusion que nous avons grandement besoin d’une vision alternative du monde à venir, où la place, le rôle et la mission de l’Europe et de la civilisation européenne seraient différentes, plus grandes, meilleures et plus sûres que dans le cadre du projet de l’Empire global avec ses caractéristiques impériales par trop évidentes.
7. La seule alternative faisable dans les circonstances présentes est à ancrer dans le contexte d’un monde multipolaire. La multipolarité peut garantir à n’importe quel pays et civilisation sur la planète le droit et la liberté de développer son propre potentiel, d’organiser sa propre réalité interne en accord avec l’identité spécifique de sa culture et de son peuple, ainsi que de proposer une base fiable de relations internationales justes et équilibrées dans le concert des nations du monde. La multipolarité devrait être fondée sur un principe d’équité entre les différentes sortes d’organisations politiques, sociales et économiques de ces nations et États. Le progrès technologique et l’ouverture croissante des pays devrait promouvoir la prospérité de tous les peuples et nations et un dialogue entre eux. Mais dans le même temps, ne pas mettre en danger leurs identités respectives. Les différences entre les civilisations n’ont pas à culminer nécessairement dans un inévitable choc – contrairement à la logique simpliste de quelques écrivains américains. Le dialogue, ou plutôt le « polylogue », est une possibilité réaliste et faisable que nous devrions tous poursuivre à cet égard.
8. En ce qui concerne directement l’Europe, et par contraste avec d’autres plans pour la création de quelque chose de « grand » dans le vieux sens impérialiste du terme – que ce soit le Projet pour un Grand Moyen-Orient ou le programme pan-nationaliste pour une Grande
Russie ou une Grande Chine – nous proposons, comme concrétisation de l’approche multipolaire, une vision équilibrée et ouverte de la Grande Europe comme nouveau concept pour le futur développement de notre civilisation dans ses dimensions stratégiques, sociales, culturelles, économique et géopolitiques.
9. La Grande Europe consiste dans le territoire contenu à l’intérieur des frontières qui coïncident avec les limites d’une civilisation. Ce genre de frontière est quelque chose de complètement nouveau, comme l’est le concept de l’État-civilisation. La nature de ces frontières suppose une transition graduelle – non pas une ligne abrupte. Cette Grande Europe devrait donc être ouverte à des interactions avec ses voisins à l’ouest, à l’est ou au sud.
10. Une Grande Europe dans le contexte général d’un monde multipolaire est conçue comme entourée par d’autres grands territoires, appuyant leurs unités respectives sur l’affinité des civilisations. Nous pouvons ainsi postuler l’apparition éventuelle d’une Grande Amérique du nord, d’une Grande Eurasie, d’une Grande Asie pacifique et, dans un avenir plus distant, d’une Grande Amérique du sud et d’une Grande Afrique. Aucun pays – hormis les États-Unis – en l’état actuel des choses, n’a les moyens de défendre sa vraie souveraineté, en ne comptant que sur ses propres ressources internes. Aucun ne peut être considéré comme un pôle autonome capable de contrebalancer la puissance atlantiste. La multipolarité réclame un processus d’intégration à large échelle. On pourrait l’appeler « une chaîne de globalisations » – mais une globalisation sans limites concrètes – coïncidant avec les frontières approximatives de civilisations variées.133
11. Nous imaginons cette Grande Europe comme une puissance géopolitique souveraine, avec sa propre identité culturelle forte, avec ses propres options sociales et politiques – basées sur les principes de la tradition démocratique européenne – avec son propre système de défense, incluant les armes atomiques, avec sa propre stratégie énergétique et d’accès aux ressources minérales, élaborant ses choix de paix ou de guerre avec d’autres pays ou civilisations en toute indépendance – tout ceci appuyé sur une volonté européenne commune et un processus démocratique dans la prise de décision.
12. Dans le but de promouvoir notre projet de Grande Europe et le concept de multipolarité, nous en appelons aux différentes forces dans les pays européens, ainsi qu’aux Russes, aux Américains, aux Asiatiques, à soutenir activement notre initiative au-delà de leurs options politiques, de leurs différences culturelles et de leurs choix religieux, à créer dans chaque place ou région des Comités pour une Grande Europe ou d’autres genres d’organisations partageant l’approche multipolaire, rejetant l’unipolarité, le danger croissant de l’impérialisme américain, et développant un concept similaire pour les autres civilisations. Si nous travaillons ensemble, affirmant avec force nos identités différentes, nous serons en mesure de fonder un monde meilleur, équilibré et juste, un Monde plus Grand où n’importe quelle forme digne de culture, de société, de foi, de tradition et de créativité humaine trouvera sa place adéquate et accordée.
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