L’auteur est député du Bloc Québécois
À Ottawa, le désir de centraliser les pouvoirs s’observe tant dans les projets de loi que dans les discours des élus libéraux, conservateurs et néodémocrates. Les rôles du Québec et des provinces dans le régime fédéral sont perçus de haut, méprisés et on voit ces gouvernements comme des sous-traitants qui doivent exécuter les ordres décidés en haut lieu.
Désormais, même les conservateurs flirtent avec les normes en santé, Poilièvre ayant expliqué à Patrice Roy que les siennes seraient différentes de celles de Trudeau. L’assurance dentaire pour enfants n’a aucunement été arrimée au régime québécois, ou à ceux des autres provinces qui en ont un. On a préféré simplement dédoubler le programme.
Legault en a pris pour son rhume lorsqu’il a constaté que ses homologues acceptaient l’entente à rabais sur la santé et compris que les conservateurs n’offriraient rien de plus. Son score magistral à la dernière campagne électorale n’a rien changé face au gouvernement minoritaire d’un Trudeau essoufflé. Le déséquilibre fiscal va persister.
La protection du français et la laïcité au Québec font rouspéter Ottawa et Trudeau a multiplié les déclarations où il dit vouloir limiter la clause dérogatoire. Le NPD et son élu du Québec sont en accord avec le premier ministre, la loi spéciale de Ford en Ontario, qu’il a finalement retirée, ayant renforcé la vision selon laquelle papa Ottawa doit protéger son peuple de ses gouvernements de province.
C’est dans ce contexte que le Bloc Québécois a présenté une motion à la Chambre des communes qui rappelle au gouvernement «qu’il revient au Québec et aux provinces de décider seuls de l’utilisation de la disposition de dérogation». La motion ne fait que reconnaître un fait, puisque la Cour suprême a déjà jugé que la disposition de dérogation était inconditionnellement valide. C’était en 1988 dans l’arrêt Ford. Or, tant les libéraux que les néodémocrates ont choisi de voter contre. Les conservateurs ont voté pour, mais ont été incapables de se justifier par la suite devant les médias. Encore une fois, ça donne une bonne idée de la vision centralisatrice qui prévaut à Ottawa et de l’autonomie qu’on veut laisser aux nations minoritaires.
Un peu d’histoire
Le texte de la Constitution de 1982 a été adopté par le fédéral et les neuf provinces du Canada anglais en excluant le Québec. Jamais le Québec ne l’a ratifié. Nous y sommes soumis malgré nous.
Durant ces négociations, une disposition de dérogation a été incluse à la Charte, afin de rallier l’Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba. Cette clause s’inscrit dans la continuité de ce qui existait avant son adoption. L’ancêtre de la Charte canadienne, la Déclaration canadienne des droits sanctionnée en 1960, comporte aussi une disposition de dérogation qui s’applique indéfiniment, sans nécessiter de renouvellement. Même chose pour les chartes des droits du Québec, de la Saskatchewan et de l’Alberta, qui sont toutes antérieures à la Charte canadienne.
Donc, depuis 1982, le Québec est tenu de respecter la Charte même s’il n’y a jamais adhéré. Nous sommes soumis aux lois adoptées par le Canada anglais, interprétées par des juges nommés par le gouvernement fédéral. C’est exactement le contraire du principe d’autodétermination.
La nation québécoise est minoritaire au Canada. C’est uniquement parce qu’elle a obtenu une certaine dose d’autonomie qu’elle a accepté d’y adhérer en 1867. Alors que John A. McDonald souhaitait une union législative où les provinces seraient soumises à l’autorité du fédéral, la classe politique québécoise y était unanimement opposée. Le compromis a été le modèle fédéral avec deux ordres de gouvernement égaux et aussi souverains l’un que l’autre, mais pas dans les mêmes domaines.
Le théoricien du multiculturalisme Will Kymlicka, qui reconnaît d’emblée que ce modèle ne convient pas à une nation minoritaire comme le Québec, l’affirme en ces termes : « Si le Québec ne s’était pas fait garantir les pouvoirs substantiels qu’il s’est vu conférer, et donc la protection contre le fait de se voir imposer les décisions de la majorité canadienne-anglaise, il est certain qu’il n’aurait jamais joint la fédération canadienne ou aurait fait sécession peu longtemps après. » Dit autrement, la souveraineté de notre assemblée nationale dans ses domaines de compétence est non-négociable.
Or, comme le souligne Benoît Pelletier, professeur à l’université d’Ottawa et ancien ministre des Affaires intergouvernementales sous Jean Charest : « Un des principaux dangers qui guettent le Québec, comme toutes les autres minorités nationales à travers le monde, est l’effet uniformisateur des tribunaux. Le recours à la disposition de dérogation a permis par le passé de lutter contre cette tendance universaliste et de faire valoir des droits collectifs qui sont nécessaires pour préserver les cultures minoritaires, mais qui ne sont néanmoins pas explicitement reconnus dans la Charte canadienne. Il s’agit d’une tâche que la disposition de dérogation se doit de continuer à accomplir. »
C’est pourquoi l’idée de vouloir limiter la clause est « une attaque en règle contre le Québec », comme le dit le premier ministre Legault. Elle remet en cause le principe même de notre existence comme communauté nationale distincte.
Des exemples de dérogation
Selon le dénombrement effectué par le professeur de droit à l’Université de Sherbrooke, Guillaume Rousseau, l’Assemblée nationale aurait invoqué la disposition de dérogation plus d’une quarantaine de fois.
La clause a, par exemple, été invoquée dans la loi sur la relève agricole. Comme elle offre des avantages aux agriculteurs âgés de moins de 40 ans, elle discrimine en fonction de l’âge, ce que les deux chartes, québécoise et canadienne, interdisent. Pour éviter toute contestation, l’Assemblée nationale y a inscrit une disposition de dérogation.
Même chose pour la Loi sur l’équité en matière d’emploi. Comme elle enjoint le gouvernement de privilégier les personnes issues de communautés sous-représentées, elle discrimine en fonction d’une série de critères que les deux chartes interdisent nommément. L’Assemblée nationale a inscrit la disposition de dérogation puisqu’elle estimait que les modalités de la Loi relevaient d’un choix de société politique et non du jugement des tribunaux.
La clause a aussi été utilisée pour la Cour des petites créances. Innovation juridique québécoise, l’idée derrière sa création est de faciliter l’accès à la justice, y compris pour les personnes moins nanties. Or, pour assurer l’équité entre les parties, peu importe la profondeur de leur portefeuille, elle interdit d’y être représenté par un avocat, ce qui contrevient à un droit garanti par les deux chartes. Jugeant que l’équité devant la justice était plus importante que le droit fondamental de celui qui a les moyens de se payer un avocat, l’Assemblée nationale a choisi d’intégrer une disposition de dérogation dans sa loi constitutive.
Enfin, la loi sur le tribunal de la jeunesse prévoit que pour protéger l’anonymat des enfants, tous les procès sans exception s’y tiennent à huis clos. Or, les chartes garantissent le droit à un procès public. Plutôt que de laisser les juges juger au cas par cas, l’Assemblée nationale a choisi de protéger tous les enfants en introduisant la disposition de dérogation.
Évidemment, le Québec est tout autant légitimé de défendre sa langue et sa conception de la laïcité, arrimées sur ce qui se fait dans les autres sociétés libérales. Sur ce sujet, c’est le Canada, et particulièrement la Cour suprême, qui font bande à part.
Dans toute son histoire, le Canada anglais a cherché à nous imposer sa façon de faire. Sa volonté de limiter le recours à la clause dérogatoire s’inscrit dans cet esprit. On le voit encore aujourd’hui, dès que la menace de la souveraineté du Québec s’essouffle, Ottawa reprend l’offensive, et ce, peu importe le nombre d’élus autonomistes à l’Assemblée nationale.