La souveraineté au Québec est une question qui semble de plus en plus noyée dans le passé. Pourtant, son fondement reste d’actualité, comme une valeur qui transcende les époques et les cultures.
I
Je suis né en Tunisie, sur la rive sud de la méditerranée. De père tunisien et de mère algérienne, deux histoires ont forgé mon identité culturelle.
D’abord, la colonisation.
Lorsqu’on a grandi dans ces pays où des puissances impériales sont venues appliquer leur devoir de civilisation sur les « races inférieures », on porte forcément la marque du colonialisme. Sans pour autant en garder un éternel esprit de revanche.
On connait donc, de manière intuitive, l’humiliation et l’aliénation qui constituent l’état de colonisé. Cet héritage vient avec un savoir spécifique aux peuples indigènes conquis : l’expérience totale de ne pas être maître chez soi.
Le philosophe Albert Memmi, dans son Portrait du colonisé, dit de ce dernier « qu’il n'est plus sujet de l'histoire ; [...] il en subit le poids, souvent plus cruellement que les autres, mais toujours comme objet ».
Cette position d’objet s’imprime dans la société comme une marque indélébile qui se perpétue à travers les générations. Elle fonde, en partie, l’imaginaire collectif.
La deuxième histoire est celle de la lutte de libération. Au même titre que la colonisation, elle édifie l’identité des sociétés du Sud.
Elle affirme que le statut de colonisé est insupportable, que l’absence de maîtrise sur sa terre, sa culture, ses institutions et son histoire est une situation qu’un peuple ne peut pas accepter.
Mon grand-père était parti combattre l’occupant dans les maquis lors de la guerre d’Algérie.
Pour sa future épouse, un quotidien mouvementé se construisait dans la Casbah d’Alger. Les civils cachaient souvent des rebelles en quête d’abri. Quand la police coloniale entrait dans les ruelles blanches, les femmes poussaient des youyous pour alerter les familles qui couvraient un ou une fedayin. Et l’on se pressait pour ensevelir le fugitif sous une trappe ou le faire sortir par une porte dérobée.
Mettre fin à l’exploitation coloniale, c’était combattre pour s’approprier une chose essentielle : la souveraineté.
Les peuples colonisés ne pouvaient sortir de leur position d’objet qu’en devenant souverains.
Les dictatures qui ont suivi l’indépendance ont limité la liberté des nouveaux citoyens. Mais le mal était fait, l’objet était redevenu sujet.
II
En arrivant au Québec, j’ai cru pouvoir en partie m’intégrer à travers ma passion pour la politique. Je me suis intéressé à l’histoire du Québec et j’y ai découvert l’épopée souverainiste.
La Grande Noirceur, la Révolution tranquille, René Levesque, le parti québécois, les référendums.
La lutte d’un peuple qui revendique une particularité qui lui est niée me rappelait à mes origines tout en me liant à ma terre d’adoption. Bien sûr, les vécus ne relèvent pas de la même échelle, mais il y avait une aspiration commune.
Mon désir d’intégration s’est arrêté net lorsque j’ai décidé de partager mon enthousiasme avec les Québécois de mon âge.
Cette question ne suscitait chez eux qu’une profonde indifférence, voire du dédain pour ce qui leur paraissait désormais comme une inclination vers le repli sur soi.
Pour eux, la souveraineté n’est plus en vogue, elle est quétaine. Surtout, elle n’est plus essentielle.
Alex, un ami de l’université m’a dit : « Je m’en crisse comme je me fous de la politique en général ».
Mon collègue François y a mis plus de nuances. Pour lui, la souveraineté était nécessaire à une certaine époque. Aujourd'hui, avec des enjeux comme le changement climatique, les crises migratoires, il faudrait plutôt s’identifier au monde.
« Je pense que les jeunes de notre époque s’identifient plus en termes de génération que de nationalité » m’a-t-il confié.
Chez une très grande partie des immigrants, il n’y a pas non plus d’intérêt pour la souveraineté. Le fameux « vote ethnique » décrié par Parizeau caricature bien cette situation.
La souveraineté a perdu pied au Québec. Le vote du 1er octobre confirmera probablement encore cette tendance.
III
Pourquoi une question si primordiale à la vie des peuples est si aisément mise de côté ?
L’essayiste Jacques Sapir considère dans son ouvrage Souveraineté, Démocratie, Laïcité qu’il ne peut y avoir de libertés individuelles sans liberté collective sur un territoire donné. La souveraineté est, pour lui, la base de cette liberté.
Sans elle, il n’y aurait qu’une forme plus ou moins violente de tyrannie.
C’est pour cela d’ailleurs qu’on ne peut imposer la démocratie de l’extérieur. L’Irak et la Libye ont éprouvé dans leur chair ces tentatives de greffe démocratique.
Au Québec, loin d’être aussi étouffante, l’absence de souveraineté me semble en premier lieu fondée sur l’intégration de la province au système technocapitaliste globalisé.
Cette expression actuelle du capitalisme produit des effets remarquables :
- Une conception de la société, non plus comme ensemble cohésif et structuré autour d’une culture et de valeurs communes, mais plutôt en groupes d’individus vivant sur un même territoire et respectant les mêmes lois.
Ainsi, les aventures politiques et sociales ne s’intéressent plus au devenir du collectif. Au contraire, elles se concentrent sur la valorisation de communautés spécifiques qui finissent inévitablement par s’affronter dans l’arène des revendications.
- L’aspect globalisé du système empêche toute expression d’une singularité nationale.
Comme l’explique Michel Freitag, « la mondialisation est une politique de déréglementation d’inspiration néo-libérale qui vise à abolir tous les obstacles [...] qui peuvent entraver le libre déploiement de la logique du profit, et ceci dans tous les domaines de la vie sociale et à la dimension du monde ».
Cet ordre mondial exige l’uniformisation, voire la standardisation des institutions et des consciences et un refus du concept de limite qui pourrait troubler le cours normal du Capital moderne.
La quête de souveraineté nationale se retrouve donc en complète opposition au système mondial dominant.
- Le confort relatif qu’offre la société technocapitaliste bloque la mise en branle de mouvements populaires consistants.
L’opulence infrastructurelle et technologique et l’empire du divertissement produisent une forme de léthargie sociale qui brouille tout instinct de révolte.
Aussi, le détournement des frustrations populaires vers la consommation marchande plutôt que dans l’arène politique participe fortement à cela.
La politique n’appartient plus au peuple en tant qu’entité active, mais est devenue l’affaire de technocrates. La population est appelée à voter régulièrement, mais elle ne participe pas plus à la vie de la cité.
À ce contexte mondial, et surtout occidental, s’ajoutent les circonstances québécoises. Double statut historique colon/colonisé du Québécois, longue domination libérale, intendance fédérale, division du camp souverainiste, etc.
IV
En Afrique, en Asie, en Amérique latine, la souveraineté est inscrite comme une condition indispensable à la survie des nations.
Cette empreinte souveraine constitue la culture des sociétés qui ont connu le joug colonial. Pourtant, de plus en plus de populations s’accommodent de son absence.
Mes congénères québécois reconnaissent leur spécificité, notamment vis-à-vis des voisins anglophones. Mais peu d'entre eux semblent vouloir agir pour assumer cette singularité.
Le Québec est ma terre d’accueil, et je pensais avoir trouvé dans sa volonté collective une continuité à la mienne.
Pour l’instant, je me trompe.
Il n’en reste pas moins que la pluralité des idées présente ici me permet de faire partie de cette société. Au point de la penser. C’est peut-être là, justement, que réside la clé de mon intégration.
Et puis, les agitations politiques et sociales pourraient soulever à nouveau le rêve d’autodétermination.
Alors ce ne sera pas la fin du monde, juste d’un monde.