La mauvaise conscience de la majorité franco-québécoise

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Vers la République québécoise

Depuis toujours, la démocratie s’est appuyée
sur la règle de la majorité. Dans les
nations modernes, cette règle s’est fixée
presque naturellement, dans la mesure où la
majorité correspondait pour l’essentiel à un
groupe culturel majoritaire préexistant à la
formation politique de la nation. Il ne tient
pas du hasard que la France, l’Angleterre ou
l’Allemagne, par exemple, se soient données
chacune une langue nationale qui reflétait la
prédominance de groupes culturels et linguistiques
qui, parce qu’ils étaient majoritaires
au moment de la formation de la nation,
ont pu imposer non seulement leur
langue, mais aussi une certaine écriture de
l’histoire dans laquelle ces mêmes groupes
célébraient leur épopée. C’est donc sans
complexe que les nations modernes se sont
constituées politiquement autour de cultures
majoritaires.
Est-ce à dire que d’autres collectivités
étaient alors oubliées dans ce grand récit?
Cela signifie-t-il que leur langue et leur culture
aient été étouffées sous le règne d’une
majorité exerçant un genre de monopole
sur la représentation symbolique de la nation
en même temps qu’elle détenait les
instruments du pouvoir? La réponse à cette
question est évidemment oui. C’est la raison
pour laquelle plusieurs nations modernes,
dont le Canada, sont traversées par
une «question nationale» alors que des
groupes minoritaires refusent de s’abolir
dans la majorité nationale. Mais il faut
constater que, jusqu’à tout récemment, le
pouvoir de la majorité a pu s’imposer dans
la plupart des sociétés, parce que cette dominance
était perçue comme légitime.
Depuis une vingtaine d’années, ce
consensus autour de l’idée de majorité
s’est fragilisé. C’est le principe lui-même
qui a d’abord été mis en cause alors que
nos sociétés assument de plus en plus leur
pluralisme constitutif. On peut dire autrement
que ceux que la majorité avait réduits
au silence se révèlent aujourd’hui et demandent
à être entendus. Les luttes qu’ont
menées les suffragettes en faveur du droit
de vote des femmes et les Noirs américains
en faveur de l’égalité sociale au cours
des années 1960 ont peut-être été les éléments
déclencheurs de ce nouveau rapport
à la démocratie.
Ce que révélait la lutte que
menaient ces mouvements, c’était que le
règne de la majorité peut engendrer injustices
et discriminations. À partir de là se
sont multipliés dans la société les groupes
qui pouvaient prétendre eux aussi avoir
subi de la discrimination sur la base de
leur identité particulière. Ainsi en est-il des
revendications à l’égalité provenant de
groupes aussi divers que des regroupements
de personnes handicapées, homosexuelles,
ou encore de minorités religieuses
ou ethniques.
Le principe selon lequel il est légitime
que la majorité puisse représenter l’ensemble de la société et parler au nom de
tous est battu en brèche dans nos sociétés
où chacun souhaite parler en son nom et
faire valoir sa propre identité.
Une nouvelle éthique sociale
s’installe en vertu de laquelle
la société doit reconnaître et
accepter le pluralisme identitaire.
Ceux qui avaient été
sans voix jusque-là, ces oubliés
de la majorité, ou encore ces
victimes d’une conception de
la démocratie selon laquelle la
majorité s’érige en sujet politique
détenant le monopole de
la parole, réclament la reconnaissance
de leurs identités,
certes minoritaires, mais qui
n’en méritent pas moins le respect.
Nous savons que les
chartes de droits québécoise
et canadienne visent justement
la protection de ces minorités
en protégeant leurs droits fondamentaux,
en particulier celui
de ne pas subir de la discrimination
sur la base de leur identité.
Le principe de la majorité a ensuite été
critiqué en tant que règle procédurale. Une
société qui s’ouvre à son pluralisme interne
ne devrait-elle pas également revoir la
manière dont elle discute des enjeux collectifs
et adopte des décisions?
Les divers projets de réforme
du scrutin, les appels en faveur
de la démocratie participative
et la reviviscence de la
société civile sont autant de
signes d’une contestation des
anciennes façons de faire ancrées
dans la définition classique
de la démocratie. Si les
diverses composantes de la société
ont droit de parole, il est
normal que les règles de la délibération
s’ouvrent à la pluralité
et à la participation de chacun,
étant entendu que chacun
voudra s’exprimer par et pour
lui-même.
Nous nous réjouissons pour
la plupart de cette ouverture
de la démocratie aux paroles
minoritaires. Nous avons l’impression
qu’elle trouve là son
prolongement nécessaire et peut-être
même sa véritable signification. Mais il
faut également constater que la plupart des
sociétés modernes contemporaines ont vu
croître un genre de mauvaise conscience
des collectivités majoritaires, alors que
leur est contestée leur prééminence tant
du point de vue de la gouverne
que de celui de l’écriture
de l’histoire. Certes,
c’est un défi théorique autant
qu’un enjeu politique
que d’écrire une histoire nationale.
Que faudra-t-il
conserver de la mémoire
collective et que vaudrait-il
mieux oublier? Qui sera le
sujet de cette histoire? Voilà
autant de questions qui font
que le grand récit collectif
puisse devenir un territoire
de luttes identitaires.
Le
Québec d’aujourd’hui, comme
d’autres sociétés,
cherche à rouvrir les livres
d’histoire de manière à y inclure
la contribution de
ceux, Amérindiens, femmes
ou encore ouvriers, qui en
auraient été exclus. Ainsi et
par exemple, la France, l’Allemagne
et les États-Unis
ont dû revoir l’écriture de
leur histoire nationale sous
la pression de groupes qui
estimaient que leur mémoire
n’y tenait pas la place
qu’elle aurait méritée.
Le
problème réside dans le fait
que la floraison de ces «nouveaux
» sujets de l’histoire
rend de plus en plus compliqué le rassemblement
de la collectivité nationale autour
d’une histoire partagée, ainsi qu’en témoigne
la toute récente réforme de l’enseignement
de l’histoire au secondaire qui
doit, pour se faire consensuelle,
se rabattre sur le projet
d’une éducation à la citoyenneté
à défaut de pouvoir
circonscrire le sujet national
québécois.
Cette mauvaise conscience
se présente de manière particulièrement
paradoxale au
Québec pour un grand
nombre de Québécois qui caressent
l’espoir de la souveraineté
du Québec. Cela implique,
en effet, qu’il faille
rassembler la nation québécoise
en un sujet collectif qui
la représenterait et qui parlerait
en son nom. Or, les Québécois
adhèrent en même
temps, et plus fortement que
bien d’autres sociétés, à un
idéal d’ouverture au pluralisme
et à la différence. Ils veulent
donc à la fois ramasser
leur parcours historique dans
la formation d’une nation politique
fondée sur la culture
et l’histoire franco-québécoises
et s’ouvrir aux attentes
d’un ensemble d’identités réclamant
la reconnaissance de
leur différence.
Que faut-il
entendre sous l’idée de majorité
franco-québécoise? Rassemble-
t-elle uniquement les Canadiens
français de souche? Ces derniers, comme on
le sait, ont intégré de très nombreux individus
provenant d’autres cultures qui, depuis
très longtemps, s’associent au parcours historique
canadien-français. Il ne nous viendrait
pas à l’idée de considérer autrement
les Ryan, Johnson, Kelly et combien
d’autres. Mais il faut aussi considérer comme
partie intégrante de cette majorité ceux,
nombreux, qui pour une raison
ou une autre — la
langue, les affinités culturelles,
l’adhésion aux valeurs
québécoise, etc. — ont pris
en marche le train de l’histoire
québécoise.
Évoquer la
majorité franco-québécoise,
c’est donc désigner le rassemblement
de tous ceux,
Canadiens français de
souche et compagnons de
route, qui se sentent appartenir
au Québec non pas seulement
du point de vue des
droits que procure la citoyenneté,
mais de celui de
ce sentiment collectif qui
rend solidaire d’une aventure
commune.
Tout en souscrivant à cette
conception de la démocratie
faite d’ouverture aux minorités
et de reconnaissance des
multiples identités, la première
chose à faire pour la majorité
franco-québécoise consiste
dans le fait de s’assumer en
tant que majorité. Une société,
quelle qu’elle soit, ne peut
se construire et aller de
l’avant sans être portée par
une volonté issue de la majorité
constituée en sujet politique.
La Révolution tranquille n’aurait pas été
possible sans l’élan que lui procurait le réveil
national des Québécois. De la même façon,
l’avenir du Québec, dans le contexte de la
mondialisation et de l’interdépendance dans
laquelle se joue aujourd’hui le
destin des nations, dépend de
sa capacité à se rassembler
en un sujet politique capable
de parler au nom du Québec.
Pour cela, il faudra que les
Québécois consentent à eux-mêmes.
Il leur faudra se tourner
vers leur histoire, y reconnaître
un parcours et assumer
sans mauvaise
conscience le désir de le prolonger.
Ce parcours demeure
pour l’essentiel celui de la majorité
franco-québécoise. Elle
peut légitimement vouloir
qu’elle soit la trame de fond
du Québec à venir.
Il est certain que cela signifie
tensions et conflits.
Mais là encore, nous ne devrions
pas nous inquiéter
outre mesure du fait que
vivre en société supposera
toujours luttes et dissensions.
La majorité franco-québécoise
a, par ailleurs,
largement démontré sa capacité
à aménager ces
conflits de manière à respecter
le projet démocratique
au coeur des sociétés
d’aujourd’hui.
Jacques Beauchemin
Professeur, département de sociologie,
Université du Québec à Montréal


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