Me François Côté, Avocat
Allocution prononcée à l'occasion du 21e Souper commémoratif du RPS à la mémoire des Patriotes
Montréal, le 15 février 2020
Mes très chers amis,
Cette année, le thème de ce grand rassemblement annuel est « La laïcité : geste d'affirmation nationale ». Ce titre n'aurait su être plus à propos, ni plus d'actualité. Vraiment, la lutte nationale pour la laïcité et notre émancipation collective de la religion dans notre espace civique – spécifiquement dans son aspect normatif, juridique, légal, j'y reviendrai – est, disons-le franchement, le combat de notre génération et nous en sommes aujourd'hui en plein cœur. Si nous honorons notamment ce soir Mme Louise Mailloux, un véritable pilier moderne de la laïcité québécoise et lui décernons les honneurs et la reconnaissance qu'elle mérite plus qu'amplement pour son engagement vital et au-delà de l'honorable, cet enjeu, ce combat, il n'est pas que celui d'une seule, ni même de quelques-uns, mais le nôtre à tous, celui de chacun d'entre vous présents ici, celui de nos parents, de nos pairs et de nos enfants, celui des millions de Québécois sur notre sol en quête d'oxygène social. Oui, ce combat que nous menons pour la laïcité se révèle en vérité inextricablement lié à notre destiné collective et à notre avenir, à notre existence même en tant que nation, et s'inscrit dans la continuité naturelle de notre parcours historique en tant que société comme parachèvement d'une œuvre sociale émancipatrice de grande envergure face au pouvoir de la religion remontant, au moins, jusqu'à la Révolution tranquille.
« Maîtres chez nous » proposait le Parti libéral de Jean Lesage aux premiers jours des années 1960, alors que le Québec sortait du règne duplessiste et que s'installait un vent de profonds changements sociaux ayant pour thème l'autodétermination nationale du peuple québécois. Nous ne sommes pas piégés par le sort, nous ne sommes pas que nés pour un petit pain. Quelques années plus tard, la larme de fierté à l’œil, René Lévesque complétera en ajoutant que nous sommes « quelque chose comme un grand peuple ».
La Révolution tranquille, fondement social du Québec moderne, se voulait la matérialisation d'une aspiration collective longtemps présente, mais longtemps étouffée, dans le cœur du peuple québécois : celle de la réappropriation des outils nécessaires au contrôle de notre destiné et à la préservation de notre existence en tant que société distincte au Canada et en Amérique du Nord.
Parmi les grandes réformes instituées dans cette période s'en trouve une, d'importance capitale, probablement la plus importance du 20e siècle au Québec : celle de l'émancipation individuelle et collective de la société québécoise par rapport à la mainmise de la religion.
Nous avons alors formellement rejeté l'idée de l'essentialisme religieux identitaire – soit le fait de considérer que la religion s'impose à la personne, hors de tout choix, hors de toute volonté, comme une réalité intrinsèque telle l'âge, le sexe ou l'origine ethnique, qui définit et subjugue l'individu dans son essence même et sur laquelle nous n'avons aucune emprise – et formellement déclaré que la religion est une affaire purement privée sujette au choix de chacun. Et comme la religion est alors un choix, un exercice de volonté, elle ne saurait être invoquée pour imposer des règles qui puissent passer devant la volonté individuelle et le droit.
Pendant trop longtemps, presque deux siècles, sous la veillance de l'Église catholique, une part dominante du discours public avait fait de l'appartenance religieuse une donnée essentielle et déterminante de l'essence même de la définition de l'identité canadienne-française. Un Canadien-français se définissait, comme individu, comme citoyen, par son appartenance à la communauté catholique – pas exclusivement, mais c'était incontournable – et le catholicisme était présent partout : de l'école à la chambre à coucher en passant par les politiques nationales et jusque dans les marges et entre les mots du Code civil du Bas-Canada. Et ce n'était pas un choix; la volonté n'avait rien à voir là-dedans. On naît catholique, on vit catholique, on fait des bébés catholiques et on meurt catholique; et toute déviation de ce modèle, honteux tabou, vous rapprochait dangereusement des flammes de l'enfer : sentence suprême pour l'âme éternelle, beaucoup plus moralement impérieuse que les éphémères affaires des hommes et du droit.
Si, historiquement, au lendemain de la Conquête et plus encore après la répression politique ayant suivi la Rébellion de 1837-1838, la situation avait pu jadis se justifier et représenter véritablement le mode de vie d'une société croyante, rurale, peu éduquée et dépossédée de leviers politico-économiques au 19e et au début du 20e siècle, elle n'était plus dans les années 1960 en phase avec un monde moderne auquel un Québec, de plus en plus urbanisé, prospère, éduqué, aspirait à faire partie, mais auquel le conservatisme religieux s'opposait bec et ongles. L'Église, jadis outil de rattachement essentiel (et dont, rendons à César ce qui lui est dû, on ne saurait nier les contributions sociales historiques), s'était au fil du temps non seulement crispée, attachée à son influence et ses pouvoirs, mais aussi largement infiltrée dans les engrenages sociaux et politiques jusqu'à en devenir comme une ombre permanente murmurant quoi penser et quoi faire de manière omniprésente, jusque dans les cercles de pouvoir de l'État.
Avec la Révolution tranquille et sa quête d'émancipation, nous avons collectivement rejeté la prégnance de la religion comme définition identitaire suprême et comme pouvoir normatif. C'était une condition essentielle à la réappropriation de notre pouvoir d'autodétermination et de notre capacité, tant sociale qu'individuelle, de définir notre destinée non pas par fatalité imposée, mais bien par choix.
Désormais, scellera-t-on comme fondement profond du contrat social québécois moderne, la religion de chacun est une affaire digne de respect, certes, mais une affaire privée relevant du libre choix. Elle ne subjugue pas l'individu, elle ne paramètre pas sa liberté, et en aucun cas, plus jamais, elle ne devrait avoir de pouvoir dans la chose politique et juridique.
Rapidement, nous avons laïcisé les institutions publiques – au premier chef nos écoles – puis avons entrepris de modifier notre droit (au travers du processus de réforme du Code civil déjà en cours de route à l'époque) pour en expurger les normes de droit catholiques – particulièrement par la laïcisation du droit de la famille et l'émancipation juridique de la femme de la puissance du mari. Nous avons brisé le tabou du divorce et proclamé – en opposition au modèle religieux – l'autonomie et l'égalité des conjoints dans les relations conjugales.
Ainsi, déclarions-nous, plus jamais la religion ne devrait s'imposer, plus jamais ne devrait-elle invoquée d'une manière qui s'apparente de près ou de loin au pouvoir et au droit. Chose purement personnelle, relevant de la volonté et du libre arbitre, elle sera confinée au cœur des hommes, mais pas à ses institutions. Nous nous sommes ainsi affranchis de l'Église et du pouvoir normatif de la religion.
Une fois ces premières pierres placées, l'attention politique se tournera ensuite sur l'affirmation du droit linguistique et des pouvoirs constitutionnels du Québec au sein de la fédération – et le dossier de la religion sera en large partie et pendant longtemps considéré comme « réglé ». À l'époque, durant les années 1960 et 1970, ces accomplissements feront consensus, et aucun besoin politique ni juridique ne viendra saisir nos parlementaires d'une nécessité d'aller plus loin et de consacrer le principe de la laïcité sous forme de loi.
Était-ce une erreur de ne pas avoir accompli cette dernière étape ? Compte tenu du contexte politique et constitutionnel des années 1960 et 1970, pas vraiment : l'Église avait politiquement accepté le nouveau paradigme, la population était fonctionnellement satisfaite – et nous n'avions absolument aucun moyen de savoir, ni même d'imaginer, un retour en force de la religion au Québec des décennies plus tard par la bande du multiculturalisme et des Chartes des droits. Si vous aviez une machine à voyager dans le temps et que vous remontiez en 1964, à l'époque du Rapport Parent, ou en 1975, à l'adoption de la Charte québécoise des droits et libertés (avant qu'elle ne devienne soumise à une Charte canadienne qui n'existait pas encore) et que vous mentionniez une inquiétude à l'idée qu'un jour, un individu puisse invoquer sa religion pour exiger des passe-droits, pour être dispensé de devoir suivre les mêmes règles que tout le monde ou encore pour revendiquer le pouvoir de mobiliser une fonction publique pour faire passer du symbolisme religieux au nom de ses droits individuels, on vous aurait très probablement gentiment dit que votre crainte est à la limite de la paranoïa, que c'était tout simplement inconcevable.
Et ce, pour une bonne raison : parce que tout le modèle culturel et juridique de l'organisation des rapports sociaux et des droits individuels au Québec relève de la tradition juridique civiliste, qui propose une vision fondamentalement distincte de la manière de concevoir la chose juridique et la nature même de la religion en droit que celle de la tradition de common law en vigueur au Canada anglais. Et, avant la Charte canadienne des droits et libertés, une frontière normative étanche assurait l'intégrité de la tradition civiliste dans le droit québécois – en ce que le droit constitutionnel respectait alors clairement la souveraineté parlementaire et le particularisme juridique de chaque province dans ses champs de compétence. Cette reconnaissance de la différence juridique du Québec – de chaque province, en fait – était d'ailleurs au cœur du pacte confédéral de 1867 et est la raison fondamentale pour laquelle le Canada a pu se structurer en fédération. Répétons-le parce que c'est immensément important, le Canada a été façonné au 19e siècle selon le modèle du fédéralisme, avec un gouvernement central et des gouvernements provinciaux égaux en pouvoirs et aux compétences séparées, sous la prémisse que si un gouvernement central est utile pour régir les questions d'intérêt national (comme la guerre et la monnaie), ce sont les gouvernements locaux, provinciaux, qui sont par définition les mieux à même de régir les questions locales d'une manière qui respecte les différences socioculturelles entre les provinces et qui permette à chacune de conserver son identité. Durant les démarches préalables, John A. MacDonald a, historiquement, tenté de mettre en place un modèle étatique unitaire où le gouvernement central aurait exclusivement tous les pouvoirs et où les provinces n'auraient été que de simples entités administratives (comme le seraient aujourd'hui nos municipalités), mais ce modèle a été catégoriquement refusé par presque toutes les futures provinces fondatrices (seule l'Ontario aurait été d'accord). Cette séparation des pouvoirs et la reconnaissance que chaque province constitue un État à part avec sa propre réalité sociale, qui est en elle-même digne d'exister et de perdurer, est au cœur de l'existence même du Canada en tant qu'entité politique. Sans une telle reconnaissance, le Canada n'existerait tout simplement pas.
Forts d'un tel modèle constitutionnel, qui commençait certes à être remis en question pour des considérations essentiellement fiscales et linguistiques, mais pas encore pour des questions fondamentalement liées à la capacité juridique d'une province d'adopter des lois dans ses champs de compétence, les décideurs de l'époque pouvaient, légitimement, estimer avoir sécurisé un acquis.
Mais tout changera en 1982, lorsque Pierre Eliott Trudeau réalisera rien de moins qu'un coup d'État constitutionnel et imposera au Québec, sans son consentement et en dépit de son refus, une Charte canadienne des droits et libertés émasculatrice -je cite René Lévesque- qui écarte le principe de la souveraineté démocratique pour confier aux tribunaux non élus, la Cour suprême du Canada en tête, le pouvoir d'invalider les lois et règles de droit adoptées par l'État au nom des droits fondamentaux qui y sont énoncés.
Pourquoi cela sera-t-il problématique?
Parce que la Charte canadienne a vocation de s'appliquer de manière uniforme à toutes les provinces, sans distinction ancrée dans les particularités locales. Elle assujettit le pouvoir législatif au respect des libertés fondamentales qu'elle énonce -aucun problème jusque là-, mais elle soumet fonctionnellement la définition du contenu de ces droits, de leur nature et de leur portée, à une interprétation harmonisée à la grandeur de la fédération.
Prenons un instant pour apprécier l'importance de ce fait. Quand on parle de droits fondamentaux, on s'exprime toujours par grandes déclarations de principes. Que signifient les mots « liberté d'expression », par exemple? Ces mêmes mots font partie du droit d'une panoplie d'États sur Terre, mais reçoivent selon les cultures et les sociétés une signification fort différente; liberté d'expression ne veut pas dire la même chose, n'emporte pas les mêmes prémisses ni les mêmes cheminements intellectuels pour arriver à un résultat appliqué, selon que l'on soit aux États-Unis, en France, en Angleterre, en Russie, au Brésil, en Arabie Saoudite ou en Chine. Ceci parce que chaque société, pour des raisons historiques et civilisationnelles, a sa propre manière de concevoir les questions de droit et de rapports sociaux, que l'on ne saurait ignorer sans verser dans une dangereuse forme d'impérialisme juridique.
Or, cette différence culturelle et juridique dans la vision du droit, particulièrement importante pour un Québec civiliste au sein d'une fédération partout ailleurs de common law, est à risque d'être fonctionnellement niée par la mise en place d'une structure constitutionnelle qui interprète et applique les droits fondamentaux selon une seule vision, une seule idéologie, à la grandeur de la fédération.
Ceci dit, revenons-en à la religion et à la laïcité. Pourquoi la liberté fondamentale de religion mise de l'avant par la Charte canadienne est-elle aussi problématique au Québec? Pourquoi avons-nous un si grand malaise social face aux accommodements raisonnables, face au fait d'interdire le port d'armes de manière générale à l'école, mais de l'autoriser lorsqu'un élève invoque sa religion? Pourquoi sommes-nous autant choqués par le fait qu'on accorde des congés supplémentaires, des menus spéciaux, des dérogations aux uniformes, des locaux de prière, etc. à certains au nom de la religion en dérogation aux règles que tous les autres doivent suivre? Pourquoi y a-t-il un sentiment d'injustice collectivement vécue au Québec à voir que la Cour suprême autorise un individu à invoquer ses pratiques religieuses pour refuser de suivre un contrat librement consenti, pour prêter serment de citoyenneté, ou encore pour témoigner sans montrer son visage devant une cour de justice criminelle où la liberté d'un accusé est en jeu?
Sans entrer dans les détails, en matière de religion s'opère une différence culturelle profonde entre la conception que l'on s'en fait au Québec civiliste et celle qu'on en propose au Canada anglais de common law : y a-t-il une distinction à effectuer entre les croyances religieuses et les pratiques religieuses?
La « croyance » religieuse se définit comme le fait de croire, en son for intérieur, en la vérité d'une religion. Elle relève de l'intimité sacrée de la conscience et est, par définition, une question purement intérieure. Tant du côté civiliste que du côté de la common law, les deux traditions juridiques considèrent aujourd'hui que la croyance religieuse est une question juridiquement intouchable : on ne peut forcer un individu à croire ou ne pas croire en une religion, et il serait absolument odieux de le sanctionner ou de l'avantager en fonction de ses pures croyances.
La « pratique » religieuse, pour sa part, relève des codes normatifs prescrits par les religions; séries de commandements et d'interdits que le croyant doit suivre, selon les dogmes de ses croyances, pour se conformer aux postulats de sa foi. Or, contrairement à la croyance qui reste affaire de l'esprit, les pratiques religieuses, par définition, s'extériorisent dans le monde réel par des gestes, des rites, des symboles. Dès lors que les pratiques religieuses quittent la sphère souveraine de l'intimité de la conscience pour se manifester concrètement dans le vécu, elles deviennent des comportements qui s'extériorisent dans la réalité et dans le rapport social.
Or, toute la distinction est là, et elle est capitale, la conception civiliste de la religion considère qu'il y a une distinction fondamentale entre la croyance et la pratique religieuse, alors que la conception de common law refuse fonctionnellement cette distinction.
Autrement dit, dans notre droit québécois civiliste aujourd'hui, on considère que personne ne peut dire à qui quoi croire ou ne pas croire, mais que comme la religion est une affaire de choix personnel, il serait antisocial d'invoquer ses choix personnels pour extérioriser des pratiques refusant les règles de vie en société. Cela serait du même ordre que dire « je choisis de refuser de m'arrêter à un feu rouge, et vous devez respecter ce choix ». La croyance est souveraine, mais la pratique, en tant que comportement social, peut et doit être régulée.
Dans la tradition de common law anglo-canadienne cependant, on considère que la pratique religieuse est liée de manière fusionnelle et inséparable aux croyances; la distinction entre les deux étant, au mieux, académique. Autrement dit, on adopte le postulat que limiter les pratiques religieuses d'une personne, c'est limiter sa croyance religieuse – ce qui ne saurait conséquemment être admissible hors des cas les plus graves et nécessaires.
Et, ultimement, cette vision libérale de common law de la fusion conceptuelle entre les croyances et les pratiques religieuses équivaut dans les faits à, rien de moins, un retour de la primauté de la religion sur le droit et la norme commune. Comme on ne saurait dire à un croyant qu'il n'a pas le droit de suivre un commandement religieux sans pour autant nier sa croyance profonde, ce qui est inadmissible, on vient dès lors placer la pratique de la religion en position de supériorité par rapport au droit et aux normes sociales en cas de conflit.
Et c'est cette seconde vision que la Cour suprême du Canada, non sans de profondes et marquées dissidences de la part de juges québécois, soulignons-le, aura retenue comme l'interprétation à recevoir quand il est question de liberté de religion et d'accommodements raisonnables.
Ceci cause un légitime scandale au Québec : nos pères et grands-pères se sont battus d'arrache-pied pour reconnaître la primauté de la volonté démocratique par devant le dogme religieux, et le voilà qui revient dans le paysage, avec pour allié cette Charte canadienne que nous n'avons jamais signée, pour passer devant les règles de droit et le consensus social.
C'est dans ce contexte, après plus d'une décennie de malaise croissant et de « crise des accommodements raisonnables » que nous avons adopté la Loi sur la laïcité de l'État – pour mettre un frein à la croissance malaisante d'une montée de la religion comme passe-droit et de son infiltration dans les sphères civiques de l'État au travers des individus – et que nous l'avons formellement protégée par le recours aux dispositions dérogatoires.
Plus précisément, la Loi sur la laïcité de l'État vient consacrer formellement et reconnaître comme droit fondamental à tous les Québécois celui de ne pas être exposés à l'influence des symboles religieux dans leurs interactions certains représentants de l'État. L'État n'a pas à servir de plate-forme d'expression de la religion au travers des symboles de ses fonctionnaires.
Pourquoi? Parce que, et il y a de nombreuses études à ce sujet et la jurisprudence européenne l'a établi de longue date, le symbole religieux, par sa nature, envoie un message religieux, absolument indépendant de la volonté de son porteur. À partir du moment où on expose une personne à un symbole religieux, on l'expose aussi au message religieux que ce symbole représente. Arborer un symbole religieux, c'est envoyer le message par sa simple présence, que la personne qui le porte considère qu'une religion est la bonne, et qu'une vie bonne est une vie conduite dans l'observation de ses préceptes et de ses commandements.
Si nous considérons largement la chose acceptable en matière privée, en famille et en communauté – après tout, à chacun ses choix de vie – elle devient intolérable lorsqu'il est question de la sphère civique où un individu représente l'État et la puissance publique; pensons à nos policiers et nos enseignants. En arborant un signe religieux dans l'exercice de ses pouvoirs, un fonctionnaire porteur d'un tel signe se trouve à détourner ses fonctions de leur neutralité publique pour envoyer passivement son message religieux, qu'il en soit conscient ou non.
Cette réalité est incompatible avec une société pluraliste respectueuse de la diversité de conscience suivant la conception civiliste que nous nous en faisons. Comment pouvons-nous admettre, si la religion doit être affaire personnelle et privée relevant du choix individuel, qu'une personne en autorité représentant l'État puisse, même inconsciemment, mobiliser sa fonction pour envoyer un message de symbolisme religieux aux citoyens qu'elle a le devoir de servir? Comment pouvons-nous de surcroît admettre que cette même personne, face à une demande de limiter l'exercice de certaines pratiques dans certains contextes, invoque une conception du droit qui n'est pas la nôtre pour la refuser et imposer sa pratique religieuse par-devant le désir d'encadrement émanant de la volonté générale? C'est absolument incohérent avec notre société et notre tradition juridique.
Rappelons-le, la laïcité, et sa matérialisation législative, sont loin de limiter des droits ou libertés individuelles selon notre conception civiliste du droit. Au contraire, elle affirme la liberté individuelle et le droit fondamental de tous les Québécois, quelles que soient leurs convictions, que leur cheminement personnel face à la religion ne saurait souffrir de pression ou d'influence par des représentants officiels de l'État dans leurs fonctions, tout en rappelant que la pratique religieuse, relevant du choix individuel, ne saurait être un motif pour passer outre les exigences de neutralité d'affichage (entre parenthèses, n'avons-nous pas déjà exactement la même régulation en matière d'affichage politique?) liées à l'impératif de neutralité du fonctionnaire à l'endroit de la population qu'il a pour devoir de servir – car ne l'oublions pas, si l'individualité du fonctionnaire est importante, plus importants encore sont les droits des citoyens soumis à son pouvoir et qui dépendent de son autorité.
Par la Loi sur la laïcité de l'État, nous parachevons aujourd'hui notre entreprise d'émancipation pour rappeler et garantir à nos enfants et nos citoyens qu'aucune pression religieuse, même par symbolisme, ne saurait être exercée sur eux dans leurs rapports avec l'État, représenté par ses fonctionnaires – particulièrement en contexte scolaire. En ce sens, nous pouvons donc tout à fait affirmer, historiquement, culturellement et juridiquement, que la Loi sur la laïcité de l'État est un véritable geste d'affirmation nationale – au sens que nous affirmons notre conception sociale, en tant que nation, de la nature de notre conception sociale de la religion et des limites à son pouvoir en société.
Mais aujourd'hui, ce grand acquis se trouve attaqué de front devant l'appareil judiciaire par ses contestataires, grassement financés par des intérêts privés et par des fonds fédéraux, qui ne semblent jurer que par une vision du droit et de la société qui est celle prônée par la Charte canadienne et qui martèle le multiculturalisme de common law comme référence suprême – et qui cherchent à imposer de force ce modèle à une société québécoise qui ne s'y reconnaît pas et qui cherche à s'en extraire. Nous avons jusqu'ici remporté victoire après victoire, mais le théâtre de ce conflit n'en est qu'à ses premiers mouvements et l'affrontement est loin d'être terminé. Et dans ce débat judiciaire sur la laïcité, c'est bien plus qu'une question purement technique qui est soumise à l'adjudication des tribunaux, c'est la capacité même du Québec à son autodétermination et son pouvoir politique d'avoir sa propre manière légitime de concevoir le droit qui est remise en question.
Pour l'instant, l'affaire est encore pendante et nous ne pouvons prévoir la direction qu'elle prendra en définitive; mais nous assistons dès à présent à un choc frontal entre les mentalités sociales et juridiques civilistes et de common law, entre les visions québécoises et canadiennes du pouvoir politique et du droit, qui ramène en pleine lumière la question de la survivance culturelle du Québec au sein du Canada. Le Québec a-t-il le droit de décider par et pour lui-même, ou bien son autonomie politique et législative doit-elle être astreinte à la tutelle d'une Charte canadienne que nous n'avons jamais signée?
Hier mue par des questions fiscales et linguistiques, c'est aujourd'hui la laïcité – et derrière elle toute la question des droits fondamentaux et des accommodements raisonnables – qui ramène la question nationale en pleine lumière : quel est l'avenir du Québec au sein de la fédération? Y avons-nous ou non le droit d'exister collectivement en tant qu'entité nationale dans notre distinction profonde, ou devons-nous obligatoirement nous soumettre au modèle unique la Charte canadienne ? Nous pouvons d'ores et déjà avoir la certitude que nous n'en sommes aujourd'hui qu'aux premiers chapitres d'une confrontation majeure, d'une crise constitutionnelle sans précédent, dont l'ampleur est assurément appelée à dépasser celle du Lac Meech et de Charlottetown. La laïcité, la souveraineté démocratique et le rejet de la culture du multiculturalisme et des accommodements raisonnables seront-ils les catalyseurs qui ramèneront, une génération plus tard, les Québécois à remettre en question l'outrage de 1982 et à se prononcer de nouveau sur leur avenir au sein de la fédération?
Très, très probablement. Une tempête constitutionnelle se prépare, et cette fois-ci, elle pourrait fort bien être la dernière.
Car cette fois-ci, le théâtre politique sera entièrement différent de celui que nous avons connu en 1980 et en 1995 : hier face à un front commun anglo-canadien contre le Québec, le paysage politique au sein du reste de la fédération est divisé, et au-delà des élites, une proportion significative de la population anglo-canadienne commence elle aussi à trouver que les accommodements raisonnables et que la Charte de 1982 vont trop loin – et hier, face à une incertitude du vote québécois sur la question nationale, nous nous trouvons aujourd'hui massivement fédérés derrière la défense de la laïcité et la reconnaissance de notre modèle social qui nous guide et qui assure nos droits individuels et collectifs à la liberté de conscience tel que nous l'avons acquis de haute lutte suite à la Révolution tranquille, selon notre conception civiliste, distincte et parfaitement légitime, de la nature et du fonctionnement du droit et des droits fondamentaux.
Car, ne l'oublions jamais : notre lutte pour la défense de la laïcité est en réalité une reconquête formelle de notre pouvoir politique, ici sous la forme d'une affirmation nationale des droits des citoyens du Québec à l'émancipation religieuse.
Le nier, c'est nier le Québec, c'est nier les Québécois, et c'est rouvrir la porte à un retour de la puissance religieuse, au nom du multiculturalisme de la Charte canadienne, dans notre société.
Et dans un tel contexte qui met en pleine lumière l'importance de cet enjeu, par la laïcité, nous en arrivons nécessairement à nous demander, avec une importance de plus en plus croissante, s'il ne serait peut-être pas temps de nous affranchir, comme nous l'avons fait hier pour la religion, des diktats d'une Charte canadienne imposée contre notre volonté et qui prétend décider à notre place ce que nous avons ou non le droit de vouloir et comment nous devons êtres en tant qu'individus et en tant que nation.
Et en ce qui me concerne, il n'y a qu'une seule réponse possible à cette question fondamentale de savoir si la nation québécoise devrait être libre de faire ses propres choix politiques par et pour elle-même, de vivre selon ses propres valeurs, avec son propre droit et ses propres lois, hors de la tutelle d'un modèle social qui n'est pas le nôtre et d'une tradition juridique dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas – une réponse qui s'inscrit dans la foulée de la pensée de René Lévesque et de Jacques Parizeau: « OUI ».