Une économie toujours plus globale, une finance toujours plus impériale, des actionnaires toujours mieux servis : le capitalisme à l'anglo-saxonne domine le monde. Si le concept de "la fin de l'histoire", repris par Francis Fukuyama lors de la chute du mur de Berlin en 1989 et vantant la suprématie définitive de la démocratie et du libéralisme, s'est brisé rapidement dans les montagnes des Balkans et les sables d'Irak, son volet économique semble, au contraire, gagnant. Le libéralisme n'a pas de concurrent, et c'est sa version dure, anglo-saxonne, qui semble s'imposer, bon gré, mal gré, dans le monde entier. Les marchés s'ouvrent, la concurrence se déploie, la finance et la Bourse s'imposent. Le capitalisme actionnarial l'emporte. La capitalisation boursière mondiale était équivalente à la production mondiale (PIB) en 1980, elle en vaut aujourd'hui trois fois le montant.
Fin de l'histoire économique ? Triomphe final du capitalisme anglo-saxon ? C'est le thème des Rencontres économiques d'Aix-en-Provence qu'organise, comme chaque année l'été, le Cercle des économistes (les 6, 7 et 8 juillet). En apparence, donc, la messe est dite. Des tentatives de résistance sont bien signalées, en France, avec le "patriotisme économique", ou en Allemagne, contre les hedge funds et les private equity qui volent, depuis Londres, pour démolir le "capitalisme rhénan". Mais leurs résultats sont inexistants. Au mieux, elles font diversion. On relève aussi une courageuse lutte des modèles forgés dans les pays nordiques, mais, là aussi, une normalisation est en cours, qui fait voter la Suède à droite et banalise ses pratiques d'entreprise.
L'attraction, il faut dire, est puissante. La même technologie se diffuse partout, et vite, le marketing unifie les clients de Mexico à Oslo. Mais le principal vecteur reste la finance, qui "homogénéise les principes qui guident la valorisation des capitaux", comme le relève Anton Brender (Dexia Asset Management). Et, dès lors, derrière ce pouvoir "structurant" de l'actionnaire, tout s'aligne, ajoute Jean-Paul Pollin (université d'Orléans) : l'importance accordée aux marchés financiers et aux cours de Bourse, les règles de gouvernance, les principes comptables, les relations avec les systèmes bancaires...
C'est fini. "L'Europe a embrassé le capitalisme global dans les dernières décennies", concluent Catherine Lubochinsky (université Dauphine) et Jean Pisani-Ferry (Institut Bruegel). Une variété "continentale" du capitalisme européen n'a pas pris corps. Rien d'étonnant à cette défaite : c'était le but du jeu de la construction européenne que d'unifier les règles et les normes. Les plus fortes l'ont emporté, aidées en cela, comme le dit Patrick Artus (Banque IXIS), par l'élargissement européen à vingt-sept et par l'insuffisance des marchés de capitaux autochtones (le manque de fonds de pension).
Rien n'est joué pourtant, répliquent nombre d'économistes du Cercle. D'abord, parce que naissent et se développent des formes alternatives qui résistent au temps, par exemple la microfinance dans les pays en développement. Ensuite, parce que, si l'Europe a basculé du côté anglo-saxon, d'autres régions ont su conserver un capitalisme en partie semblable, mais en partie très différent. C'est le cas des pays d'Asie, au Japon - quoique celui-ci perde de ses spécificités -, mais surtout en Chine, en Inde et chez les autres Tigres. On trouve dans ces pays, liste Patrick Artus, une vigueur du capitalisme familial (Inde) et un retour des Etats et des nationalisations (Chine, Russie, pays producteurs de matières premières). Appuyées sur une épargne profonde, les firmes de ces pays partent à la conquête de l'Ouest. L'issue est donc plus indécise qu'en apparence, car ces économies tirées par leur démographie vont peser d'un poids toujours plus lourd dans l'ensemble global.
En outre, et surtout, la victoire du capitalisme anglo-saxon sur le front de l'économie n'a pas été suivie sur le front des sociétés. "Oui à l'économie de marché, non à la société de marché" : somme toute, Lionel Jospin a été écouté. Contrairement à la logique "structurante" de l'économie, les institutions étatiques sont demeurées souvent inchangées, tout comme le poids des prélèvements obligatoires ou les normes comme la durée du travail. Le modèle économique est tombé, le modèle social européen s'adapte, innove, mais résiste dans ses principes de solidarité, comme le suggère Jean-Michel Charpin (directeur général de l'Insee), dès lors qu'il sait trouver une efficacité d'ensemble.
Est-ce seulement une question de temps ? La vieille bagarre entre l'économie (internationale) et la politique (nationale) est renouvelée dans son enjeu, soulignent Catherine Lubochinsky et Jean Pisani-Ferry. Pour éviter les excès du capitalisme anglo-saxon d'abord. Pour conserver une diversité culturelle ensuite, souhaitable pour elle-même, mais aussi nécessaire parce qu'elle est à l'origine des échanges, du progrès et de la croissance. "La dépendance de l'économie postindustrielle vis-à-vis de l'éducation et des talents garantit le besoin du jugement de l'homme et de la créativité dans le travail, de même que la survivance de normes informelles de réciprocité, de confiance et de valeurs partagées entre les travailleurs", écrit Francis Fukuyama dans son intervention à Aix. Sous la contrainte de l'efficacité globale et de la rentabilité financière, les marges de manoeuvre sont encore grandes.
Eric Le Boucher
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