« On n’entre pas dans une église sans se découvrir. Simple question de politesse ! » C’est ce que me disait ma mère qui ne pratiquait pourtant aucune religion et qui était même d’un anticléricalisme virulent. Voilà ce à quoi j’ai songé la semaine dernière lorsqu’un élu a demandé à une femme voilée de se découvrir alors qu’elle accompagnait un groupe d’élèves pour assister aux délibérations du Conseil régional de Dijon.
L’affaire a aussitôt provoqué un tollé dans les médias français et même à l’étranger. Les uns rappelèrent la signification politique pourtant évidente du voile islamique dans tous les pays musulmans comme dans les enclaves islamistes des grandes villes européennes. Les autres soulignèrent avec raison que rien dans la loi n’interdisait à une femme de porter le voile dans un Conseil régional. Comme si le droit était le fin mot de l’affaire !
L’incident est éminemment symbolique au moment où l’on commémore les 30 ans de la tribune que publièrent Régis Debray, Alain Finkielkraut, Catherine Kintzler et Élisabeth Badinter après que trois jeunes filles se furent présentées voilées dans un lycée de Creil. À l’époque, le voile était exceptionnel en France. Aujourd’hui, certains estiment que le quart des musulmanes le portent.
Ce qui surprend dans la polémique actuelle, ce n’est pas tant qu’elle ait lieu que la naïveté avec laquelle certains poussent des cris de vierge éplorée. Il faut être d’une ignorance crasse ou d’une mauvaise foi évidente pour s’imaginer qu’on peut, en France, accompagner un groupe scolaire en portant un voile islamique et, qui plus est, entrer dans un lieu de délibération publique comme un Conseil régional sans heurter de plein fouet des siècles de tradition laïque et de culture politique françaises.
L’affaire relève à tout le moins d’une forme d’« impolitesse ». C’est le mot qu’avait utilisé en son temps le grand anthropologue Claude Lévi-Strauss pour désigner l’incongruité que représentait le port du voile au pays de la laïcité, des troubadours et de l’amour courtois.
L’auteur de Race et Histoire, texte fondateur de l’antiracisme, n’était pas un juriste. Il ne jugeait pas les peuples à l’aune du Code civil, comme aujourd’hui. Il savait tout le poids de l’Histoire, des traditions, des moeurs et de la culture tant chez les tribus d’Amazonie que chez les Français des années 2000.
Comment en effet ne pas se garder « une petite gêne » en portant un signe religieux dans une sortie scolaire alors que, pas plus tard qu’en 2012, l’ancien ministre de l’Éducation Luc Châtel l’avait interdit aux parents accompagnateurs parce qu’ils agissaient à titre d’assistants des professeurs. Une circulaire abrogée depuis, mais qui demeure approuvée par les deux tiers des Français. Comment ne pas se garder la même « petite gêne » avant d’entrer voilée dans un Conseil général quand on sait les combats sanglants et plusieurs fois centenaires que mena la France pour exclure l’Église, et toutes les religions avec elle, de ses lieux de délibération publique ?
Un combat qui remonte aux Capétiens, s’il faut en croire Jean-François Colosimo, qui signe un ouvrage magistral (La religion française. Mille ans de laïcité, Cerf) sur les origines de la laïcité française. Un ouvrage qui montre que ce n’est pas d’hier que la France répugne à voir les religions, ou leurs avatars, délaisser leur vocation spirituelle pour s’ingérer dans l’ordre temporel des choses et tenter de régir la délibération publique en assignant chacun à sa croyance, à sa religion ou à son sexe. Car qu’est-ce que le voile sinon une assignation à résidence ?
En refermant ce livre, on se dit que, si la France a mis des siècles à sortir le catholicisme de son espace civique, c’est se leurrer que de penser qu’elle laissera l’islam occuper la place laissée vacante. Répétons-le, il ne s’agit pas ici d’une simple question de droit. Les sociétés sont des constructions complexes qui ne se réduisent pas à un Code civil. Penser un pays comme une simple fiction juridique sans traditions, sans moeurs et sans culture commune, c’est ouvrir la porte à la guerre civile.
Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer (qui, soit dit en passant, est cette semaine à Montréal), n’a pas dit autre chose lorsqu’il a affirmé qu’au-delà des lois et des règlements, « le voile n’est pas souhaitable dans notre société, ce n’est pas quelque chose à encourager ».
Des propos qui n’ont pourtant rien de nouveau. Dans les années 1950, le président égyptien Nasser avait raconté sur un ton humoristique ses discussions avec un leader de l’organisation islamiste des Frères musulmans, qui a depuis acquis une influence internationale. Celui-ci lui avait proposé de rendre obligatoire le port du voile, qui était alors pratiquement inexistant dans les rues du Caire. Et le raïs de s’exclamer : « Je lui ai répondu que c’était revenir à l’époque où la religion gouvernait, et où on ne laissait les femmes sortir qu’à la tombée de la nuit. » La salle éclata aussitôt de rire.
Soixante-cinq ans plus tard, plus personne ne rit. 95 % des Égyptiennes sont obligées de porter le voile. Bien sûr, on nous expliquera que, même si le mot n’existait pas, Nasser était probablement déjà… islamophobe !