La nationalisation en 1963 des sociétés d’électricité, menée par René Lévesque alors ministre des Ressources naturelles, fut sans contredit l’un des moments forts de la Révolution tranquille. […]
Avec un demi-siècle de recul, le jugement à porter sur l’action de René Lévesque est-il toujours aussi positif ? Aurait-il mieux fait de prôner une stratégie de développement (voire de libération) économique moins axée sur l’exploitation du potentiel hydroélectrique de nos innombrables rivières ?
La question est loin d’être abstraite. Le Québec est tranquillement en train de perdre son avantage comparatif en Amérique du Nord en matière d’électricité, conséquence des nouvelles technologies d’exploitation du pétrole et du gaz de schiste. Nous ne savons pas pour combien temps encore les alumineries du Saguenay et de la Côte-Nord et d’autres industries énergivores conserveront leur avantage de coût. Nos papeteries, bâties en parallèle sur l’autre grande richesse naturelle du Québec — la forêt — sont tombées, victimes de l’Internet et de la baisse de demande en papier journal. Ces deux exemples sont là pour nous rappeler que les ressources « naturelles » n’ont rien de naturel. Ce sont les technologies qui définissent ce qui constitue une « ressource ». Il fallait attendre l’invention du moteur à combustion multiple pour que le pétrole soit une « ressource ». Il ne le sera peut-être plus dans cinquante ans ; ce que souhaitent certainement nos écologistes.
Obstacle à l’innovation
Les ressources naturelles peuvent générer des richesses extraordinaires pour des périodes plus ou moins longues, mais finissent souvent par se transformer en freins au développement à long terme. Les économistes parlent de « malédiction des ressources » (resource curse, en anglais). Le caractère précaire de la demande a déjà été évoqué. Toutefois, c’est dans les conséquences pour la compétitivité des économies nationales que réside le véritable danger. L’argent « trop facilement gagné » grâce aux ressources (pétrole, minerais, eau…), ce que les économistes appellent une « rente », peut se transformer en obstacle à l’innovation. Les hausses de coûts (salaires, immobilier, etc.) propulsées par des booms de ressources peuvent empêcher d’autres industries de se développer. Ce n’est pas un hasard si l’économie albertaine, malgré son essor fulgurant, éprouve beaucoup de difficultés à se diversifier.
Cependant, ce sont les effets indirects sur le niveau d’éducation qui sont potentiellement les plus dommageables. Les hauts salaires payés par les industries de ressources (une chance, bien entendu, pour les travailleurs) n’incitent cependant pas les jeunes à poursuivre leurs études. Pourquoi s’inscrire à l’université si on peut gagner quarante dollars l’heure dans l’industrie pétrolière, sans diplôme ? Les inscriptions à l’université sont à la baisse dans les provinces pétrolières selon une étude récente de Statistique Canada. Ce n’est pas un hasard si des « régions ressources », dont celles du Québec, connaissent des difficultés à faire le passage vers l’économie du savoir. L’Abitibi, le Saguenay et la Côte-Nord continuent à afficher des taux de croissance en deçà de la moyenne québécoise avec, simultanément, des niveaux de diplomation universitaire en bas de la moyenne et des taux salariaux supérieurs.
Faut-il en conclure que l’argent public investi (en 1963 et après) dans la grande aventure Hydro fut une erreur ? L’appel à « nos ressources », il faut l’avouer, a contribué à entretenir le rêve de richesse facile et la dépendance des régions envers l’hydroélectricité comme source quasi unique de compétitivité ? Mais la nationalisation de l’électricité était plus qu’une stratégie isolée d’exploitation de nos ressources naturelles. Elle s’inscrivait dans une action plus large de modernisation, dont la réforme complète du système d’éducation. Hydro-Québec a permis à de jeunes ingénieurs et futurs entrepreneurs québécois de faire leurs armes en affaires « en français », précurseurs du Québec inc. Peut-on imaginer nos grandes sociétés de génie-conseil, premiers fleurons de l’entrepreneuriat québécois, sans les grands chantiers du Nord, et dont les compétences aujourd’hui dépassent largement le seul domaine des ressources naturelles ? L’action de 1963 doit être jugée comme pièce d’une action publique plus large visant, ultimement, à rendre l’économie québécoise moins tributaire des ressources naturelles.
Quelle leçon en tirer ? Oui, il faut tirer profit de nos ressources naturelles, elles sont des sources de richesse. Mais il faut le faire en sachant que les « rentes » que nous en retirons (sous forme de redevances, droits d’exploitation, etc.) sont précaires, en attente de la prochaine crise ou du prochain choc technologique. Les ressources naturelles sont des leviers de développement à condition de s’en servir comme tremplins vers des fondements plus durables de richesse. Le fondement par excellence de notre richesse ne se trouve pas dans notre sous-sol, mais dans la tête de nos citoyens.
Mario Polèse - INRS, Centre Urbanisation Culture Société
COLLOQUE
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