Je comprends le sentiment de déprime de mes amis souverainistes. La liberté politique du Québec ne préoccupe plus les jeunes Québécois, bien assis sur leur confort, indifférents au sort du français, anesthésiés par la loi 101. La quête de la liberté individuelle a triomphé — voir, par exemple, l’éditorial du Devoir« Un grand parti pour la souveraineté » du 15 mars 2019. Or, ce n’est pas ma lecture. Les Québécois sont un peuple politiquement mature, parfaitement conscients de ce qui est dans leur intérêt collectif, pas moins nationalistes aujourd’hui qu’hier.
Le déclin du souverainisme est le résultat, c’est ma lecture, d’une transformation collective qui a vu la fin du sentiment d’infériorité des Canadiens français (beaucoup ont déjà écrit là-dessus), mais aussi d’un cheminement qui, au fil des années, a modifié notre perception des enjeux. Le temps est révolu où nous, peuple colonisé en quête de liberté, pouvions compter sur la sympathie du monde extérieur. La réalité a évolué avec, pour résultat, un regard moins passionné, plus froid, sur le choix souveraineté-fédéralisme. Dans les prochains paragraphes, je propose quatre raisons qui militent pour le maintien du lien fédéral, avec lequel tout projet souverainiste devra composer. Je m’excuse du caractère parfois brutal de mon analyse.
L’intégrité du territoire
La souveraineté est d’abord une question militaire. Pour qu’elle soit réelle, l’État doit être en mesure d’imposer sa loi sur l’ensemble du territoire. Le cas de la Crimée, annexée illégalement par la Russie en 2014, pour ne prendre que cet exemple, nous apprend qu’un territoire peut se perdre, peu importe le droit international, si l’État n’a ni l’appui de la population locale ni la force militaire pour s’imposer.
Le territoire du Québec n’est pas ethniquement homogène. Je pense surtout aux peuples autochtones, notamment aux Cris et aux Inuits, dont les territoires couvrent la moitié du Québec. Eux aussi ont évolué et tant mieux. Je ne vois pas un Québec souverain imposer sa loi sur des populations qui auraient, le cas échéant, choisi de rester sous autorité canadienne. Peut-être choisiront-ils de rester dans le Québec ; mais peut-être pas. Dit plus froidement, seule l’union fédérale donne l’assurance du maintien du Québec dans ses frontières actuelles.
Des frontières ouvertes
Que le maintien d’une frontière ouverte (absence de douaniers ou agents d’immigration) avec nos provinces voisines soit dans notre intérêt est une évidence, pour des raisons tant économiques qu’affectives. Qui veut voir des contrôles d’immigration entre l’Acadie et le Québec ? Ici, l’expérience de l’Union européenne (UE) est instructive, dont la saga interminable du Brexit. L’imbroglio autour de la frontière irlandaise est un rappel à l’ordre utile que le maintien d’une frontière ouverte exige au minimum une union douanière, qui limite à la liberté politique des États, raison pour laquelle les brexiters les plus ardents s’y opposent. Les tensions à l’intérieur de l’UE nous apprennent aussi qu’une union économique entre États souverains ne mettra pas forcément fin aux chicanes Ottawa-Québec.
L’avenir nous dira si l’UE survivra comme telle ou se transformera en union fédérale. Une union économique interdit en principe aux partenaires d’ériger des contrôles. Mais l’expérience récente nous apprend que ce beau principe n’est pas toujours respecté dans la pratique. Devant la montée des flux migratoires, plusieurs pays ont réintroduit des contrôles, le cas hongrois étant le plus flagrant. Peut-être un Canada séparé jugera-t-il nécessaire, un jour, pour toutes sortes de raisons, d’imposer des contrôles ; qui sait ? Là encore, seule une union fédérale nous donne l’assurance de frontières ouvertes.
Le français hors Québec
Beaucoup ont écrit sur le sort des francophones hors Québec, sur lequel il n’est pas nécessaire de revenir. Toutefois, leur sort, comparé à celui des Franco-Américains, est une leçon utile de la différence entre une relation fédérale et une relation internationale. Un Québec souverain récupérera les pleins pouvoirs en matière linguistique ; un gain, en somme, de liberté politique. Ottawa n’aura plus aucun droit d’intervention en matière de langue. Mais la relation vaut aussi en sens inverse. Les Québécois, par l’intermédiaire des élus, des cours, ou autrement, n’auront plus aucun moyen pour peser sur les politiques linguistiques du Canada.
L’expérience récente du gouvernement Ford en Ontario est révélatrice de ce qui risque de se passer dans un Canada amputé du Québec. Il suffit d’un simple regard de l’autre côté de la frontière internationale, où des Tremblay et des Gagnon du Vermont vivant à quelques minutes du Québec ne parlent plus un mot de français, pour comprendre l’avenir du français en l’absence d’un lien politique. Là encore, seul un lien fédéral donne l’assurance que le français continue à jouir d’une protection politique et juridique dans les autres provinces, aussi imparfaite soit-elle.
Réconcilier nos identités
Rien n’est plus potentiellement explosif que la question identitaire. Le « nous » des Québécois francophones n’est pas univoque, legs de notre histoire, raison pour laquelle il continue à faire l’objet de débats. Comme francophones (de naissance ou d’adoption), le « nous » ne s’arrête pas au Québec ; les autres francophones du pays en font aussi partie. Pour beaucoup de « nous », le Canada fait partie aussi de leur identité, sans parler de nos concitoyens anglophones, pour qui il constitue souvent la première ancre identitaire. On n’efface pas facilement quatre siècles d’histoire. Pourquoi s’infliger des affrontements identitaires acrimonieux, raison pour laquelle les Québécois demeurent majoritairement réfractaires à un nouveau référendum ? Seule l’union fédérale nous permet, en somme, de ménager les différentes identités qui font partie du « nous » : la réponse à une réalité identitaire complexe, une réponse, il faut quand même l’admettre, qui n’a pas uniquement donné de mauvais résultats.
Il n’est pas nécessaire d’être amoureux du fédéralisme canadien (peu de Québécois le sont) pour reconnaître la valeur du lien fédéral. Le vrai défi des souverainistes n’est pas de séduire les jeunes Québécois avec un « projet de pays » (qu’on voudrait plus écologique, plus généreux, plus français, etc.), mais de proposer un substitut crédible à l’union fédérale.