L'exécution de Pierre Laporte(1)
Introduction
Six ans après octobre 1970, l'inévitable affrontement
À la fin de janvier 1972, j'écrivais dans L'Urgence de choisir que, malgré l'opposition farouche du gouvernement Trudeau, il semblait "tout à fait impossible d'empêcher l'accession des indépendantistes québécois au pouvoir par des moyens démocratiques" (1). J'ajoutais toutefois que cette éventualité ne dissuaderait nullement le pouvoir central de rechercher de nouveaux prétextes pour répéter le coup d'octobre 1970. Car pour Ottawa, l'indépendantisme québécois, quelles que soient les nuances idéologiques et tactiques dont on puisse le revêtir, représente depuis 1960 "une conspiration permanente contre la démocratie" (2), rien de moins.
Le soir du 15 novembre 1976, comme des centaines de milliers de Québécois, j'ai ressenti avec une émotion considérable toute l'importance du sursaut collectif qui venait de porter la question de l'indépendance au niveau d'une négociation entre deux gouvernements démocratiquement élus : l'un qui, à Québec, profitait du balayage aussi total que soudain de la pourriture soumise et parasitaire des libéraux, et l'autre qui, à Ottawa, réaffirmait aussitôt, six ans après l'agression d'octobre 1970, l'indivisibilité du Canada.
Cette véritable "opération historique" par laquelle les Québécois semblent avoir brusquement vaincu deux siècles de peur et d'assujettissement, malgré l'espoir immense qu'elle vient de libérer en nous, ne doit pas faire oublier l'implacable détermination des autorités fédérales de préserver "l'unité canadienne" et de défendre par tous les moyens les principes définis, en août 1971, dans le Livre blanc sur la politique canadienne de défense; principes au nom desquels, en 1970, le Québec avait été occupé militairement et soumis à un matraquage psychologique sans précédent.
Ce n'est être ni alarmiste ni paranoïaque que d'affirmer l'opposition de l'ensemble des États occidentaux à toutes formes de "sécession" à l'intérieur de ce "monde libre" dont les frontières sont garanties par le traité de l'O.T.A.N.
La déclaration de 1970 des Nations unies (sur le droit de sécession) condamne toute "action, quelle qu'elle soit, qui démembrerait ou menacerait, totalement ou partiellement, l'intégrité territoriale ou l'unité politique de tout État souverain" membre de l'O.N.U.
Ce n'est pas non plus être défaitiste que de reconnaître l'hostilité déclarée des États-Unis à tout projet politique pouvant comporter "un risque de balkanisation" à ses frontières.
Pierre Trudeau n'est pas le seul aujourd'hui à croire que ce risque existe plus que jamais et qu'il doit être, d'une façon ou d'une autre, éliminé. Aussi n'est-il pas surprenant qu'au lendemain de la victoire électorale du Parti québécois, le premier ministre du Canada ait aussitôt rencontré l'ambassadeur des États-Unis à Ottawa pour discuter du danger de l'établissement d'un "nouveau Cuba au nord" et des moyens à prendre, à court et à long terme, pour contrer une fois pour toutes cette menace.
Tout de suite après ce mini-sommet canado-américain, Pierre Trudeau faisait cautionner une nouvelle fois par ses députés la ligne dure qu'il a toujours adoptée vis-à-vis du Québec, puis il s'amenait à Montréal (le 19 novembre) pour y rencontrer "certains" hommes d'affaires et les dirigeants libéraux fédéraux du Québec.
N'attendant même pas que le nouveau gouvernement du Québec soit assermenté, Trudeau donc reprenait le sentier de la guerre.
Bien qu'il soit impossible, à ce moment-ci, de prévoir la stratégie qu'adoptera le gouvernement du Parti québécois vis-à-vis du pouvoir central, il serait impardonnable de cacher ou de sous-estimer le fait qu'Ottawa se doit, lui, d'empêcher à tout prix le succès de cette stratégie. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les autorités fédérales vont fatalement gagner la guerre. Cela veut dire cependant que la bataille remportée le 15 novembre par le Parti québécois accule le pouvoir central à déclencher une contre-offensive. Il est donc inévitable que les "discussions constitutionnelles" des quinze dernières années cèdent le pas à une crise politique d'envergure. S'il n'en était pas ainsi, les Québécois se raconteraient des histoires en ayant l'impression ces jours-ci d'effectuer, politiquement, un immense bond en avant.
N'oublions pas qu'en décidant majoritairement de devenir "maîtres chez nous", nous avons en même temps choisi de rompre radicalement avec les connivences que toute sujétion entretient avec le statu quo, qu'il soit constitutionnel, économique ou les deux à la fois.
La lutte de libération, engagée en 1960 par une poignée de Québécois, vient, à la stupéfaction du Canada anglais et des États-Unis, de s'emparer de cet outil politique privilégié que constitue un État - même s'il ne s'agit encore que d'un État provincial -, cet État même qu'en 1970 les autorités fédérales estimaient suffisamment menacé par "les séparatistes" pour imposer les Mesures de guerre.
Il y a six ans pourtant, les fédéralistes étaient au pouvoir à tous les niveaux de gouvernement. Mais les 23 p. 100 de votes indépendantistes, enregistrés lors du scrutin du 29 avril 1970, avaient suffi à mobiliser l'armée.
Aujourd'hui, alors que, loin d'avoir été écrasée, "la menace séparatiste" a pris le pouvoir au Québec, à quoi donc peut-on s'attendre?
Ne nous faisons pas d'illusions. La légitimité constitutionnelle des élections du 15 novembre 1976 et du gouvernement de M. René Lévesque n'est certes pas contestable. Par contre, la légitimité des objectifs poursuivis par le Parti québécois, elle, est vigoureusement contestée par les dépositaires de droit divin de la Constitution canadienne, dont le Parlement britannique nous a fait cadeau en 1867, sans nous demander notre avis. Déjà, moins d'une semaine après la victoire électorale du Parti québécois et malgré toute la prudence verbale de ses dirigeants, le spectre de « tactiques à la chilienne » commençait à poindre à l'horizon.
En fait, ces tactiques ne sont pas nouvelles. Que l'on se rappelle seulement, depuis l'arrivée de Trudeau à Ottawa, la démission forcée de l'autonomiste Jean Lesage en août 1969, l'odieux chantage économique exercé contre le gouvernement de Daniel Johnson (et qui nous valut, le 4 octobre 1967, la fameuse et humiliante déclaration de Hawaï), le coup de la Brink's, la création du Comité du 7 mai et les événements d'octobre 1970. Autant d'agressions contre le Québec qui firent la fortune politique du gouvernement Trudeau.
Après l'agression de 1970, la majorité au Canada anglais a cru que le séparatisme, c'est-à-dire « la question du Québec", était définitivement réglé. Les élections québécoises de 1973 ont paru confirmer la victoire complète du centralisme canadian, et on pensa même que le moment était venu de rejeter les inconvénients temporaires du bilinguisme de commande. On se préparait à faire savoir clairement à Pierre Trudeau que son rôle de sauveur de "l'unité canadienne" était terminé et qu'il pouvait rentrer chez lui.
Mais voilà que le Parti québécois remporte les élections de 1976 avec une confortable majorité. Choqués, des Canadiens anglais accusent Trudeau de leur avoir menti et d'avoir lamentablement échoué dans la mission qui lui avait été confiée. Mais, en même temps, ils demeurent conscients qu'avec ou sans Trudeau, Ottawa doit afficher plus que jamais une position de fermeté.
Le leader du "French Power" trouvera-t-il là le défi qui lui permettra de réaffirmer encore une fois qu'il est l'homme de la situation?
Je ne pouvais manquer de me poser cette question - et plusieurs autres également - en terminant cet essai sur La Crise d'octobre 1970 et "l'exécution" de Pierre Laporte, sur Les dessous de l'Opération Essai. Je me remémorais, entre autres, ces propos de Trudeau : « Pour tous les Canadiens partisans de la démocratie, Pierre Laporte est un martyr. Sa mort ne doit pas être une tragédie inutile. Nous devons faire en sorte qu'elle marquera un jalon dans la lutte pour l'unité canadienne." Et ceux de Robert Bourassa : « Il a payé de sa vie la défense des libertés fondamentales". C'était le 18 octobre 1970.
Résonnaient simultanément dans ma tête ces paroles de Trudeau, le 15 novembre 1976 : « Le Parti québécois n'a pas le mandat de séparer le Québec du Canada ni de modifier la Constitution ".
Les événements de 1970 : de mauvais souvenirs qu'il convient d'oublier? Je ne crois pas. Au contraire, plus que jamais il est temps de voir clair dans « les faits et causes de la crise d'octobre", pour reprendre les termes mêmes d'une demande d'enquête publique formulée par le Parti québécois.(3)
Comme dirait Jean-Claude Germain, si le Québec entend faire l'histoire plutôt que de la subir, il ne doit plus jamais être « ce pays dont la devise est je m'oublie ».
Le présent essai concerne l'une des périodes les plus noires de l'affrontement Québec-Ottawa, mais aussi l'une des plus significatives et, en même temps, des plus mal connues.
J'ai subdivisé l'analyse des causes, des faits et des conséquences des événements de 1970 en quatre chapitres.
Le premier chapitre porte sur les préparatifs de la crise au sein de l'armée, de la police et de l'appareil politique fédéral. On y verra entre autres comment et pourquoi les enlèvements d'octobre 1970 furent prévus et souhaités par "les autorités en place" qui en contrôlèrent le déclenchement et le déroulement avec une précision presque "mathématique". (4)
Le deuxième chapitre décrit le déroulement, du 5 octobre 1970 au 5 janvier 1971, de l'Opération Essai, nom de code donné par l'armée canadienne aux "manoeuvres" de 1970. Ces grandes manoeuvres visaient à mettre à l'épreuve le rôle et le dispositif d'intervention directe de l'armée dans ~~les troubles civils" et, en même temps, devaient servir politiquement à dissuader une fois pour toutes les Québécois d'aspirer (même inconsciemment) à l'indépendance.
Le troisième chapitre, le plus considérable, traite plus spécifiquement de "l'exécution" de Pierre Laporte qui suivit la proclamation des Mesures de guerre et qui servit à les cautionner. Plusieurs faits relatifs à la mort de l'ex-ministre sont ici dévoilés pour la première fois, tandis que certains autres ont déjà été révélés en 1973 et en 1975. Même si plusieurs circonstances précises de l'enlèvement, de la séquestration et de "l'exécution" de Pierre Laporte ont fait l'objet d'un cover-up et même si plusieurs témoins importants ont été mis au secret, l'examen des faits connus jusqu'à maintenant permet de découvrir une vérité bien différente de celle fabriquée par "la version officielle" pour les besoins de la guerre fédérale au séparatisme. Cet examen permet, entre autres, de remettre radicalement en question la version de l'affaire Laporte fournie jusqu'à maintenant par les autorités. Il justifie en plus la tenue d'une nouvelle enquête. Les amis du ministre défunt ne s'y trompaient pas lorsqu'ils écrivaient, le 30 octobre 1970, dans une lettre ouverte au Devoir, que l'histoire aurait à juger, non le F.L.Q., mais "nos gouvernements, des ministres et députés libéraux". Quel que soit, en fait, le rôle que purent jouer des tiers (felquistes ou autres) dans la séquestration et la mort de Pierre Laporte, le rôle déterminant dans cette affaire a été tenu par les autorités d'alors.
Jamais la population du Québec n'a été manipulée et bernée aussi odieusement qu'en octobre 1970. Cette manipulation sans précédent a eu et continue d'avoir des conséquences sur le comportement politique des Québécois. L'objet du quatrième et dernier chapitre est précisément d'en mesurer l'impact et de poser la question suivante : si une nouvelle agression fédérale se produit, les Québécois seront-ils alors davantage en mesure d'y faire face qu'ils ne l'étaient en 1970? Risquons-nous d'assister une fois de plus, dans la rage et l'impuissance, à la négation de "toutes nos chances d'avenir"? (René Lévesque, 16 octobre 1970.)
Bien sûr, depuis 1970, nous sommes prévenus de la "logique implacable" (5) qui guide la politique et l'action du pouvoir central, surtout lorsqu'il est convaincu qu'une "crise est inévitable à plus ou moins brève échéance" (6). Nous sommes prévenus que, s'il y a à nouveau riposte fédérale à la volonté québécoise d'indépendance, elle ne demeurera pas longtemps au seul niveau verbal.
Le 15 novembre 1976, nous avons enfin retrouvé le sens de la solidarité et de la fierté. Les événements de 1970 ne nous ont pas tués. L'avenir du Québec demeure digne des efforts de libération entrepris depuis 1960. Mais nous sommes loin encore d'avoir gagné la guerre.
Les autorités fédérales vont tout mettre en oeuvre pour développer au Québec une situation "piégée". A cet égard, les leçons à tirer des événements d'octobre 1970 sont plus que jamais d'actualité.
Le pouvoir central a une notion assez particulière du processus démocratique en ce qui concerne l'avenir du Québec. Ainsi, après la victoire libérale d'avril 1970 et malgré l'oraison funèbre du séparatisme-mort-et-enterré qu'entonnaient alors les parlementaires fédéraux, Ottawa préparait en secret la promulgation de la Loi des mesures de guerre (7). Aujourd'hui, c'est encore en secret que le pouvoir central prépare sa contre-offensive en faveur de l'indivisibilité du Canada.
Pierre Vallières
26 novembre 1976
Jour d'entrée en fonction du premier gouvernement indépendantiste de l'histoire du Québec
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[1] L'urgence de choisir, Éditions Parti Pris, 1972, p. 19.
[2] Martin, Louis, Le vrai complot, dans le Magazine Maclean, nov. 1975.
[3] Le 30 octobre 1970. Cette demande fut notamment renouvelée en 1975.
[4] Pelletier, Gérard, La Crise d'octobre, Éditions du Jour, 1971, p. 145.
[5] Pelletier, Gérard, La Crise d'octobre, Éditions du Jour, 1971, p. 149.
[6] Ibid., p. 151.
[7] The Globe and Mail, 23 décembre 1971.
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