Les intellectuels québécois fédéralistes de haut vol ne courent pas les rues. L'intransigeant Trudeau et le modéré Ryan, hier encore, assumaient cette fonction avec un certain panache. Leurs héritiers, aujourd'hui, se nomment Stéphane Dion et André Pratte, deux zélés qui parviennent mal à susciter de l'enthousiasme pour leur cause. L'historien Jocelyn Létourneau, auteur de Que veulent vraiment les Québécois?, le reconnaît: «De manière générale, la cause canadienne et la cause fédéraliste, qui sont souvent confondues ou appariées dans l'esprit populaire, n'obtiennent plus au Québec la faveur des gens, mais seulement leur réserve.» Constatant, de même, que, «hormis quelques intervenants connus dont l'affiliation politique est indubitable, les fédéralistes ne participent plus aux discussions ou ne le font que de manière discrète», il a résolu d'entrer franchement dans le débat national et de venir à la rescousse de ses congénères esseulés.
Historien original et essayiste brillant, Létourneau n'entend toutefois pas emprunter les gros sabots de Dion et Pratte pour défendre sa cause. Fondée sur une interprétation inédite du parcours historique des Québécois, sa prise de position transforme l'adhésion à la banale rationalité instrumentale (le Canada nous sert, surtout sur le plan économique) en un chant pour la fidélité au génie de nos ancêtres.
Avec Que veulent vraiment les Québécois?, Létourneau prétend en effet se livrer à une exploration honnête et compréhensive de «l'intention nationale qui traverse l'histoire du Québec». Selon lui, cet effort intellectuel est nécessaire parce que, jusqu'à maintenant, «on ne s'est pas astreint à penser la communauté politique québécoise pour ce qu'elle fut réellement et de la façon dont elle s'est spécifiquement construite, présentée et réalisée dans l'histoire». On a plutôt voulu lui imposer des modèles théoriques qui la jugeaient à partir d'un idéal tendancieux -- la marche vers la souveraineté --, ratant ainsi une réalité originale qui fait sa grandeur.
L'expérience de l'ambivalence
Pour Létourneau, en effet, l'intention politique nationale du Québec est caractérisée, depuis le début et tout au long de l'histoire, par «la recherche d'un positionnement politique original entre quatre vecteurs d'êtres», soit «le désir de refondation, le souci de continuation, l'envie de collaboration et la volonté d'autonomisation». Foin, donc, de toutes ces thèses sur la nation empêchée ou sur le devenir avorté du pays québécois! Ce que dit notre histoire à ceux qui l'étudient vraiment pour ce qu'elle est, c'est que «la revendication prudente», «la forme d'un patriotisme circonspect et celle d'un affirmationnisme réfléchi» ont su nous fournir «une voie de passage vers l'avenir qui se situe quelque part entre la volonté de détachement et le désir de rattachement» et qu'il faudrait être ingrat ou dogmatique pour ne pas le reconnaître. «L'ambivalence des Québécois, précise Létourneau, n'a rien d'une essence. Elle est une expérience du Soi dans le temps qui s'est ainsi conformée par nécessité, par choix, par occasion saisie dans la dynamique du moment, par imposition et par obligation. Sous ce rapport, le passé n'est nullement garant de l'avenir.» Mais il est néanmoins, ce passé, porteur d'éclairantes leçons qui peuvent nous aider, selon le titre d'un précédent essai de Létourneau, à «passer à l'avenir».
À l'époque de la Nouvelle-France, l'ambivalence de nos ancêtres s'exprime déjà «dans l'entrelacs du Soi avec et contre l'Autre», dans ce cas les autochtones et la mère patrie. À la Conquête, la même logique s'applique: les références françaises sont valorisées (la langue, le catholicisme et les lois civiles), mais les avantages de la britannicité (habeas corpus, liberté de presse et parlementarisme) sont intégrés avec enthousiasme. Les rébellions de 1837-38 marquent un moment de crise aiguë, mais, selon Létourneau, «le mouvement patriote radical est minoritaire» et domine encore à cette époque le projet modéré de «résistance subtile» incarné par Étienne Parent.
L'Acte d'union de 1840 fait mal aux Québécois, mais il ne les enferme pas dans la survivance. Le «beau risque» de LaFontaine s'inscrit toujours dans l'intention nationale qui traverse notre histoire en ce qu'il «lui permet de conjuguer [...] son désir de collaboration et son souci de distanciation». Dans le même sens, le pacte confédéral de 1867 sera accepté par une majorité de Franco-Québécois parce qu'il «permet au groupement d'éviter l'uniformisation de la cité universelle (crainte de l'anonymat) tout autant que le péril du provincialisme (crainte de la marge) en même temps qu'il leur concède le droit à l'égalité (souci de normalisation) et à l'identité (volonté de distinction)».
Dans un jargon créé pour les besoins de sa démonstration, Létourneau appelle «canadianité» cette ambivalence canado-québécoise. Elle deviendra «québécité» à partir des années 1960. L'historien l'oppose à la «canadianisation» (une sorte de fédéralisme unitaire), à la «canadiennisation» (terme qui désigne le projet civique et postnational trudeauiste), à la «québécisation» (le projet indépendantiste démocratique) et à la «québécitude» (un indépendantisme romantique à la Félix Leclerc ou à la Pierre Perrault).
Un paradigme épuisé
Il est clair que, pour Létourneau, l'intention qui domine notre histoire nationale est celle de la canadianité sans canadianisation ou canadiennisation et de la québécité sans québécisation. Il va même jusqu'à affirmer que le fort résultat du OUI en 1995 s'explique par la présence de Bouchard, le «réformiste raisonnable», à la tête des troupes et par l'obligation de partenariat avec le Canada. Provocateur et mesquinement paternaliste, il ajoute que les Québécois ont mollement réagi à la Loi sur la clarté parce qu'«ils n'ont pas le désir que leur appui réel ou éventuel au projet souverainiste soit interprété comme un consentement de leur part à la réalisation effective de la souveraineté»!
Il faut du génie pour faire de l'ambivalence et de l'«opportunisme circonstanciel» des vertus politiques nationales, et Jocelyn Létourneau en a. Sa lecture de notre histoire est contestable, mais elle brille néanmoins par son intelligence et sa sensibilité. Je ne suis pas loin, d'ailleurs, de la partager, à une réserve près. J'accepte de reconnaître que l'intention nationale du Québec ait été réformiste et ambivalente, qu'elle soit notre honneur et qu'elle nous ait, somme toute, bien servis jusqu'aux années 1970.
Depuis lors, toutefois, ce paradigme me semble épuisé et stérile parce qu'il est privé de vis-à-vis qui le partage au moins partiellement. L'ambivalence est un jeu qui se joue à deux et le Canada anglais a cessé de jouer. Pour reprendre les termes du philosophe Michel Seymour, je dirais que le fédéralisme d'ouverture, qui nous permettait un souverainisme tranquille du même genre, c'est-à-dire ambivalent, n'existe plus, au Canada anglais, ailleurs que dans les mots. Aussi, ce n'est pas au nom du radicalisme, mais justement au nom du réformisme pragmatique de nos prédécesseurs, chanté par Létourneau, que l'heure est venue de dépasser cette ambivalence qui n'est pas notre essence. Ce fut, illustre l'historien avec brio, une stratégie noble et féconde. Ce ne l'est plus, et on ne connaît pas encore le génie qui nous convaincra que branler dans le manche est une vertu.
louiscornellier@parroinfo.net
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Que veulent vraiment les Québécois ?
Jocelyn Létourneau
Boréal
Montréal, 2006, 184 pages
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