La mondialisation ne date pas d'hier, mais la direction franchement néolibérale qu'elle a prise à partir des années 1980 marque néanmoins une rupture avec le passé qui affecte toutes les sphères de l'activité humaine. L'éducation, donc, n'y échappe pas. Comme le souligne Jocelyn Berthelot, chercheur à la Centrale des syndicats du Québec, dans Une école pour le monde, une école pour tout le monde, «un nouveau modèle éducatif mondial s'implante un peu partout», piloté par les grandes institutions économiques internationales comme l'OCDE et fondé sur le «passage d'une logique basée sur des valeurs éducatives et sociales à une logique économique».
Selon ce «modèle éducatif néolibéral», l'introduction de la logique marchande dans le monde scolaire passe par la concurrence entre les établissements, par une plus grande autonomie de ces derniers et par un contrôle de qualité assuré par l'État. Cette rupture avec les anciens systèmes scolaires nationaux, étatiques et centralisés serait garante d'égalité, d'efficience et de qualité.
Mensonge que tout cela, réplique le chercheur, qui a analysé ce virage en détail. Dans un tour d'horizon des diverses études internationales portant sur les effets de ces changements, il montre que c'est la mission même de l'éducation qui est mise en péril par ce modèle. Le principe de la concurrence entre les établissements, constate-t-il en s'appuyant sur la recherche, «a conduit, un peu partout dans le monde, à une exacerbation des divisions de classes et de races, à une accentuation de la fracture sociale et à davantage d'apartheid culturel». Il insiste particulièrement sur les effets délétères du libre choix de l'école, du principe de l'autonomie des établissements, de la multiplication des programmes particuliers, de la politique d'obligation de résultats, tout en critiquant aussi l'invasion de l'école par l'entreprise, la commercialisation de la recherche universitaire, l'efficacité des PPP et le remplacement, à l'échelle internationale, d'une approche coopérative par une approche commerciale. Le programme critique, donc, est très chargé, mais solidement argumenté, et il conclut au danger d'une «soumission de l'éducation à d'étroites visées économiques». C'est rien de moins que l'idéal démocratique, une des missions fondamentales de l'éducation, qui est menacé par cette dérive marchande.
Pour une école québécoise démocratique
S'il s'en était tenu à ces considérations critiques générales, Berthelot, sans faire consensus, aurait probablement été applaudi par la majorité. Il sera, pourtant, je vous l'annonce, fortement contesté parce que les conclusions qu'il en tire pour le système d'éducation québécois bousculent plusieurs idées reçues et risquent de déplaire aux parvenus de notre société. Berthelot, en effet, n'est pas qu'un autre penseur chic et désincarné de la gauche caviar, mais un intellectuel de choc dont les propositions très concrètes visent l'établissement d'une école québécoise vraiment démocratique.
Depuis 40 ans, écrit-il, «la société québécoise a grandement profité du développement rapide de l'éducation publique», mais force est de constater, aujourd'hui, que le système connaît des ratés qui ne relèvent pas d'abord, attention, de la qualité de l'enseignement ou de l'indifférence des jeunes, mais de vices structurels inspirés par le modèle éducatif néolibéral. L'idéal méritocratique -- à chacun son mérite sans égard aux conditions socioéconomiques -- ne porte pas ses fruits parce qu'il est nié dans les faits.
Actuellement, conséquence du libre choix de l'école et des effets qu'il engendre, comme la multiplication des projets particuliers et sélectifs, les élèves issus de l'immigration et les élèves issus de milieux pauvres se retrouvent concentrés dans certains établissements. Cela, d'une part, nuit à l'intégration et encourage un certain repli communautaire, et, d'autre part, engendre une inégalité scolaire qui perpétue l'inégalité sociale.
S'appuyant sur de multiples études qui contredisent radicalement le discours des satisfaits, Berthelot établit que «les pays ayant un système scolaire peu différencié [formation commune d'au moins neuf ans] visant à doter tous les élèves des outils nécessaires à la vie citoyenne sont ceux qui obtiennent les meilleurs résultats et qui sont en même temps les plus égalitaires». En d'autres termes, c'est en mélangeant les jeunes de tous les horizons socioéconomiques dans les mêmes établissements et, aussi, dans les mêmes classes que l'on réussit à vraiment faire monter le niveau collectif, et ce, sans nuire à l'élite.
Aussi, si le bien commun n'est pas pour nous qu'une formule, mais bien une valeur, un idéal à rechercher, il importe d'opter pour des solutions qui concrétisent cet engagement. Berthelot propose donc de mettre fin au financement des écoles privées (par étapes, dans le cas du secondaire, et en visant l'intégration du personnel et des élèves au réseau public) et de limiter le libre choix de l'école pour, comme l'écrit le sociologue Marcel Crahay, «freiner la tendance spontanée à la consanguinité sociologique» et, ajoute le chercheur, «assurer la plus grande diversité sociale et ethnique possible». Il privilégie aussi les classes hétérogènes, jusqu'à la fin de la troisième secondaire, puisqu'elles «maximisent les progrès des plus faibles, sans pour autant nuire aux progrès des plus forts». Il rappelle, de même, la nécessité de financer adéquatement le réseau scolaire et d'investir ces sommes à la bonne place, c'est-à-dire dans le personnel : «En éducation, il n'existe pas de technologie qui permettrait de prolonger l'espérance de vie scolaire. [...] L'éducation est une activité profondément humaine où seules les personnes peuvent venir à la rescousse. C'est dans ces personnes qu'il faut investir pour l'avenir des enfants, de tous les enfants.»
Ouvrage extrêmement riche, qui aborde toutes les facettes de l'éducation au Québec (services à la petite enfance, formation des adultes, formation continue, enjeux cégépiens et universitaires, débats sur la réforme, le redoublement et l'autonomie professionnelle et plusieurs autres sujets connexes comme le problème de la pauvreté en général), Une école pour le monde, une école pour tout le monde est surtout un essai original, courageux, généreux et profondément humaniste, qui plaide avec aplomb, et sans intentions polémiques gratuites, en faveur de l'attention universelle portée au développement du «potentiel humain» plutôt qu'à celui du «capital humain».
louiscornellier@parroinfo.net
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Une école pour le monde, une école pour tout le monde
L'éducation québécoise dans le contexte de la mondialisation
Jocelyn Berthelot
VLB
Montréal, 2006, 224 pages
Essais québécois
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