Le président de la Chambre des communes, Peter Milliken, a rappelé hier, dans une décision très attendue, que le Parlement détient le privilège incontestable d’obliger le gouvernement à rendre compte de ses actes.
Photo : Agence Reuters Blair Gable
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Guillaume Bourgault-Côté - Ottawa — Le gouvernement Harper a perdu la bataille acharnée qu'il livrait pour éviter de remettre des documents non censurés à l'opposition. Le président de la Chambre, Peter Milliken, a réaffirmé hier haut et fort la suprématie de la Chambre sur le gouvernement, tout en imposant aux parlementaires de s'entendre pour trouver une façon d'étudier les documents sans nuire à la sécurité nationale.
En rendant hier une décision jugée historique par les observateurs, Peter Milliken a souligné qu'il «n'est pas exagéré d'affirmer que le président a rarement été saisi d'une affaire aussi complexe et lourde de conséquences». Sur le fond, M. Milliken devait déterminer qui, du gouvernement ou de la Chambre, est souverain dans notre régime. Et sa réponse fut limpide: le Parlement est roi.
«La non-exécution par le gouvernement de l'ordre [de production de documents non censurés liés au dossier des détenus afghans] du 10 décembre 2009 constitue une question de privilège», a tranché M. Milliken en se rendant aux arguments de l'opposition.
Il a donc donné deux semaines aux leaders parlementaires des partis pour qu'ils trouvent une façon de divulguer et d'étudier les documents sans nuire à la sécurité nationale. Sans entente, M. Milliken donnera le feu vert à l'opposition pour qu'elle dépose une rarissime motion d'outrage au Parlement visant trois ministres de premier plan du gouvernement Harper: ceux-ci pourraient carrément être expulsés de la Chambre.
L'obligation du gouvernement
Dans un discours de près d'une heure étalé sur 40 pages (il a remonté l'histoire jusqu'aux acquis de la glorieuse révolution de 1689), Peter Milliken a rappelé que «dans un régime de gouvernement responsable, le droit fondamental de la Chambre des communes d'obliger le gouvernement à rendre compte de ses actes est un privilège incontestable et, en fait, une obligation.»
Accepter une situation où le gouvernement peut simplement refuser de répondre à un ordre adopté par une majorité de députés parce que les documents demandés sont très délicats «reviendrait à miner complètement l'importance du rôle qu'ont les parlementaires d'obliger le gouvernement à rendre des comptes», dit-il.
Le président Milliken estime également que si l'exécutif avait un «pouvoir inconditionnel de censurer les renseignements fournis au Parlement», cela «compromettrait la séparation des pouvoirs censée reposer au coeur même de notre régime parlementaire».
Bien sûr, un ministre peut refuser de remettre un document s'il juge que sa divulgation pourrait compromettre la sécurité nationale. Mais si la Chambre insiste, il doit obtempérer, dit M. Milliken. Car «il existe une nette différence» entre la valeur du jugement d'un seul ministre et le poids d'un «ordre dûment adopté par la Chambre». «Il ne faut jamais oublier que c'est la Chambre qui décide si les raisons invoquées pour refuser de fournir des renseignements sont suffisantes», a-t-il précisé.
Négociation
Cette obligation de remettre les documents établie, Peter Milliken n'a pas voulu imposer hier un dénouement à la crise qui secoue le Parlement depuis le mois de décembre.
Trouver comment «instaurer un mécanisme par lequel ces documents pourraient être mis à la disposition de la Chambre sans compromettre la sécurité et la confidentialité des renseignements qu'ils contiennent» est une responsabilité des parlementaires, estime M. Milliken.
Le Canada a une histoire «enviable» de plus de 140 ans de parlementarisme, a-t-il rappelé. «Ce serait un signe d'échec si ce bilan devait être entaché» parce que le gouvernement et l'opposition sont incapables de trouver une façon de manipuler ces documents.
C'est pourquoi il a imposé deux semaines de trêve aux belligérants, afin que la Chambre trouve une «solution respectueuse des intérêts de chacun». Il a suggéré des pistes: étude à huis clos du comité parlementaire sur l'Afghanistan [à qui les documents doivent être remis], identification numérotée des exemplaires et destruction immédiate de ceux-ci après les rencontres, nomination d'un arbitre indépendant, etc.
M. Milliken a laissé entendre que la solution proposée par le gouvernement en mars — une révision de la censure par l'ancien juge Frank Iacobucci — ne répond pas au problème. Car M. Iacobucci doit rendre des comptes au ministre de la Justice, et non à la Chambre. «Son client est donc le gouvernement», a-t-il fait remarquer.
«Il sera difficile de trouver un terrain d'entente» en deux semaines, reconnaît Peter Milliken, qui préside quotidiennement aux acrimonieux débats de la Chambre. Pour calmer le jeu, il a sermonné un peu tout le monde, hier: le gouvernement qui dit que certains députés «ne sont pas suffisamment dignes de confiance», l'opposition qui suggère que le «gouvernement a des motifs cachés et intéressés de caviarder les documents». La récréation doit cesser, avertit-il.
Pour le constitutionnaliste Pierre Thibault, de l'Université d'Ottawa, «il est sain que le président Milliken se soit prononcé d'une façon aussi claire sur la suprématie de la Chambre». Il remarque que si le président a «un peu coupé la poire en deux en disant aux élus: "Assoyez-vous, ça fait 140 ans qu'on fonctionne, alors négociez". Il s'attend sur le fond à ce que le gouvernement fournisse les documents non censurés».
Réactions
Le gouvernement acceptera-t-il? Le ministre de la Justice, Rob Nicholson, a indiqué immédiatement après la présentation de M. Milliken qu'il «accueillait favorablement la possibilité d'un compromis qui respectera nos obligations légales». Il a affirmé dans une brève déclaration que «le gouvernement ne brisera pas intentionnellement les lois parlementaires», mais qu'il ne compromettra pas non plus «la sécurité nationale du pays ou celle de nos soldats».
Les trois partis d'opposition ont applaudi la décision de M. Milliken. Pour le chef libéral, Michael Ignatieff, celle-ci constitue «une victoire claire pour le Parlement». M. Ignatieff a assuré qu'il allait «travailler avec le gouvernement» et trouver d'ici deux semaines «un compromis honorable qui sauvegarde les droits du Parlement, mais qui respecte la sécurité nationale».
Selon Gilles Duceppe, un compromis est facile: «C'est que ça se fasse à huis clos et que les partis jugent du contenu de chacune des lettres, au lieu de laisser ça au jugement — déficient d'ailleurs — de ce gouvernement.» Au NPD, Jack Layton a indiqué que le «gouvernement n'a pas le choix. Il doit travailler avec nous pour trouver une solution, et nous serons raisonnables dans ces discussions. Mais s'il n'y a pas de solution, nous avons une motion» d'outrage qui est prête.
Détenus afghans - Harper perd sa bataille
Milliken réaffirme la suprématie de la Chambre. Les élus ont deux semaines pour trouver un compromis.
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