Les relations de Stephen Harper avec la droite religieuse reviennent à l’avant-scène de l’actualité. Pour mieux comprendre la dynamique politique de ces relations, nous vous proposons la lecture du chapitre V du livre Le Vrai Visage de Stephen Harper publié par Pierre Dubuc en 2006 aux Éditions Trois-Pistoles.
Le déménagement de Stephen Harper de Toronto vers l’ouest s’accompagne d’un cheminement personnel sur le plan religieux. À Toronto, la famille Harper était membre de la United Church. Dans l’ouest, Stephen Harper adhère à la Christian and Missionary Alliance, une Église évangéliste presbytérienne. Faut-il s’étonner que ce soit la même Église que celle du couple Preston et Sandra Manning! Il faut dire que dans l’ouest, politique et religion sont souvent indissociables et leurs racines communes sont profondes.
Déjà, dans les années 1930, les mouvements populistes étaient à forte connotation religieuse, et ce autant à gauche qu’à droite. En Saskatchewan, le pasteur baptiste Tommy Douglas fonde le Cooperative Commonwealth Federation (CCF), l’ancêtre du NPD. Il est élu à l’élection fédérale de 1935, mais revient sur la scène provinciale de la Saskatchewan où il accède au pouvoir en 1944 avec le soutien des chrétiens évangélistes.
En Alberta, le mouvement prend plutôt une allure de droite avec le pasteur William (Bible Bill) Aberhart qui fait la promotion des théories du crédit social du Major C. H. Douglas. Il construit une bonne partie de sa popularité à partir de son émission radiophonique hebdomadaire intitulée la National Bible Hour. Aberhart dirigera la Saskatchewan de 1935 à 1943.
Ernest Manning, le père de Preston, qui avait été le secrétaire de Aberhart, le remplacera à la tête de la province et à l’antenne de la radio pour sa National Bible Hour. Il sera au pouvoir de 1943 à 1968. Anecdote intéressante, lorsque le vieux Ernest Manning décédera en 1996, le premier ministre Jean Charest, alors chef du Parti conservateur fédéral, lui rendra un hommage senti à la Chambre des communes en disant que, bien que sa famille ait été de religion catholique, elle écoutait religieusement chaque dimanche après-midi le prêche de Manning à la radio.
En 1952, le Crédit social franchira les Rocheuses avec l’élection du gouvernement créditiste de W.A.C. Bennet en Colombie-britannique. Il gouvernera de 1952 à 1972. Son fils Bill lui succèdera à la tête du gouvernement de Victoria de 1975 à 1986 après un bref intermède néo-démocrate. L’influence de la droite religieuse s’étendra à la Saskatchewan lorsque Tommy Douglas quittera sa province en 1961 pour diriger le NPD à Ottawa.
Dirigés par Robert Thomson, un ancien missionnaire, les créditistes feront une percée à Ottawa en 1962, avec une aile québécoise sous les ordres de Réal Caouette. Mais des dissensions surgiront bientôt entre les deux familles créditistes de l’ouest et du Québec et Robert Thomson se ralliera au Parti progressiste-conservateur de Robert Stanfield en 1968.
Le Parti progressiste-conservateur rassemble alors plusieurs tendances. Le vieux Parti conservateur de John A. Macdonald avait ajouté l’étiquette « progressiste » lors de l’élection en 1942 du premier ministre du Manitoba, John Bracken, à sa direction. Bracken gouvernait sa province depuis vingt ans à la tête de son « Progressive Party » et le changement d’étiquette avait pour but était de rallier les membres de ce parti agraire favorable au libre-échange avec les États-Unis qui avait connu son apogée dans l’ouest au cours des années 1920 et 1930.
En plus de ces « red tories », le Parti progressiste-conservateur, regroupait des Conservateurs de l’est du pays, surtout influencés par les Conservateurs britanniques, alors que les Conservateurs de l’ouest puisaient leur inspiration dans le conservatisme fiscal, social et religieux américain.
Dans le cabinet de Brian Mulroney en 1984, on retrouve une trentaine de ces conservateurs religieux que Mulroney appelle affectueusement son « God Squad ». Un d’entre eux, Jake Epp, un mennonite pratiquant, provoqua un affrontement au sein du parti en cherchant un compromis sur la question de l’avortement. Il est attaqué par la gauche, mais également par la droite qui ne voulait rien de moins que l’interdiction totale de l’avortement. Ces partisans d’un conservatisme social doctrinaire émigrèrent vers le Reform Party de Preston Manning qui regroupait déjà un autre courant qui avait scissionné du Parti conservateur après l’octroi par le gouvernement Mulroney des contrats d’entretien des CF-18 à la compagnie Canadair au Québec plutôt qu’à Bristol à Winnipeg au Manitoba. Manning les encouragea à joindre le parti, mais les empêcha d’en prendre le contrôle. Ils se regroupèrent alors derrière Stockwell Day, un pasteur de l’Église pentecôtiste qui passait tous ses dimanches dans les églises charismatiques à recruter des partisans. Day est un fondamentaliste religieux qui ne croit pas à la séparation de l’Église et de l’État.
Selon Lloyd Mackey, l’auteur de The Pilgrimage of Stephen Harper (ECW Press), les églises charismatiques canadiennes se sont mise à croire qu’un grand renouveau national était pour surgir et qu’il surviendrait à Ottawa. Plus ils s’impliquaient dans la politique active, plus ces leaders religieux ont acquis la certitude qu’il ne suffisait pas d’influencer le processus politique, comme Manning le prônait, mais qu’il fallait aussi essayer d’en prendre le contrôle au nom du Christ. Pour eux, Manning était bon, mais Stockwell Day était meilleur.
Membre du gouvernement albertain, il avait dirigé la campagne pour empêcher le régime de santé d’assumer les frais des avortements en argumentant que ce n’était pas des traitements médicalement nécessaires. Ce groupe de doctrinaires religieux réussira à imposer Stockwell Day à la direction de l’Alliance canadienne en 2000, mais Jean Chrétien n’en fera qu’une bouchée à l’élection générale cinq mois plus tard.
Sous le leadership de Stockwell Day, un groupe de dissidents quittera l’Alliance pour former le Democratic Representative Caucus et s’alliera à la Chambre des communes aux Conservateurs de Joe Clark. Mais l’échec électoral de Day ouvrira la voie à Stephen Harper qui remportera la course à la chefferie de mars 2002 sur le même Stockwell Day.
Harper en profitera pour ramener au bercail le Democratic Representative Caucus, mais également pour marginaliser – sans les exclure – les fondamentalistes religieux. Harper dira en privé qu’on ne peut se passer de leur militantisme et de leur argent. Tout en gardant ses distances, il s’engagera à les défendre contre ceux qui les traitent de bigots et d’extrémistes.
Au cours de sa carrière politique, plusieurs des mentors de Stephen Harper accordaient beaucoup d’importance à la religion. Il y a bien entendu Preston Manning, mais également Ken Boessenkool, un penseur de « l’école de Calgary » et un des co-auteurs avec Harper du fameux discours du « coupe-feu » dans lequel ils prônaient pour l’Alberta une attitude inspirée par celle du Québec.
Boessenkool, sa femme Tammy, et leur quatre enfants sont membres de la Canadian Reformed Church, un groupe lié à des groupes réformistes hollandais. Des gens qui prennent très au sérieux leur foi et pratique une sorte de calvinisme basé sur la croyance que Dieu est souverain dans les affaires humaines.
Le meilleur ami de Stephen Harper, le montréalais d’origine John Weissenberger, a raconté à l’auteur de The Pilgrimage of Stephen Harper leurs longues discussions spirituelles, politiques et économiques. Au nombre de leurs trois auteurs préférés, on retrouve Malcolm Muggeridge, William Buckley et Reinhold Niebuh. Les trois ont en commun d’être passés, au plan social, du libéralisme de gauche au conservatisme et, au plan religieux, de l’agnosticisme à la foi religieuse.
Aujourd’hui, on retrouve bon nombre des fondamentalistes religieux dans la nouvelle députation conservatrice et jusqu’au cabinet de Stephen Harper. Stockwell Day est ministre de la Sécurité. Vic Toews, le ministre de la Justice, est un mennonite pratiquant. Il s’est fait remarquer en 1994, lorsqu’il a protesté contre la décision du gouvernement de Bob Rae de l’Ontario d’interdire les manifestations des militants pro-vie devant les cliniques d’avortement
Nommé ministre du Travail du gouvernement conservateur manitobain de Gary Filmore, Toews se fit le champion des politiques anti-ouvrières. Lorsqu’il proposa la privatisation des soins de santé à domicile, il fut accusé d’être en conflit d’intérêts étant un ancien employé de la compagnie d’assurances Great-West, propriété de Power Corporation.
Stockwell Day et Vic Toews sont à des postes clefs pour promouvoir les valeurs conservatrices de la loi et l’ordre comme cela s’est confirmé avec le dépôt de la loi pour des peines de prison plus sévères, une des cinq priorités du gouvernement Harper.
Stephen Harper n’est pas lui-même un fondamentaliste religieux, mais il a fort bien compris l’importance des valeurs religieuses en politique en ce début de XXIème siècle. En s’associant aux groupes religieux et en prônant leurs valeurs, il veut se gagner l’appui des libéraux conservateurs en Ontario où il y a un terrain fertile dans les circonscriptions où la balance du pouvoir est détenu par les conservateurs religieux chrétiens, juifs, musulmans, sikhs et hindous. C’est un secret de polichinelle qu’il privilégie une approche similaire à l’égard du Québec où Harper veut rallier une partie de la clientèle nationaliste sur la base de valeurs religieuses et conservatrices.
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L'approche des petits pas
Cette approche où la direction qu’on entend faire prendre à la société se profile à coups de petits pas plutôt que par des gestes d’éclat, Peter Mackay et Stephen Harper en avaient déjà convenu, s’il faut en croire Lloyd Mackey dans The Pilgrimage of Stephen Harper.
Mackay et Harper auraient prévenu les fanatiques religieux de leur entourage politique qu’ils devront s’ajuster à une nouvelle façon de parler et de faire. Au lieu, par exemple, de prôner l’abolition de l’avortement, ils devront plutôt chercher des façons de réduire le nombre d’avortements.
C’est de toute évidence l’approche retenue par le député conservateur Maurice Vellacott lorsqu’il a invité au Canada au mois de mai 2006 Angela Lanfranchi, une chirurgienne américaine spécialisée dans le traitement des cancers du sein. Mme Lanfranchi, qui est une militante pro-vie, affirme qu’il existe un lien entre le cancer du sein et l’avortement.
En conférence de presse à Ottawa, elle a affirmé que « les changements dramatiques du mode de vie découlant de la révolution sexuelle et du mouvement de libération de la femme sont largement responsables du développement fulgurant du cancer du sein de nos jours. » Mme Lanfranchi s’est également prononcée, lors de la même conférence de presse, contre la pilule anticonceptionnelle et a prôné l’abstinence lors des jours de fertilité comme méthode de contraception.
Deux ans avant son élection, Stephen Harper a prononcé un important discours devant le groupe conservateur Civitas avec lequel il maintient encore aujourd’hui des liens étroits. Son chef de cabinet, Ian Brodie, est membre du conseil d’administration de l’organisme et, le 5 mai 2006, le premier ministre Harper s’est rendu à l’improviste à la séance d’ouverture d’un colloque de l’organisme pour écouter le discours du président du Conseil du trésor fédéral, John Baird.
Au programme du colloque, on retrouvait les thèmes suivants chers à la droite religieuse : l’euthanasie, l’activisme judiciaire de la Cour suprême, les justifications morales de la guerre.
Il y a deux ans, Stephen Harper avait décrit dans son discours devant l’auditoire du Civitas l’essentiel de sa philosophie et de sa stratégie. Il avait d’abord rappelé l’existence de deux courants de pensée fondamentaux du XIXe siècle, le libéralisme économique classique tel que défini par Adam Smith et le conservatisme social classique élaboré par Edmund Burke. Les deux courants, précisait M. Harper, ont fusionné au XXe siècle pour contrer le socialisme.
Aujourd’hui, avec la chute du mur de Berlin et les révolutions thatchérienne et reageanienne, le conservatisme économique a triomphé, se félicitait Stephen Harper. Même les partis libéraux ou social-démocrates ont adopté les politiques de diminution du rôle de l’État, de privatisations et de libre-échange.
La lutte doit maintenant porter, déclarait-il, sur le terrain des valeurs sociales. Le véritable ennemi n’est plus le socialisme, mais le relativisme moral, la neutralité morale. Le chef conservateur affirmait vouloir redonner plus de pouvoirs aux familles dans l’éducation des enfants, les appuyer par une législation sévère contre les jeunes contrevenants, et revaloriser l’institution du mariage en accordant plus d’importance aux valeurs religieuses.
Stephen Harper y allait également d’un vibrant plaidoyer en faveur de l’intervention du Canada aux côtés des États-Unis dans la guerre contre le terrorisme. « La politique extérieure du Canada doit également reposer sur les valeurs morales du Bien contre le Mal », lançait-il. Une manifestation, selon lui, du neutralisme moral était la réticence de la gauche à combattre le terrorisme avec les moyens appropriés.
De façon tout à fait conséquente avec ce discours, un des tout premiers gestes de M. Harper a été de se rendre en Afghanistan et de déposer par la suite un budget qui prévoit une augmentation des dépenses militaires de 5,3 milliards de dollars annuellement pendant cinq ans.
M. Harper est un habile politicien. Il a prévenu ses partisans de bien choisir le terrain des luttes à venir en s’assurant de ne pas diviser les rangs des conservateurs. «L’important, déclare-t-il devant le club Civitas, c’est d’aller dans la bonne direction, même si c’est lentement. »
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