Nous sommes « les héritiers de cette fantastique aventure que fut une Amérique d’abord presque entièrement française et, plus encore, de l’obstination collective qui a permis d’en conserver vivante cette partie qu’on appelle le Québec. Tout cela se trouve au fond de cette personnalité qui est la nôtre. Quiconque ne le ressent pas au moins à l’occasion n’est pas ou n’est plus l’un d’entre nous ».
Qui est l’affreux « nationaliste identitaire » qui a osé prononcer ces mots ? Je vous le donne en mille. C’est évidemment René Lévesque. Le même qui fustigeait les « Rhodésiens de Westmount » et qui avait intitulé le premier chapitre d’Option Québec « Nous autres ». Le texte s’ouvrait d’ailleurs sur une citation de Fernand Dumont, qui disait croire « à la vertu des petites nations » puisque « ce sont celles où les valeurs communes ont des chances d’atteindre des racines profondes ».
« Héritiers », « valeurs communes », « racines », on imagine le procès en sorcellerie qui serait fait aujourd’hui aux auteurs de ces lignes. Il est bon de les relire au moment où certains tentent de séparer le mouvement national québécois entre bons nationalistes « civiques » d’hier et méchants nationalistes « identitaires » d’aujourd’hui. Je veux évidemment parler du documentaire de mon ancienne et estimée collègue Francine Pelletier, Bataille pour l’âme du Québec.
Tout son propos est destiné à soutenir la thèse bien connue selon laquelle le nationalisme québécois autrefois « ouvert sur le monde » et « progressiste » serait devenu « réactionnaire » et « identitaire ». Une thèse qui n’a rien de nouveau ni même de proprement québécois puisqu’on l’entend partout en Europe dès que surgit la question nationale.
J’ai cité René Lévesque, mais j’aurais pu citer de Gaulle et combien d’autres leaders de cette époque tant la mondialisation accompagnée de son prêchi-prêcha multiculturaliste cherche aujourd’hui à disqualifier toute forme d’affirmation nationale. Au Québec comme ailleurs en Occident.
Pourtant, si l’on veut bien ne pas faire abstraction du monde réel, force est de reconnaître que durant toutes ces années, ce n’est pas tant le nationalisme qui est devenu « identitaire », puisqu’il l’a toujours été, que l’irruption de la mondialisation et son idéologie diversitaire qui l’ont déclaré persona non grata. Nous sommes victimes d’une illusion. On veut nous faire croire que le train bouge alors que c’est la rame d’à côté qui avance en sens contraire.
Qu’est-ce en effet que le « nationalisme identitaire », sinon un pur pléonasme ? Comme l’eau est mouillée, tout nationalisme est par essence plus ou moins identitaire. À quoi sert en effet le nationalisme si ce n’est à défendre une nation qui s’est constituée au cours des âges et qui possède une histoire, une culture, une langue et des mœurs propres ? Bref, ce qu’on appelle une identité.
De Lionel Groulx à Maurice Séguin, de Michelet à Renan, d’Honoré Mercier à René Lévesque, de mémoire on n’a jamais vu de nationalisme non identitaire, sinon dans les élucubrations d’universitaires qui confondent le Québec avec un hall de gare. Ce qui ne veut pas dire que cette nation n’est pas ouverte à l’autre. Tout être doué de raison est en mesure, comme l’ont fait des générations d’immigrants, d’apprendre une langue, d’acquérir une culture et de se conformer aux mœurs de la majorité. Pour peu qu’on le veuille, évidemment, et qu’on ne cède pas à la tentation du ghetto ethnique que préconise le multiculturalisme canadien, inventé à la seule fin d’instrumentaliser l’immigration afin de marginaliser et d’ethniciser les Québécois.
D’aucuns prétendent qu’après la terrible défaite de 1995, le nationalisme québécois se serait refermé sur lui-même. Pourtant, si quelque chose a changé dans le nationalisme postréférendaire, c’est au contraire qu’il n’a cessé de donner des gages de son « ouverture » et de son « progressisme ». Toutes les raisons étaient bonnes pour faire l’indépendance (l’écologie, l’égalité des femmes, la lutte contre les discriminations), sauf la défense d’une culture et d’une langue pourtant en péril.
La vague de repentance qui a touché le monde occidental a frappé le Québec de plein fouet au pire moment de son histoire, alors qu’il avait été mis K.-O. par deux échecs référendaires. Voilà pourquoi nous n’avons de cesse de nous excuser d’exister et de dissoudre notre « mauvaise conscience » — selon l’expression du sociologue Jacques Beauchemin — dans toutes les idéologies de la mondialisation, dont le « wokisme » est aujourd’hui l’expression extrême.
C’est d’ailleurs largement ce nationalisme aseptisé et sans saveur, doublé de cette incapacité du PQ à être à la fois nationaliste et indépendantiste comme savait le faire René Lévesque, qui explique la fuite des militants et des électeurs vers l’ADQ de Mario Dumont, puis la CAQ de François Legault.
Ce n’est pas le nationalisme qui a changé, mais le monde. Tel est l’angle mort de ces raisonnements pour lesquels le nationalisme n’obtiendra jamais de brevet de moralité tant qu’il ne se sera pas renié complètement.
C’est ce que René Lévesque appelait la « tentation permanente de ce refus de soi-même, qui a les attraits d’une pente facile au bas de laquelle se trouverait la noyade confortable dans le grand tout ».
On pourrait aussi appeler ça la Louisiane.