Retour de balancier

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« À l’inverse, la nouvelle hégémonie diversitaire pousse aujourd’hui les nationalistes dans leurs retranchements, les forçant à donner des gages à la gauche »


Ceux qui se souviennent de l’extraordinaire fierté qu’avait suscitée l’adoption de la loi 101 en 1977 auront compris que nous ne sommes plus à cette époque. Difficile de trouver la même ferveur chez ceux qui ont adopté cette semaine le projet de loi 96. La loi 101 avait alors fait parler d’elle dans le monde entier. Dans l’univers anglophone, on avait évidemment dénoncé dans des mots souvent outranciers une loi brimant les droits de la « minorité ». Mais ailleurs, l’écho était différent. Le journal Le Monde avait évoqué une « revanche historique ». Lors de son adoption, le quotidien avait repris les mots de ses auteurs selon qui le but de cette loi était de « rendre la province “aussi française que le reste du Canada est anglais”. »


Lors de mes premiers reportages à l’étranger, on me parlait spontanément de la loi 101. En France, dans les milieux informés, elle jouissait d’une véritable aura. C’était aussi le cas ailleurs en Europe, comme en Catalogne, où les nationalistes au pouvoir ne cachaient pas leur admiration pour la détermination dont nous avions fait preuve. En 2012, le linguiste Claude Hagège avait même soutenu que la France devait s’inspirer du Québec afin d’imposer l’unilinguisme français dans l’affichage. À voir les Champs-Élysées aujourd’hui, on déplore qu’il n’ait pas été entendu.


« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement », disait Boileau. Ce principe s’applique à toutes les grandes lois, qui sont généralement des lois simples qui reposent sur un principe immuable. Au lieu de se perdre dans un fouillis administratif et des contorsions juridiques (comme les complexes tests linguistiques de la défunte loi 22), elles proclament une vérité essentielle que chacun est à même de comprendre. C’est ainsi qu’elles imposent le respect.


Qu’exprimait l’esprit de la loi 101 sinon qu’au Québec, tous les nouveaux venus avaient vocation à s’intégrer à la majorité linguistique et culturelle par le truchement de son école ? Bref, à devenir des Québécois de langue et de culture française. Point à la ligne. Ce principe de l’intégration scolaire est d’une telle évidence qu’il mériterait d’être appliqué à tous les niveaux du réseau éducatif sans exception. C’est d’ailleurs ce que font depuis longtemps les Catalans en Espagne et les Wallons en Belgique, qui semblent avoir retenu mieux que nous la leçon de Camille Laurin. Nul doute qu’un jour, il faudra y revenir.


Mais nous avons changé d’époque. C’est ce qu’explique avec talent le jeune essayiste Étienne-Alexandre Beauregard dans son premier essai, Le Schisme identitaire (Boréal). L’ouvrage propose une description passionnante du cheminement idéologique du Québec depuis 1995. Beauregard décrit le passage de l’effervescence nationaliste que fit naître la Révolution tranquille à l’idéologie « post-nationale » qui domine aujourd’hui. Il raconte le ralliement de la gauche, au nom du progressisme, à l’idéologie diversitaire et sa déclaration de guerre contre ce que Fernand Dumont appelait la « culture de convergence ».


Avant 1995, écrit Beauregard, le nationalisme des historiens Lionel Groulx et Maurice Séguin exerçait une telle hégémonie intellectuelle que même le Parti libéral de Robert Bourassa fut en quelque sorte obligé de se dire autonomiste. D’où la loi 22. À l’inverse, la nouvelle hégémonie diversitaire pousse aujourd’hui les nationalistes dans leurs retranchements, les forçant à donner des gages à la gauche multiculturaliste qui exerce le magistère moral dans les médias et les grandes institutions.


Dans ces débats comme celui qui s’achève sur le projet de loi 96, il arrive que les nationalistes québécois se sentent à ce point isolés qu’ils se croient hors du monde. Il est pourtant frappant de constater combien cette nouvelle guerre culturelle que décrit Beauregard n’est pas proprement québécoise. Elle est même la réplique, à notre échelle, d’un affrontement qui se déroule partout en Occident. Partout où l’idéologie de la mondialisation heureuse, qu’est au fond ce rêve post-national et diversitaire, se bute au retour des nations.


Il y a quelques années encore, on pouvait croire que ces dernières n’étaient destinées qu’à se fondre dans des ensembles plus grands et multiethniques. Des ensembles dont le Canada se prétend depuis toujours le prototype achevé. Ce n’est plus vraiment le cas, alors qu’à la faveur des ratés d’une mondialisation aujourd’hui en déclin, on assiste au réveil du sentiment national aussi bien en France et dans les anciens pays de l’Est qu’au Royaume-Uni et ailleurs en Occident. Sans parler de l’Ukraine.


Partout, les coups de boutoir contre l’identité nationale imposés par les élites multiculturalistes font réagir les peuples qui ne sont pas prêts à troquer leur langue, leur héritage et leurs mœurs pour un grand melting-pot informe et sans substance. Comme l’écrit Beauregard, cette guerre va s’intensifier, et l’on voit déjà les forces politiques qui prétendent s’en tenir à l’écart se faire balayer. C’est un peu ce qui arrive chez nous au Parti québécois et qui, dans un autre contexte, a décimé en France le Parti socialiste et Les Républicains.


Cette reconfiguration du combat politique prend des formes diverses, souvent déroutantes et parfois extrêmes. Mais les mêmes forces sont à l’œuvre, qui mettent en scène de vieilles nations qui ne veulent pas mourir et qui n’ont pas dit leur dernier mot.

 





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