Le passage à la nouvelle année est propice aux bilans. C’est une sorte de tradition non écrite. On élit la personnalité de l’année, on choisit l’événement de l’année. Il y a évidemment l’exploit sportif de l’année, le film de l’année, la chanteuse de l’année. Les chroniqueurs parlementaires distribuent leurs notes aux ministres. Même les journalistes ont eu droit cette année à leur petit florilège. Puis, il y a les prix citron. Dans ce domaine, nous vivons des années fastes. Mais il y a un oublié dans cette liste d’épicerie. C’est la « fake news » de l’année.
La prolifération des réseaux sociaux a en effet remis au goût du jour ce qu’on appelait autrefois tout simplement une fausse nouvelle ou, mieux encore, une « intox ». Un mot qui désigne une « action insidieuse sur les esprits [pour accréditer une opinion, démoraliser, influencer] », dit Le Robert. Rappelons qu’une intox peut aussi bien servir une bonne cause qu’une mauvaise. La question n’est vraiment pas là.
En matière d’intox cette année, je vois mal comment on pouvait faire mieux que la pseudodécouverte en mai dernier d’une « fosse commune » ou d’un « charnier » près d’un ancien pensionnat de Kamloops, en Colombie-Britannique. Comme l’affirme l’écrivain et ancien journaliste Louis Fournier, « aujourd’hui, une multitude de gens croient encore une hallucinante fausse nouvelle diffusée en mai dernier par les médias du monde entier : les corps d’enfants autochtones décédés auraient été jetés en secret dans une “fosse commune”, voire un “charnier”, près d’un ancien pensionnat catholique des Oblats de Marie-Immaculée à Kamloops en Colombie-Britannique » (L’aut’Journal, 3 décembre 2021).
On apprendra par la suite qu’il n’y avait ni « fosse commune » ni « charnier », mais simplement des tombes anonymes ou un cimetière abandonné. Grâce aux historiens Jim Miller et Brian Getter, on sait en effet que ces enfants décédés dans les pensionnats des Oblats — la plupart du temps de maladie et d’épidémies — ont très probablement eu une sépulture digne. Selon ces historiens, si ces enfants sont « disparus », c’est que le gouvernement canadien refusait de payer pour rapatrier les corps auprès des familles. Et qu’avec le temps les croix qui ornaient ces tombes sont disparues faute d’entretien.
Il ne s’agit évidemment pas de nier la souffrance qu’ont pu représenter ces pensionnats dont la mission consistait à assimiler les enfants autochtones en les éloignant de leur famille. Mais cette invention qui donne au récit une fausse odeur de camps d’extermination se retrouve aujourd’hui partout dans la presse internationale. « Le Canada divisé face aux charniers d’enfants amérindiens », titre sans état d’âme le journal régional Sud Ouest, publié à Bordeaux. L’article parle même de « cimetières d’enfants massacrés » !
Tous n’ont pas eu la rigueur de la BBC qui, citant le chef de la nation des Cowessess de la Saskatchewan, Cadmus Delorme, précise qu’il s’agit de « sépultures sans inscriptions » (« unmarked graves ») et non pas de « fosse commune » (« mass grave site »). Comme l’explique Louis Fournier, la formulation ambiguë d’un premier communiqué « a induit les médias à parler de fosse commune, sans qu’aucun démenti ne soit apporté. Un mois et demi plus tard, le 15 juillet, un nouveau communiqué annonçait désormais la présence “probable” de tombes anonymes dans un cimetière. Mais entretemps, tous les médias avaient diffusé cette sombre histoire de charnier ».
Cet exemple illustre combien, en ces temps de radicalisation politique, une partie du journalisme est devenue perméable au militantisme et aux discours idéologiques. Il arrive au journalisme ce qui arrive à de trop nombreuses universités, comme l’écrit d’ailleurs Tara Henley. Notre collègue a récemment quitté la CBC en dénonçant l’influence sur la société d’État d’« une idéologie politique radicale venue des grandes universités américaines ». Elle rejoint ainsi la trop longue liste de journalistes qui, comme l’Américaine Bari Weiss du New York Times et le caricaturiste français Xavier Gorce du Monde, ont eu maille à partir avec la rectitude politique de leur époque.
Dans un fabuleux roman qui raconte la descente aux enfers d’un antihéros à l’ère des réseaux sociaux et du politiquement correct (Le voyant d’Étampes, Les Éditions de l’Observatoire), Abel Quentin a trouvé les mots pour décrire ce que nombre de ceux qui font le métier d’informer et de penser éprouvent en ces temps troubles.
« Les Nouvelles Puissances, écrit-il, avaient érigé l’émotion au rang de valeur suprême, la souffrance comme étalon de mesure de l’universel […]. Elles broyaient tout élément antagoniste sans barguigner. Elles incriminaient les actes sans considérer l’intention. Ou plutôt elles déduisaient l’intention des actes, et se souciaient peu d’individualiser les peines. L’épaisseur des vies ne les intéressait pas. Il y avait les forces du Mal et il y avait les forces du Bien. »
Ce livre en forme de thriller politique est un extraordinaire éloge de la nuance. La nuance qui devrait être l’autre nom du journalisme.