par Brian Myles
Il y aura dix ans le 21 novembre prochain que le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones a été publié. Dépeint à l'époque comme le rendez-vous de «la dernière chance» par les Premières Nations, cette montagne de 4000 pages proposait une révolution... qui n'a pas encore abouti. La tenue du Sommet socioéconomique de Mashteuiatsh, cette semaine, en est la preuve. Les autochtones sont encore loin de l'instauration -- tant souhaitée -- de relations «d'égal à égal» avec les Blancs.
La capitale nationale accueillait un bien étrange spectacle le 21 novembre 1996. Un salut matinal au soleil sur les rives de la rivière Outaouais a précédé la publication du rapport final de la Commission royale sur les peuples autochtones. Les chants de gorge du duo inuit Tudjaat et la guitare de Claude McKenzie (ex-membre de Kashtin) ont rempli le Musée des civilisations, où George Erasmus et René Dussault ont dévoilé le fruit de cinq années de travail acharné. Le ton était donné : il n'y aurait rien d'habituel, à commencer par sa présentation, dans ce rapport historique.
La commission [Erasmus-Dussault->www.vigile.net/ds-societe/index-dussault.html] a amorcé ses travaux sous le règne de Brian Mulroney, en 1991, pour les compléter sous celui de Jean Chrétien, en 1996. Elle a produit le rapport le plus volumineux et le plus coûteux de l'histoire du Canada : 440 recommandations produites au coût de 58 millions de dollars (72 millions en dollars constants).
La tenue de la première commission d'enquête sur les autochtones remontait en 1840. Chargé d'examiner les allégations d'empiétement des colons sur les terres des Indiens et la détérioration des conditions de vie dans leurs communautés, le gouverneur général Charles Bagot proposa la création des pensionnats pour contrer l'influence, sur les jeunes, des valeurs traditionnelles des parents. Avec un siècle et demi de décalage, la commission Erasmus-Dussault se donnait l'ambitieuse mission de remédier à cette politique d'assimilation ratée.
Le document proposait notamment l'instauration d'un troisième ordre de gouvernement, autochtone, souverain dans ses champs de compétence au même titre que le fédéral et les provinces. Il suggérait aussi au gouvernement d'investir entre un milliard et demi et deux milliards par année, au cours des 15 prochaines années, afin d'atténuer les problèmes sociaux vécus par les aborigènes et de combler l'écart avec le reste de la population en matière de développement socioéconomique. Pour ce faire, Ottawa aurait dû majorer de 50 % le budget du ministère des Affaires indiennes et du Nord.
Mais surtout, le rapport de la commission Erasmus-Dussault était porteur d'une révolution politique et philosophique en suggérant de restaurer la relation d'égal à égal qui avait prévalu au tout début de la colonisation, alors que les Amérindiens et les coureurs des bois sillonnaient ensemble les voies navigables d'un pays à naître.
Ce document est vite devenu la «bible» des Premières Nations à travers le Canada alors que le gouvernement fédéral a mis plus d'un an à faire connaître sa réponse, timide, qui a pris la forme d'excuses présentées pour les sévices infligés dans les pensionnats en plus de la création d'un «fonds de guérison» doté d'une enveloppe initiale de 350 millions.
Et depuis ? Presque rien. Du moins au chapitre de l'autonomie. Il s'agit de la revendication la plus criante et la plus importante des autochtones, mais c'est aussi la moins susceptible de se réaliser à moyen terme. Selon le coprésident de la Commission royale sur les peuples autochtones, le juge René Dussault, les Premières Nations «ont raté des occasions» au cours des dix dernières années. «Le rapport s'adressait autant, sinon plus à eux qu'aux gouvernements. Dans les grands chantiers qu'on a proposés aux autochtones en matière d'éducation et de développement socioéconomique, il y avait beaucoup de travail qui ne peut être fait par personne d'autre qu'eux», explique-t-il.
Le chef de l'Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL), Ghislain Picard, donne en partie raison au juge Dussault. Dans une série de textes publiés la semaine dernière, à la veille du Sommet socioéconomique des Premières Nations, M. Picard affirme qu'il est de la responsabilité des leaders autochtones de «sortir nos peuples du sous-développement et du marasme social qui affligent la majorité de nos communautés». «La balle est dans notre camp, et nous le savons», dit-il.
La tenue de ce premier sommet, cette semaine à Mashteuiatsh, est intimement liée au fait que les autochtones «ne sont pas prêts pour l'autonomie politique», constate Pierre Trudel, professeur d'anthropologie au Cégep du Vieux-Montréal. «Ils le disent eux-mêmes : ils doivent accroître d'abord leurs capacités et développer leur économie.»
Avant de parler d'autonomie
Lors de son élection à la tête de l'Assemblée des Premières Nations (APN), en 1997, Phil Fontaine a été un des premiers leaders autochtones à subordonner la quête de l'autonomie gouvernementale au développement des communautés. Autrement dit, il est inutile de parler d'autonomie si les collectivités ne parviennent pas à subvenir à leurs besoins de base.
À ce chapitre, les quelque 976 000 Indiens, Métis et Inuits du pays vivent dans un véritable Tiers-Monde intérieur. La liste des problèmes sociaux qui freinent leur essor est interminable. Selon Statistique Canada, la moitié des autochtones vivant en réserve n'ont pas de travail. Ils disposent d'un revenu annuel médian de 15 000 $, soit deux fois moins que le reste de la population du pays. Un ménage sur deux vit sous le seuil de la pauvreté. L'espérance de vie est plus courte de sept ans dans les réserves. Le taux de mortalité infantile y est de 6,4 pour 1000 habitants (5,5 au Canada). Un autochtone sur cinq vit dans un logement inadéquat, ce qui est dix fois pire qu'ailleurs au pays. Mince consolation, l'état de santé des autochtones s'est amélioré en dix ans. Par contre, les écarts avec le reste du pays sont restés stables ou se sont même creusés.
La Commission d'enquête sur les peuples autochtones appelait le Canada à prendre des engagements fermes pour réduire de 50 % l'écart des conditions sociales et économiques entre les autochtones et le reste du pays sur un horizon de 20 ans. Il reste donc seulement dix ans, et le temps presse ! Les Premières Nations vivent l'explosion démographique qu'avait anticipée la commission Erasmus-Dussault. L'avenir appartient aux jeunes : les 20 à 29 ans devraient former 40 % de la population autochtone d'ici 2017, selon Statistique Canada.
Les subventions à l'éducation suivront-elles cette tendance à la hausse ? Rien n'est moins sûr. «Ce serait très facile de perdre plusieurs générations de jeunes autochtones, et on ne peut pas se le permettre», lance le juge Dussault. Le sort des jeunes préoccupe au plus haut point M. Dussault. Il trouve anormale la sous-scolarisation des Premières Nations. «Le taux de diplomation n'est pas à la hauteur. [...] Il faut offrir un avenir aux jeunes autochtones», dit-il.
Cette statistique peut surprendre. Les autochtones fréquentent davantage l'école que les autres Canadiens, toutes proportions gardées. En 2001, 21, % des Indiens inscrits de plus de 15 ans fréquentaient l'école, contre 16 % de la population canadienne du même âge. Le hic, c'est qu'ils n'arrivent pas à compléter le parcours avec le même succès que les autres. Le taux de diplomation postsecondaire est de 23 % chez les Premières Nations, contre 43 % pour le reste du pays.
La barrière de la langue, le choc culturel et l'absence de perspectives d'emploi dans les communautés d'attache sont à l'origine de ce décrochage, explique Robert-Falcon Ouellette, conseiller pédagogique à la recherche au sein du Conseil en éducation des Premières Nations. «Les jeunes se demandent à quoi cela sert d'avoir un diplôme universitaire si c'est pour revenir dans une communauté où il n'y a pas d'emplois, avec une dette d'études qu'ils ne seront pas capables de payer», dit-il.
Titulaire de deux maîtrises, ce Cri fait figure d'exception. Au Québec, il y a environ 1220 bacheliers chez les Premières Nations et environ 200 titulaires d'un diplôme de deuxième ou troisième cycle universitaire. M. Ouellette est derrière le projet de construction d'un centre d'études collégiales autochtones, peut-être à Kahnawake, annoncé jeudi. Selon lui, un cégep autochtone permettra d'atténuer les effets pervers vécus par les jeunes qui quittent leurs réserves au profit des villes à l'étape du collégial.
L'éducation est à la base de toute démarche d'autonomie, martèle M. Ouellette. «Le gouvernement investit plus pour l'emploi tout de suite dans les réserves. Je ne doute pas que c'est important, mais il réglerait beaucoup de problèmes à long terme en investissant dans l'éducation. Comme autochtone, c'est l'outil qu'il te faut pour faire ta vie», affirme-t-il.
Le juge Dussault partage cet avis. L'autonomie ne sera possible qui si les Premières Nations prennent leur avenir en main. «L'un ne va pas sans l'autre. Le développement des capacités devrait être la première des priorités. Autrement, ça ne sert à rien d'avoir de vastes pouvoirs si on les fait gérer par les autres», explique-t-il.
La logique du pain et du beurre
L'accord de Kelowna, signé en novembre 2005, s'inscrit en droite lignée dans cette logique du pain et du beurre. Les premiers ministres du Canada et des provinces, de même que les dirigeants de l'APN (à l'exception de ceux du Québec), s'étaient entendus sur un plan de cinq milliards de dollars en cinq ans afin d'améliorer le sort des autochtones en se fixant des objectifs concrets de rattrapage en matière d'éducation, de santé, de logement et de développement économique. Les parties convenaient du coup des principes de «reconnaissance, de respect, d'avantages et de responsabilité» mutuels. La défaite des libéraux aux dernières élections fédérales a cependant compromis les chances de réalisation de l'accord, les conservateurs y étant fermement opposés.
La table ronde de Kelowna découle de la philosophie de la Commission d'enquête sur les peuples autochtones dans la mesure où elle a cherché, par un dialogue d'égal à égal, à accroître le bien-être des Premières Nations. Pour le juge René Dussault, le rapport déposé en 1996 reste toujours pertinent, «comme une feuille de route pour le changement».
Lors des conférences sur ce sujet, il répète le même propos central. Depuis ce fameux salut au soleil matinal du 21 novembre 1996, il n'a plus jamais été question de tutelle, d'assimilation et de subordination des autochtones. Ce sont «des entités politiques et culturelles qui ont le droit de se gouverner au sein du Canada», affirme le juge Dussault. L'autonomie complète et réelle n'est cependant pas pour demain...
Une révolution inachevée
Dix ans après la commission Erasmus-Dussault, les autochtones se cherchent une voie politique
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé